A) Perspective historique
Il est possible d'identifier un certain nombre de périodes
importantes qui marquent l'évolution de la recherche sur l'enseignement aux
États-Unis. L'approche des traits de
personnalité durant la première moitié du siècle, l'évaluation des méthodes
après la deuxième guerre, les systèmes d'observations durant les années
cinquante et soixante, les approches processus-produit durant les années
soixante-dix, et d'autres perspectives de recherche plus récentes depuis les
années quatre-vingt, inspirées principalement de l'ethnométhodologie et des
sciences cognitives constituent, pour l'essentiel, les grands mouvements de
recherche sur l'enseignement.
Au début du siècle l'efficacité de l'enseignement était vue
principalement sous l'angle de certains traits de personnalité de l'enseignant
(enthousiasme, chaleur, etc) et la recherche était orientée vers
l'identification de ces traits (Medley dans Peterson et Walberg, 1979, p. 12). Medley (1979) mentionne que ce type de
recherche prend son origine dans des travaux aussi reculés que ceux de Kratz en
1896. Ils ont été suivis par beaucoup d'autres, notamment l'étude de Hart
auprès de 10 000 étudiants en 1934, à qui on demandait leur perception des
traits caractéristiques des professeurs qu'ils aimaient le mieux. Puis, on modifia l'approche et on fit appel
aux experts; déjà en 1930, une étude (Barr et Emans, cité par Medley, 1979, p.
13) dénombrait 209 échelles de notation des comportements de l'enseignant par
des juges. Il est important de
mentionner que ces listes caractérisaient les enseignants «perçus» comme
efficaces (Medley, dans Peterson et Walberg, 1979, p. 13). Rien ne prouvait cependant que les traits
indiquées par les répondants correspondaient réellement à une efficacité de
l'enseignement dans la classe même.
Ces premières tentatives de recherches sur l'enseignement
présentaient plusieurs défauts méthodologiques qui ont été signalés par la
suite. En effet, en 1953, le Committee on Criteria of Teacher
Effectiveness déplorait que les recherches menées durant les quarante
dernières années, donc depuis le début du siècle, ne donnaient à peu près aucun
résultat significatif (Dunkin et Biddle, 1974, p. 13). Pour Dunkin et Biddle (1974), outre des
défauts méthodologiques et théoriques importants, les recherches sur
l'enseignement présentaient la carence majeure de ne pas observer l'enseignant
concret dans la classe et de se limiter à une sorte de représentation idéale de
l'enseignant sans examiner le processus même d'enseignement en contexte
réel. On cherchait plutôt, à partir de
notations faites par les directeurs d'école, les élèves, les superviseurs, à
évaluer l'efficacité de l'enseignement.
Rosenshine (1971, p. 12) indique que: «In previous research on teaching, the focus was on measuring the teacher,
on obtaining data about the teacher's education, intelligence, experience, and
scores on a variety of personnality and attitude tests, and on relating this
information to measures of student gain.
Such research has been unproductive to date (see Ackerman, 1954; Getzels
and Jackson, 1963; Gage, 1963; Morsh et Wilder, 1954).»
D'autres recherches ont tenté de mesurer l'efficacité de
l'enseignement non pas en regard de certains traits de l'enseignant mais plutôt
à partir du rendement de certaines méthodes (Medley, 1979). Mais ce type de
recherches qui comparait quelques classes où différentes méthodes étaient
utilisées présentait plusieurs défauts méthodologiques importants. En utilisant l'étudiant (et non l'enseignant)
comme base d'analyse, les effets de la méthode étaient alors confondus avec les
différences entre les enseignants. Morsh
et Wilder (1954) de même que Medley et Mitzel (1963) ont conclu à
l'inefficacité de ces recherches qui n'ont pas réussi à lier d'une manière sans
équivoque un comportement spécifique de l'enseignant à la réussite scolaire
(Brophy et Good, 1986).
Il importe de souligner
qu'avant 1960, l'observation systématique des comportements de l'enseignant
dans les classes mêmes était chose rare (Medley, dans Peterson et Walberg, p.
15). Un peu dans les années cinquante,
mais surtout durant les années soixante, plusieurs études ont été réalisées qui
présentaient des observations de l'enseignement. Durant cette période on dénombre pas moins de
79 systèmes différents pour observer la classe (Dunkin et Biddle, 1974). Sans doute que les commentaires de Gage
(1963) dans le premier Handbook of Research on Teaching ont été entendus
à l'effet que les recherches antérieures sur l'enseignement traitaient la
classe comme une «boîte noire» sans chercher à observer ce qui s'y passait
réellement. Cependant l'accent semble avoir plus été mis sur l'observation des
activités dans la classe que sur la recherche de l'efficacité de l'enseignement. «In
spite of the sharp increase in studies of classroom events, most recent
research has focused on the activities rather than the effects of
teaching» (Dunkin et Biddle, 1974, p. 16).
Cela a eu pour effet de produire des études qui pouvaient décrire assez
en détail ce que l'enseignant faisait, mais qui n'aidaient en aucune façon à
déterminer l'efficacité des pratiques puisqu'elles n'étaient pas mises en
relation avec la réussite scolaire.
Parallèlement à cela, les années soixante ont été marquées par
toutes sortes de courants d'idées et de recherches qui ont eu pour conséquence
de jeter dans l'ombre les recherches sur l'efficacité de l'enseignement. D'abord, deux études (Coleman, 1966; Jencks,
1972) ont été particulièrement importantes et ont contribué à laisser croire
que l'enseignement n'était pas une variable importante dans l'explication des
performances des élèves comparativement à l'influence prépondérante de leur
milieu social. Outre le fait d'être critiquables
sur le plan méthodologique (Gage, 1985), ces études ont eu pour conséquence
d'entretenir l'idée qu'il n'était pas nécessaire d'améliorer la performance des
enseignants. Un autre courant d'idées,
également fort important, mettait l'accent essentiellement sur
l'apprentissage. Sous l'influence du
béhaviorisme et de Piaget notamment, les recherches sur l'apprentissage et le
développement ont foisonné (Travers, 1973).
Cependant leur défaut a été de ne pas rendre explicites les
comportements que l'enseignant devait manifester pour favoriser
l'apprentissage. De plus, ces recherches
étaient réalisées en laboratoire ou en clinique et avaient donc un plus faible
potentiel de «transférabilité» dans les classes. C'est ce qui faisait dire à Jackson (1966)
cité par Dunkin et Biddle (1974) : «Although
he might wince at the appellation, the learning theorist is the private tutor
par excellence. Rarely if ever does he
deal with a group - a flock of pigeons, or a tribe of monkeys. Imagine his horror if faced with a pack of
rats to instruct in bar-pressing!» (p.
22). Enfin, les grands projets nationaux
de réforme du curriculum aux États-Unis durant les années soixante en
mathématiques (SMSG), en biologie (BSCS), en physique (PSSC), en chimie (CHEM),
de même que les efforts pour construire des «teacher-proof curricula» ont
occupé une part importante des énergies et ont laissé entendre que la recherche
sur les programmes était plus importante que la recherche sur l'enseignement.
Une question incontournable occupe donc l'avant de la scène à ce
moment-là: est-ce que les enseignants font réellement une différence ou si les
classes sociales, les programmes scolaires, le développement déterminent à eux
seuls la performance des élèves? Il faut
dire que, durant les années soixante, outre les recherches d'observation de la
classe, s'était déjà amorcé un travail de recherche sur l'efficacité de
l'enseignement dans une perspective processus-produit où les comportements de
l'enseignant étaient mis en relation avec l'apprentissage de l'élève. Ce type de recherche visait à mettre en
évidence les comportements stables de l'enseignant qui pouvaient conduire à un
meilleur rendement scolaire des étudiants.
Le premier Handbook of Research on Teaching (1963) a joué un rôle
de catalyseur en ce sens. Puis, au début
des années soixante-dix, on commence à voir apparaître des synthèses de
recherches sur l'enseignement, notamment Rosenshine (1971) et surtout Dunkin et
Biddle (1974) qui ont beaucoup stimulé le travail dans cette direction. Dunkin et Biddle (1974) présentent leur
ouvrage synthèse comme étant «the first
text yet written that concerns the study of teaching» (p. vii). Il y a eu, disent-ils, dans le passé beaucoup
d'écrits et d'expériences pédagogiques tentées mais peu d'auteurs ont basé
leurs recommandations sur l'évidence des résultats de recherche plutôt que sur
l'assurance de leur conviction (commitment). De même, Dunkin et Biddle (1974) ont recensé
depuis les années cinquante plusieurs recherches sur l'enseignement, mais elles
n'avaient jamais fait l'objet de synthèses systématiques. Également, à partir de leur modèle de
l'enseignement puisé chez Mitzel (1960) comprenant quatre classes de variables
(Presage, Context, Process, Product),
ils ont contribué à populariser les recherches de type processus-produit qui se
sont multipliées par la suite. Brophy et
Good (1986) indiquent également l'influence déterminante qu'a eu l'article de
Rosenshine et Furst (1973) dans la deuxième édition du Handbook of Research
on Teaching pour stimuler la recherche dans les classes. On commençait alors à identifier des patterns
de comportements qui pouvaient distinguer un enseignant efficace d'un autre,
posé comme inefficace (Medley, 1979, p.15).
Les recherches sur l'enseignement, surtout de type
processus-produit, ont eu beau se multiplier dans les années soixante-dix elles
n'ont pas réglé, on s'en doute, tous
les problèmes du système éducatif pour autant.
L'Amérique connaissait une crise économique majeure au début des années
quatre-vingt et plusieurs acteurs importants ont tenu l'éducation, en raison de
ses performances médiocres, responsable de ces problèmes sociaux (A Nation at Risk, 1983; Carnegie Task Force on Teaching as a
Profession, 1986). Plus
particulièrement, les facultés d'éducation ont été pointées du doigt pour
n'avoir pas su former adéquatement des maîtres compétents. Si l'éducation va mal, disait-on, c'est,
d'une certaine manière, lié à ceux qui enseignent, alors il faut
professionnaliser davantage le métier et améliorer la formation des futurs
intervenants. Mais le métier de
l'enseignement ne peut se professionnaliser et partant, améliorer les
performances des élèves, s'il n'est pas basé sur des savoirs spécialisés comme
dans d'autres professions. Or, pour
spécifier ces savoirs, il faut stimuler un fort mouvement de recherche afin de
déterminer une base de connaissances (knowledge base) propre au métier
d'enseignant. «By knowledge base, we mean the entire repertoire of skill,
information, attitudes, etc., that teachers need to cary out their classroom
responsabilities.» (Tom et Valli, p. 5). Il s'agissait désormais de tenter
de synthétiser, par des méta-analyses et des revues de recherches, les
résultats d'une quantité impressionnante de travaux menés depuis le début des
années quatre-vingt pour en arriver à dégager des résultats qui pourraient
guider la pratique (Wang, Haertel et Walberg, 1993). «Research
synthesis makes the 1980 an extraordinary time in the history of research on
teaching» (Walberg, 1986, p. 214). La méta-analyse est donc d'une certaine
manière, le prolongement des recherches de type processus-produit (Shulman,
1986, p. 10) au sens où elle rendait possible, au-delà des cas particuliers, la
généralisation des résultats.
Mais les approches de recherche sur la détermination d'une base de
connaissances dans une visée de professionnalisation ont foisonné depuis une
douzaine d'années et les recherches de type processus-produit n'occupent plus
la totalité de l'espace conceptuel. Même
si le paradigme de recherche processus-produit a contribué à la majeure partie
des recherches, il a fait également l'objet de nombreuses critiques. Par exemple, les recherches d'inspiration
ethnographiques ont fait ressortir les limites d'une vision additive des
comportements de l'enseignant et l'importance de la signification des
comportements de l'enseignant pour les élèves par une description minutieuse
des événements qui se déroulent dans la classe. D'autres ont insisté sur les
processus de pensée de l'enseignant et débordé ainsi la seule partie visible de
ses comportements.
B) Problèmes reliés à la détermination d'une
base de connaissances en enseignement.
1- Problèmes épistémologiques.
Régulier ou singulier. L'enseignement dans une
classe peut être considéré comme une activité si singulière qu'il ne peut en
aucune façon conduire à quelque forme de généralisation que ce soit; par
contre, l'enseignement peut également être vu comme présentant une structure
assez stable pour être étudiée. Cette
dernière affirmation est la position de Dunkin et Biddle (1971) avec laquelle
nous sommes en accord: «The authors of
this book assume that activities of teching are reasonable, natural, rational
events. They have discoverable causes and effects. Though conducted by human
beings who have unique perspectives and aspirations for them, the activities of
teaching have an observable, existential reality that is not divergent from any
other set of observable events». (p.
12). Plus loin, les auteurs affirment
encore: «Although each teaching situation, each classroom, indeed each pupil,
is a unique event, in many ways the process of teaching is surprisingly
invariant across the United States, and throughout the Western world.»
(Dunkin et Biddle, p. 32). Concevoir que
la situation d'enseignement possède une structure stable qui puisse par la
recherche donner naissance à des lois ou à des règles de fonctionnement de
l'enseignant dans la classe n'empêche en aucune façon de penser aussi qu'elle
recèle en même temps une singularité telle qui fait qu'on ne soit pas capable
non plus, à cause des dimensions contradictoires de la situation d'enseignement,
d'appliquer mécaniquement la règle au cas.
Général ou spécifique. Quand on essaie de synthétiser les résultats
de recherche sur une base de connaissance pour enseigner on a tôt fait de se
buter à un problème important: doit-on ne tenir compte que de l'enseignement en
général ou encore faut-il prendre en compte la spécificité du contexte, de la
matière, de l'ordre d'enseignement, du milieu socio-économique? Par exemple, certains auteurs peuvent faire
valoir que si, pour l'apprentissage, il y a des processus généraux qui
transcendent les matières (Gagné, 1970), de la même façon, pour l'enseignement,
il serait possible de retrouver de tels
processus. Par contre, la recherche a
montré aussi des différences notables en ce qui concerne, par exemple, l'enseignement
de différentes matières ou encore les ordres d'enseignement (Gage, 1979, p.
269). Ce dernier auteur fait voir le nombre impressionnant de variables qui
devraient être ainsi prises en compte.
Par exemple, des recherches pourraient être menées pour chacun des
degrés scolaires en regard d'objectifs spécifiques de chacune des matières par
rapport à différents types d'étudiants et compte tenu du milieu
socio-économique. On a alors affaire à
des milliers de possibilités de variables à mettre en relation. Étant donné que les dimensions générales ou
spécifiques de l'enseignement ont autant d'importance les unes que les autres,
Gage propose, pour solutionner ce dilemme, un modèle hiérarchique qui va du
général au particulier et qui permet de prendre en compte les divers degrés de
précision. Malgré son intérêt et ses
limites, son modèle ouvre cependant une piste de réflexion qui méritera d'être
examinée plus avant. En effet, tout
comme il semble difficile de concevoir qu'il n'y a pas une certaine manière
universelle d'enseigner avec efficacité dans une même structure, de même on ne
peut penser qu'il n'y a pas non plus, compte tenu des éléments de contextes qui
présentent une certaine stabilité, des éléments de spécificité qui se répètent
en fonction du contexte selon la matière, le degré scolaire, la clientèle
urbaine ou rurale, etc.
Décrire et prescrire. La recherche sur l'enseignement s'inscrit
dans un cadre éthique précis. Nous
référons ici à la classe standard, c'est-à-dire non pas à des expériences ou
courants pédagogiques typiques qui appellent la mobilisation de valeurs
particulières et des comportements spécifiques de l'enseignant, comme dans la
pédagogie ouverte ou la pédagogie Freinet, mais plutôt à cette façon à la fois
ancestrale et moderne d'enseigner qui consiste dans la situation où un maître
se retrouve face à une trentaine d'élèves et où il fait appel parfois à un
curieux mélange de leçons magistrales, de questions ouvertes, de support
technique informatique, etc. Bref, c'est
de cette espèce de classe standard dont il s'agit et qui constitue non pas
l'exception mais la normalité des classes de nos jours un peu partout en
Occident. Cette classe standard
constitue une sorte de cadre éthique donné dans lequel il y a certaines
pratiques enseignantes qui peuvent présenter plus d'efficacité que
d'autres. Nous posons que la recherche
sur l'enseignement peut permettre l'étude des pratiques enseignantes et leur
comparaison sur le plan de leur efficacité.
Il faut bien comprendre ici que nous ne prétendons en aucune façon que
la science peut permettre de déterminer les finalités; au contraire, nous
affirmons que, dans un cadre éthique donné - la classe standard- la science
peut informer sur l'efficacité de certaines pratiques.
Approches complémentaires ou contradictoires. La plus grande quantité de recherche vient de
l'approche processus-produit où les comportements du maître sont mis en
relation avec les performances des élèves.
Les limites de cette approche ont été cernées et plusieurs auteurs ont
plaidé plutôt pour une approche d'orientation davantage ethnométhodologique au
sens où les comportements de l'enseignant devaient être interprétés en regard
de leur signification pour les étudiants.
Enfin, une troisième approche dite d'orientation cognitive part de
l'idée que les comportements de l'enseignant sont dictés par ses idées et que
pour connaître ce qui se passe dans la classe on doit référer à ce qu'induit le
professeur par ses pensées. Gage (1989), Biddle et Anderson (1986), de même que
Shulman (1986) plaident pour la complémentarité des approches. On ne voit pas pourquoi les divers paradigmes
de recherches devraient être mis dans une sorte d'opposition stérile. Ces paradigmes partent de présupposés
différents et font voir des éléments complémentaires de la réalité. «As Merton (1975) led us to anticipate, the
alternative research programs do not supplant one another so much as provide
opportunities to examine particular aspects of teaching more closely. Each paradigm highlights a particular
neighborhood on the synoptic map, leaving other territories dark and
unexplored.» (Shulman, 1986, p. 14).
Une science de l'enseignement ou une base scientifique à l'art
d'enseigner. L'idée de construire une
science de l'enseignement semble caressée par plusieurs auteurs (Dunkin et
Biddle, 1974; Brophy et Evertson, 1976; Wang, Haertel et Walberg, 1993). C'est probablement ce qui rend le mouvement
du «knowledge base» si suspect aux yeux de certains. Pour notre part, nous préférons plutôt la
position de Gage à l'effet qu'il pourrait y avoir une base scientifique à l'art
d'enseigner. «In the meantime, we must recognize that most of what we have as a
scientific basis consists of statistical relationships between teaching
practices and student achievement of the knowledge, understanding, attitudinal,
and conduct objectives of education.
Applying that scientific basis in the heat of classsroom interaction
still relies primarily on artistry. But
knowledge of the relevant relationships allows teachers to base their artistry
on something more than hunch, feeling, intuition, unaided insight, or raw
experience.» (Gage, 1985, p. 6). En
ce sens, les résultats de la recherche informent l'enseignant dans l'exercice
de son métier mais ne sont pas applicables mécaniquement.
Cette difficulté d'application des résultats de la recherche aux
cas particuliers n'est pas propre aux sciences de l'éducation. Dans toutes les
sphères professionnelles, le savoir scientifique n'est jamais présent en entier.
L'ingénieur qui construit le pont n'utilise pas seulement un savoir
scientifique; il applique avec art les connaissances générales que lui
fournissent diverses disciplines contributrices à une situation unique: le pont
X à l'endroit Y dans le contexte Z. Le
médecin fait de même dans son traitement d'un patient de tel poids, avec telles
habitudes de vie, telle pression artérielle, tel emploi, etc. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour
l'enseignant qui, possédant des connaissances nomothétiques, aurait affaire à
des problèmes particuliers dans sa classe.
«The problem to which the
nomothetic knowledge is applied is always idiographic: a particular individual case comprising a
unique combination of the levels of many others relevant variables. The engineer, the physician, and the teacher
are alike in having to use art in applying nomothetic knowledge to idiographic
cases; they differ only in the amount
and strenght of the nomothetic knowledge available for their use. All must compensate for the inadequacies of
their nomothetic knowledge by the use of artistry, craftsmanship, and other
hard-to-describe procedures and processes.» (Gage, 1985, p. 8).
2- Problèmes méthodologiques.
La réalisation de travaux visant à synthétiser les résultats de
plusieurs recherches pose une série de problèmes méthodologiques qu'il convient
de souligner. Établissons d'abord les
niveaux logiques. Le premier niveau est
le plus près de la réalité de la classe; c'est celui que Walberg (1986) appelle
le niveau de la recherche primaire (Primary
Research). Celle-ci peut se définir comme étant une recherche originale qui
analyse des données brutes quantitatives ou qualitatives. Les recherches primaires peuvent couvrir un
grand éventail de variables (Brophy et Evertson, 1976). Toute recherche de ce type comporte à des
degrés divers une partie qui vise à discuter les recherches antérieures
produites sur le sujet à l'étude, mais cela n'en fait pas pour autant une
recherche de second niveau. Les
recherches de deuxième niveau consistent essentiellement et non accessoirement
à faire le tour de ce qui s'est écrit sur une question. Le deuxième niveau réfère aux synthèses de
recherches primaires, c'est-à-dire l'étude de celles qui ont été réalisées au
premier niveau. Ces synthèses peuvent être des «revues de recherche», des
«synthèses de recherche» ou encore des «méta-analyses». Ces synthèses se regroupent en trois types.
Une revue de recherche est un commentaire narratif au sujet des recherches
primaires. Habituellement la revue de
recherche décrit et critique les recherches une par une mais ne les analyse pas
quantitativement (Walberg, 1986). La synthèse de recherche applique
systématiquement des techniques quantitatives pour le résumé et l'évaluation
des recherches. Enfin, la méta-analyse,
terme introduit par G. Glass en 1976, vise à intégrer les résultats de
recherches par une analyse statistique de leurs résultats; cette approche
transforme les résultats de recherche en une grandeur commune, la grandeur de
l'effet.
Le troisième niveau réfère à la manière de mettre en commun ces
synthèses de deuxième niveau pour produire une synthèse encore plus vaste ou ce
que l'on pourrait appeler une synthèse de synthèses, autrement dit, une
méga-analyse de recherches. L'article de
Wang, Haertel et Walberg (1993) constitue un des rares exemples de ce type de
travail, aussi la littérature scientifique ne discute pas de ce type de
synthèse. Par contre les synthèses de
deuxième niveau sont largement commentées.
Examinons quelques problèmes reliés aux synthèses les plus
utilisées, celles de deuxième niveau - les synthèses de recherche, les
méta-analyses et les revues de recherche - pour ensuite discuter brièvement des
synthèses de troisième niveau.
En ce qui concerne les synthèses de recherches empiriques on ne
peut passer sous silence les remarques fort pertinentes de Dunkin et Biddle qui
ont décrit à leur sujet une série de problèmes méthodologiques (Dunkin et
Biddle, 1974, chapitre Appendix:
Procedures for Review). D'abord, et
tous ceux qui travaillent en sciences humaines le savent, la comparaison entre
les recherches produites manifeste qu'il n'y a pas ou peu de consensus sur les
termes utilisés pour exprimer une signification quelconque. Un même mot employé dans des recherches
distinctes peut avoir des significations différentes et des mots différents
peuvent référer à la même réalité. Cela
devra être pris en compte notamment dans l'analyse de recherches où des
résultats de recherches similaires seront présentés dans des termes différents. De plus, des instruments très différents
peuvent être utilisés pour étudier le même phénomène et plusieurs instruments
utilisés ne satisfont pas aux critères de fidélité et de validité requis. Des patrons de recherche (Research Design) forts différents
peuvent également être utilisés pour mesurer le même phénomène; cela ayant bien
entendu une incidence sur la validité des résultats. De nombreuses techniques
statistiques sont utilisées qui varient en étendue et en qualité. Compte tenu qu'elles sont faites pour la
plupart pour des échantillons aléatoires, les statistiques doivent être
manipulées avec soin puisque dans le champ de l'éducation, les recherches
faites sur les enseignants impliquent généralement de petits échantillons
d'enseignants et choisis de façon non aléatoire et qui, en plus, présentent
très souvent les mêmes caractéristiques contextuelles, enseignants blancs dans
des classes de banlieue. Enfin, les résultats peuvent être publiés dans toutes
sortes de revues et il y a encore peu de consensus entre les responsables de
revues sur les critères de recherche de qualité qui rendent possible ou non la
publication des recherches.
Bref, le chercheur qui produit une synthèse de recherche
quantitative mobilise sans cesse son jugement au cours de son travail de
recherche, de la sélection des études jusqu'à la présentation des
résultats. En ce qui concerne la
sélection des études, le chercheur doit décider de la qualité des recherches à
conserver; Medley (1977) avait, par exemple, décidé de ne conserver que les
recherches présentant des coefficients de corrélation au-dessus de .39. La présentation des résultats pose également
un problème considérable. Dunkin et
Biddle (1974) ont choisi de présenter des «boîtes»; Rosenshine (1971), des
tables. Dans tous les cas, le choix
n'est pas facile à faire et la décision prise a une énorme influence sur le
déroulement du travail. La présentation
des résultats a au moins autant d'importance que la sélection des études. Ces
problèmes font partie de la recherche de synthèse, par conséquent, le chercheur
devra plutôt se munir d'une grande prudence dans l'interprétation de ses
résultats et composer avec cette limite importante.
En ce qui concerne les méta-analyses, quelques remarques méritent
d'être faites en plus de celles qui valent pour les synthèses de
recherche. Cette forme de recherche est
devenue de plus en plus populaire depuis quelques années (Levin, 1986). Elle constitue en quelque sorte l'équivalent,
à un niveau logique supérieur, de la démarche processus-produit (Shulman, 1986)
et elle en présente des défauts semblables. En effet, elle est accusée d'être
a-théorique (Kerdeman et Philips, 1993) au sens où elle tente de dévoiler ce
qui marche mais sans réfléchir sur les raisons, le pourquoi, de l'efficacité
d'une conduite. De plus, les
méta-analyses présentent les difficultés de calibrer différentes recherches
selon une même unité; la grandeur de
l'effet tend à être plus importante dans des études avec moins de contrôle et,
par conséquent, les auteurs qui
recherchent le plus grand effet ne portent pas leur attention aux autres études
(Singer, 1993).
Les revues de recherche ou synthèses narratives décrivent assez en
détail diverses recherches qui ne sont pas nécessairement quantitatives et
tentent d'en faire ressortir les éléments dominants. Les articles de Rosenshine
et Stevens (1986) ou de Brophy et Good (1986) en sont des exemples. Ces derniers les évaluent comme suit «It involves more judgment and less
mathematical precision than the other approaches, but we believe that it is
better suited to the task of coming to understand the reasons for observed
process-product relationships (and especially for resolving apparent
discrepencies and explaining real discrepancies in the findings)» (Brophy et Good, 1986, p. 331).
Enfin, le troisième niveau de commentaires méthodologiques,
c'est-à-dire celui concernant la synthèse des synthèses, est très complexe non
seulement parce qu'il intègre des résultats de trois types de recherches
(revues narratives, synthèses de recherche, méta-analyses) mais aussi parce
qu'on ne retrouve pas ou peu dans la littérature d'exemples de recherches
tentant de réaliser un tel programme.
Ces recherches ont à la fois des visées descriptives et théoriques. Elles cherchent à décrire le plus fidèlement
possible les principaux résultats de synthèses de recherche; elles ne peuvent
se limiter aux seules procédures mathématiques mais doivent discuter des
résultats des diverses recherches. Mais
une méga-analyse a aussi un intérêt théorique au sens où elle vise à construire
un portrait de la réalité du savoir pédagogique et didactique de
l'enseignant. L'enseignant ainsi
construit n'existe pas à proprement parler puisqu'aucun enseignant réel ne
mobilise autant de savoirs mais il est une sorte de modèle, au sens de modèle
réduit, de ce que la recherche dit à propos des facteurs qui influencent
l'enseignement. Mais cet enseignant fictif est aussi un modèle au sens normatif
du terme parce qu'il est issu de recherches qui s'inscrivent dans un cadre
éthique particulier et ne vaut qu'à l'intérieur de ce cadre.
3- Problèmes politiques
L'année même de la parution du rapport A Nation at Risk (1983), un
groupe de doyens de plusieurs grandes universités américaines s'est formé et a
commencé à discuter de la réforme de l'enseignement aux États-Unis mais cette
fois, dans la perspective de la profession enseignante et de la formation des
maîtres. Ce collectif, qui n'a cessé de
croître depuis, s'est donné une structure formelle portant le nom de Holmes
Group en 1986 et a produit plusieurs manifestes qui
ont eu un grand retentissement (1986, 1990, 1995) dans les milieux concernés.
Leur argumentation tenait dans l'idée que, pour réformer l'éducation, il
fallait rendre plus compétents les enseignants et que cette tâche devait, entre
autres, prendre appui sur la recherche qui servirait à déterminer une base de
connaissances nécessaires pour enseigner.
Un des impacts importants du Holmes Group aura donc été de stimuler la
recherche sur la détermination d'une base de connaissances en
enseignement. Cependant, leur effort
louable comporte le danger de faire porter tout le poids des problèmes de
l'éducation sur les maîtres eux-mêmes et détourner ainsi le regard des
problèmes sociaux structurels plus fondamentaux. En effet, les problèmes éducatifs ne peuvent
être isolés du contexte social, politique, économique dans lequel ils prennent assise. Par exemple, le lien est très étroit entre le
décrochage scolaire et le milieu socio-économique. Les énergies ne peuvent donc être dévolues
seulement à doter les maîtres de nouvelles compétences, mises à jour par la
recherche, pour améliorer l'éducation; au contraire, l'action doit porter
également sur des facteurs plus profonds et insidieux. Apple (1987) souligne à juste titre ce
problème: «Thus, we cannot fully
understand why our formal institutions of education and the teachers and
administrators who work so long and hard in them are being focused on so
intently today unless we realize that economically powerful groups and the New
Right have been partly successful in refocusing attention away from the very
real problems of inequality in the economy and in political representation and
shifting most criticism to the, health, welfare, legal, and especially
educational systems.» (p.21).
Toujours selon Apple, les groupes politiques et économiques dominants
auraient ainsi réussi à «exporter» le contenu de la crise de l'éducation loin
d'eux et à en faire porter tout le poids sur les épaules de l'école et
particulièrement sur celles des maîtres. Des commentaires analogues ont été
tenus par Palincsar et McPhail (1993) au sujet de l'article de Wang, Haertel et
Walberg (1993) sur la détermination d'une base de connaissances: «Interestingly though, academic
investigators of the school crisis have tended to ignore the social problems
evident in the schools and, instead, have designed investigation that reduce
the crisis to the unitary dimension of underachievement.» (p.331).
La dimension politique des recherches en vue de la détermination
d'une base de connaissances apparaît d'une autre manière. On sait que ces recherches ont une visée
pratique au sens où elles tendent à améliorer l'éducation; leurs résultats
seront donc investis dans la pratique par des politiciens ou autres
décideurs. Or, à moins d'un coup de
force, et cela arrive souvent, semble-t-il, on ne peut appliquer sans
précaution les résultats de ces recherches à la solution de problèmes
scolaires. «Nevertheless, policies and
programs for teacher selection and certification at the local and state levels
have often taken the results of process-product research and translated them
into rather inflexible evaluative standards (Shulman, 1983). Commissions have taken research on engaged
time and prescribed longer school days or school years as a solution to low
academic achievement. Contrary to the
intentions of most leaders in the process-product program, the conception of
teaching as a precisely prescribable set of behaviors for increasing pupil gain
scores has florished among designers of some teacher evaluation and staff
development programs.» (Shulman 1986
p. 29). Pour contrer ce problème, il
faudrait suivre la proposition de Medley (1977, p. 6) qui propose le concept
intéressant de «interim findings» pour mieux faire saisir que les résultats de
recherche sont provisoires et doivent être utilisés avec prudence.
4- Problèmes pratiques en regard de la
formation.
Une des visées de la détermination d'une base de
connaissances est d'ordre pratique au sens où, entre autres, les résultats des
recherches seront intégrés dans un programme de formation. Il faut cependant
mentionner qu'un programme de formation n'est pas le résultat d'un processus
scientifique mais plutôt délibératif et politique. Construire un programme de formation implique
la projection d'un certains nombre de valeurs à privilégier qui ne sont en
aucune manière scientifiques. La
recherche peut aider à décrire et à comprendre une réalité donnée mais elle ne
peut en aucune façon déterminer les finalités à poursuivre.
La recherche sur la détermination d'une base de connaissances en
enseignement a permis de stimuler fortement les investigations au niveau de la
classe même: les résultats sont tirés d'observations de vrais enseignants dans
de vraies classes avec de vrais élèves.
À partir de ces centaines de variables du processus de l'enseignement
examinées, certains ont tenté de reconstituer le métier. «From
the hundreds of correlations, especially the significant ones, the
investigators and reviewers then synthesize the style or pattern of teaching
that seems to be associated with desirable kinds of pupil achievement and
attitude» (Gage cité par Shulman, 1986, p.12). En ce sens Gage (1978) distingue les «styles
naturels» des «styles composites». À
partir de corrélations tirées de la situation naturelle, le chercheur recrée
artificiellement une synthèse composite du métier qu'il peut ensuite faire
apprendre dans une formation. Gage (cité
par Shulman, 1986) a montré que si on fait apprendre des éléments des styles
composites à des enseignants, leurs élèves réussissent mieux que ceux du groupe
témoin. Cependant, il a constaté que les
enseignants du groupe expérimental n'ont pas toujours manifesté certains
comportements «désirables» plus que ceux du groupe témoin, de même que certains
comportements exercés ne semblaient plus entraîner la réussite des élèves. Ces
résultats indiquent que des éléments du modèle composite semblent inutiles et
que d'autres facteurs jouent. La piste
est intéressante et ces résultats doivent être expliqués par d'autres types de
recherches. Cela nous conduit à distinguer
la recherche sur l'enseignement en général, de la recherche sur l'enseignement
en vue de l'utilisation dans la formation.
Que la recherche réussisse à isoler des centaines de variables au sujet
de l'enseignement est une chose, une autre est cependant de transformer ces
résultats dans un format qui puisse être intégré dans une formation.
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