Ci-après, texte d'une communication présentée lors du congrès «Actualité de la recherche en éducation
et en formation» (AREF) qui a eu lieu à l'Université de Genève les 13-16
septembre 2010
1. Brève
problématique
Pendant des siècles, l’enseignant a
construit son identité professionnelle sur la base de sa qualification et de
son affiliation à une institution (Berthier, 1996). L’école lui conférait à la
fois un rôle et un statut socialement reconnus de tous. Il n’en va plus de même
aujourd’hui. En effet, les qualifications, les savoirs et les compétences
nécessaires pour enseigner ne vont pas de soi, les classes sont désormais
hétérogènes et les élèves ne respectent plus automatiquement l’autorité de
l’enseignant incarnée dans son statut et ses compétences. Ainsi, l’identité professionnelle des enseignants
était relativement stable car elle pouvait compter sur un contexte favorable,
des manières traditionnelles de faire la classe, une population étudiante
soigneusement sélectionnée et homogène, des valeurs et des normes communément
partagées notamment au regard des savoirs valorisés et des règles d’autorité
et, enfin, une formation essentiellement pratique dispensée dans les écoles
normales (Martineau et
Gauthier, 2000). Tout cela n’est plus et nous vivons actuellement une période
où, aux dires de plusieurs (Tardif et Lessard, 1999), les professions sont
interpellées sur le plan identitaire. Dans le cas de l’enseignement, cette
remise en question se vit en même temps qu’un vaste mouvement de réforme des
programmes scolaires et de la formation à l’enseignement qui a notamment remis
à l’ordre du jour la question de la professionnalisation de l’enseignement
(Gauthier et Tardif, 1999). Or, on sait, par exemple, que les périodes de
transformation en profondeur, telles que les périodes de réforme, peuvent
désorganiser l’identité d’un sujet (Tap, 1986). Au Québec justement, la réforme
des programmes scolaires a suscité beaucoup d’inquiétude chez les enseignants.
Dans ces circonstances, les
contextes de formation à une profession mais aussi d’intervention au travail
jouent un rôle majeur dans la constitution de l’identité professionnelle
(Lessard et Tardif, 2003). Autrement dit, lorsque le contexte de formation et
de pratique change, l’identité professionnelle s’en trouve également modifiée.
Pour illustrer l’influence du contexte sur le processus de construction de
l’identité professionnelle, on peut se référer aux travaux de Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau et Chevrier (2001), lesquelles démontrent que l’identité
professionnelle se construit en bonne partie à la faveur de périodes de crises
ou de remises en question. Celles-ci sont générées par des changements dans la
tâche, l’intervention à un autre niveau scolaire ou auprès de clientèles différentes
comme, par exemple, avec des élèves éprouvant des troubles de comportement et
d’apprentissage ou, enfin, par des conflits avec la direction de
l’établissement. Dans le même sens, c’est ce que laisse entendre Abric (1994)
lorsqu’il soutient qu’en contexte professionnel, les facteurs culturels et les
systèmes de normes et de valeurs jouent un rôle tout aussi important que
l’activité singulière de l’acteur dans le processus d’appropriation des
pratiques. Or, le contexte est propice à une certaine ambivalence des
enseignants québécois vis à vis la question de la professionnalisation.
2.
Esquisse d'un cadre de référence
La relative faiblesse des
institutions met à mal le sens du social (Freitag, 2008) et, dans une certaine
mesure, laisse l’acteur relativement solitaire devant l’obligation de donner du
sens aux événements, aux phénomènes, aux faits, à son expérience (Dubet, 2002).
Ainsi, dans le contexte actuel le sujet peut de moins en moins se reposer sur
des interprétations toutes faites et consensuelles (Beillerot, 1998). Les
systèmes d’action ne renvoient plus à une seule logique, l’interprétation de
l’expérience n’est plus donnée par l’institution, la construction du sens de
l’expérience se fait donc sur un mode herméneutique. L’individu aurait de plus en
plus de difficulté à se situer, à trouver la bonne distance à l’égard de
lui-même et à l’égard des autres. Cela s’expliquerait par la pression de plus
en plus grande à la réussite, à la performance (De Gaulejac, 2005) et par la
perte des repères tant traditionnels que familiaux ou culturels.
Ce contexte n’est pas sans
incidences sur l’identité professionnelle des enseignants (Berthier, 1996;
Dubet, 2000; Legault, 2003). Devant
composer avec des logiques d’action variables, ces derniers ne peuvent plus s’en
remettre à un rôle clairement défini et à un statut sans ambiguïté pour
construire leur identité professionnelle. Celle-ci s’édifie plutôt sur la base
d’un travail d’interprétation constant des expériences personnelles vécues
(Dubet, 1994). En fait, les paramètres traditionnels de définition de
soi sur le plan professionnel ont explosé : rapport prioritaire à la
matière enseignée, vision de l’enseignement comme transmission d’un corpus
culturel, autorité presque assurée sur les élèves, valorisation sociale du
métier, etc. (Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau, Simard, 1997; Durand, 1996).
On observe ainsi une prolifération et une fragmentation des savoirs, une
autorité des enseignants fortement questionnée, une hétérogénéité de la
clientèle scolaire, une formation souvent dénoncée comme trop distante de la
pratique, etc. Les enseignants, comme groupe professionnel, n’ont, dans une
certaine mesure, pas d’autre choix que de renégocier leur identité à partir des
situations concrètes d’exercice de leur métier où chaque acteur,
individuellement, se voit en partie contraint de recharger de sens son
engagement au travail à partir de son expérience (Jutras, Desaulniers, Legault,
2003). L’identité professionnelle des enseignants n’est donc plus une
donnée stable et immuable et nombre d’auteurs s’entendent sur ce point :
Blin, 1997; Cohen-Scali, 2000; Gohier et Alin, 2000. Elle apparaît plutôt comme
un processus dynamique et interactif (Martineau, 2005). C’est en effet dans
l’action que se structurent et se valident les représentations de soi, les
représentations d’autrui, les représentations du travail (Sainsaulieu, 1977;
Turner, Oakes et Haslam, 1994) à la base de l’identité professionnelle. En
d’autres termes, l’identité professionnelle émerge en quelque sorte des expériences
du sujet et des interactions produites dans le contexte de travail (Cooper et
Olson, 1996; Kerby, 1991). Ici, vécu subjectif et contraintes objectives se
conjuguent (Allouche-Benayoun et Pariat, 2000). Dans
ce contexte, l’identité professionnelle apparaît avant tout comme un construit
expérientiel (qui peut être mis en discours), toujours mouvant, plutôt qu’un
statut hérité, stable (Beijaard, Verloop, Vermunt, 2000). Selon Maclure (1993), l’identité peut alors se
définir comme étant «something that they (les enseignants) use, to justify,
explain and make sense of themselves in relation to other people, and to the
contexts in which they operate» (p.
312).
3.
Quelques
éléments de notre analyse
Le discours des enseignants québécois démontre une
certaine difficulté à se définir sur le plan professionnel moins en ce qui a
trait à leurs caractéristiques personnelles qu’en ce qui concerne les
spécificités de la profession (Lang, 1999). À ce propos, Dubar (1996) parlerait
d’une identité à la foi autonome et incertaine. Ce discours laisse clairement
entrevoir que, chez les enseignants, le processus de définition de soi sur le
plan professionnel repose sur la mise en relation des expériences de travail avec ce qui est perçu comme étant des
caractéristiques personnelles (qui peuvent être évolutives); ce qui va à
nouveau, en partie, dans le sens des travaux de Dubar (1996). La société et
l’institution scolaire semblent ici représenter davantage des obstacles ou des
contraintes à surmonter que des socles sur lesquels construire son identité
d’enseignant (Lantheaume et Hélou, 2008). Dans ce cas, il apparaît légitime de
parler de l'ambivalence envers la professionnalisation. La mise en récit de soi
représente alors une sorte de stratégie pour «garder le cap sur l’essentiel»
d’autant plus que les enseignants semblent ressentir un faible sentiment de
partage avec les autres si ce n’est celui de vivre une même solitude et dans un
contexte individualiste (Lantheaume et Hélou, 2008). À cet égard, les
injonctions, issues de la réforme des programmes au Québec, qui visent à
transformer l’organisation «cellulaire» du travail enseignant (un enseignant,
une classe) en vue d’une prise en charge et d’une responsabilité plus
collective envers les élèves, pourraient, si elles se réalisent vraiment «sur
le terrain», modifier quelque peu cette perception. Mais, nous sommes encore
loin de la coupe aux lèvres. Dans un autre ordre d’idées, les approches
réflexives – où l’enseignant a le loisir de «se mettre en mots» – peuvent être
vues comme des dispositifs de soutien non seulement à l’amélioration des
pratiques mais à la construction de l’identité professionnelle.
En
somme, face à une institution affaiblie (qu’est-ce que l’école aujourd’hui ?
quelle en est sa mission véritable ?), face à des savoirs éclatés (qu’est-ce
qui est digne d’être appris en contexte scolaire ?), face à la multiplicité et
à la relativité des valeurs (en quoi croyons-nous vraiment ?), les enseignants
québécois paraissent vivre une certaine remise en question identitaire. En
effet, la vocation, qui autrefois constituait la pierre angulaire de la
profession enseignante n’a pas été totalement remplacée par quelque chose
d’autre; la professionnalisation de l’enseignement qui pourrait en tenir lieu
est un processus inachevé. Par ailleurs, les enseignants semblent ballottés dans une
sorte de valse hésitation entre la fierté, «on fait un métier essentiel,
capital, pour la société», et un certain embarras, «est-ce qu’on est une vraie
profession ou pas?». Construire son identité professionnelle semble alors être
un processus qui repose essentiellement sur l’évaluation (l’interprétation) de
l’efficacité de l’action auprès des élèves et donc des savoirs et des
compétences que cette action mobilise. L’expérience en classe auprès des élèves
représente ainsi à la fois le milieu et le moment les plus signifiants dans
l’expérience de travail des enseignants (Tardif et Lessard, 1999); l’expérience
en classe est au centre de la mise en récit de soi en tant qu’enseignant. En
quelque sorte, les compétences et les savoirs développés à cette occasion sont
le socle sur lequel se construit l’identité professionnelle des enseignants.
Dans ce contexte, l’identité est davantage un «problème qu’un être» (Dubet,
1994). Elle requiert un «travail» incessant de recomposition de l’expérience.
Or, celle-ci ne se caractérise par l'enchevêtrement de signes contradictoires
en ce qui concerne la professionnalisation. L'enseignement au Québec est de
plus en plus encadré, son expertise partagée avec d'autres corps de
professionnels non enseignant (psycho-éducateurs, orthopédagogues, etc.), la
formation initiale continue à être perçue comme plus ou moins pertinente
Martineau et Gauthier, 2000), bref, les enseignants naviguent à vue entre un
contexte qui semble les prolétariser et un discours officiel qui valorise leur
professionnalisme.
Conclusion
Ce court texte n'avait pour but que
de donner un aperçu de notre travail. Il est donc nécessairement insuffisant
tant dans sa problématique que dans son cadre de référence ou dans son analyse.
Néanmoins, nous espérons qu'il a permis au lecteur d'entrevoir la légitimité de
notre questionnement et de notre posture théorique. D'autres développements
sont à venir.
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