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24 février 2012

Sur l'entretien compréhensif

Cette note présente l'ouvrage suivant :

Kaufmann, Jean-Claude (1996). L’entretien compréhensif. Éditions Nathan, Paris, 1996, 128 pages.

Résumé : Cet ouvrage se veut une la réflexion de l’auteur (un sociologue praticien) sur sa propre méthode d’enquête : l’entretien compréhensif. S’inspirant de l’anthropologie, la démarche consiste à considérer les interviewés comme des informateurs et à découvrir leurs catégories de pensée, tant pour conduire les entretiens de façon efficace que pour produire des hypothèses. La compréhension intime de la manière dont la personne pense et agit est ainsi utilisée pour mettre en évidence des processus sociaux et développer l’explication sociologique.

N.B. L’ouvrage est conçu en priorité pour l’initiation des étudiants du premier cycle universitaire. Le texte qui suit présente un contenu permettant plutôt la compréhension de cette méthode « l’entretien compréhensif » qui semble se démarquer quelque peu des autres méthodes similaires. Les détails quant à l’application de cette méthode (investigation sur le terrain) ne sont pas notés ici.

Quelques extraits de la longue introduction du livre qui permettent de comprendre « l’entretien compréhensif »:

« Malgré des tentatives répétées, l’entretien semble résister à la formalisation méthodologique : dans la pratique il reste fondé sur un savoir-faire artisanal, un art discret du bricolage (…). L’entretien est d’abord une méthode économique et facile d’accès. Il suffit d’avoir un petit magnétoscope, un peu d’audace pour frapper aux portes, de nouer la conversation autour d’un groupe de questions, puis de savoir tirer du « matériau » recueilli des éléments d’information et d’illustration des idées que l’on développe, et le tour est presque joué (…) » (p. 7).

L’auteur reconnaît qu’il « …n’existe pas une méthode unique de l’entretien mais plusieurs, si différentes entre elles que les instruments qu’elles proposent ont des définitions contradictoires. Les essais de généralisation, aussi compétents soient-ils, ont pour effet de produire de la confusion en lisant ces contradictions. Ce qui justifie la difficulté du perfectionnement de la méthode ». Toutefois, poursuit l’auteur, cette difficulté peut être résolue par l’entretien compréhensif.

Le rapport de l’entretien compréhensif avec d’autres méthodes d’entretien.

C’est une méthode à la fois peu répandue en tant que telle et très proche d’autres méthodes sur de nombreux aspects : elle emprunte beaucoup à des écoles voisines. Elle emprunte d’abord aux diverses techniques de recherche qualitative et empirique, principalement aux techniques ethnologiques de travail et des informateurs. Mais, et c’est là l’originalité de ce livre, les données qualitatives recueillies in situ sont concentrées dans la parole recueillie sur bande magnétique, qui va devenir l’élément central du dispositif. Elle emprunte donc aussi à la technique habituelle de l’entretien semi-directif. Pourtant, les ethnologues seront déconcertés face à cette méthode qui permet par exemple d’analyser les pratiques en utilisant la parole, et les spécialistes de l’entretien semi-directif seront surpris de constater le grand nombre d’inversions de leurs consignes habituelles (sur la neutralité, l’échantillon). Situé au croisement d’influences diverses, l’entretien compréhensif constitue en effet une méthode très spécifique, avec une forte cohérence interne. Ce qui a pour effet de construire des frontières avec les courants voisins, malgré leur proximité ». (p. 8)

Spécificité de la méthode :

- « La spécificité de l’entretien compréhensif pose le problème de son utilisation : la logique d’ensemble doit être comprise avant que tel ou tel élément soit utilisé séparément, dans l’esprit de la méthode (…) ».
- « … l’entretien compréhensif ne se positionne pas n’importe où dans le paysage intellectuel. Le qualificatif, « compréhensif », donne déjà une indication. Il faut le comprendre ici au sens wéberien le plus strict, c’est-à-dire quand l’intropathie n’est qu’un instrument visant l’explication, et non un but en soi, une compréhension intuitive qui se suffirait à elle-même.
- Les principes de l’entretien ne sont rien d’autres que la formalisation d’un savoir-faire concret issu du terrain, qui est un savoir-faire personnel. De cette façon, l’auteur se dit se rapprocher ici des ethnologues et leurs journaux de terrain, avec simplement un dégré de formalisation et de généralisation plus élevé.

- L’objectif principal de la méthode est la production de théorie, selon l’exigence formulée par Norbert Elias : une articulation aussi fine que possible entre données et hypothèses, une formulation d’hypothèses d’autant plus créatrice qu’elle est enracinée dans les faits. Mais une formulation partant du « bas », du terrain, une Grounded Theory (Strauss, Anselm) particulièrement apte à saisir les processus sociaux ». (p. 9)

- Le modèle idéal sur lequel l’auteur se positionne est défini par Wright Mills : c’est celui de « l’artisan intellectuel », qui construit lui-même sa théorie et sa méthode en les fondant sur le terrain. Toutefois, l’«imagination sociologique» doit obéir à des règles précises. L’entretien compréhensif est tout le contraire d’une méthode improvisée.

«L’artisan intellectuel» (pp. 12-13):

C’est pour combattre l’«empirisme abstrait» de la production de données brutes et du formalisme méthodologique, ainsi que la théorie livresque et la spécialisation bornée, que Wright Mills (cité par l’auteur) prend pour modèle les grands auteurs classiques et prône une figure qui ne lui semble nullement périmée : celle de l’«artisan intellectuel».

Ainsi, l’artisan intellectuel est celui qui sait maîtriser et personnaliser les instruments que sont la méthode et la théorie, dans un projet concret de recherche. Il est tout à la fois : homme de terrain, méthodologue et théoricien, et refuse de se laisser dominer ni par le terrain, ni par la méthode, ni par la théorie. Car se laisser ainsi dominer «c’est être empêché de travailler, c’est-à-dire de découvrir un nouveau rouage dans la machine du monde » (1967, p. 127).

Les méthodes adaptées à un usage artisanal plutôt qu’industriel permettent davantage d’apprendre à construire l’objet scientifique dans toutes ses dimensions. L’entretien compréhensif entre dans cette catégorie. C’est un instrument souple, subordonné à la fabrication de la théorie (p. 13).

Dans l’entretien compréhensif, l’enquêteur s’engage activement dans les questions, pour provoquer l’engagement de l’enquêté; lors de l’analyse de contenu l’interprétation du matériau n’est pas évitée mais constitue au contraire l’élément décisif (p. 17).

Débat méthodologique et débat théorique

Pour l’auteur, le débat de méthode est aujourd’hui un débat théorique qui souvent s’ignore (et qui engage l’avenir de la discipline). Autour de cette question de la place de la théorie, et du contenu de cette théorie. Le présent livre s’inscrit dans ce débat et prend clairement position : pour une sociologie des processus, restant fermement arrimée à l’invention théorique (p. 14).

L’analyse de surface

L’opinion de la personne n’est pas un bloc homogène. Les avis susceptibles d’être recueillis par entretiens sont multiples pour une même question, voire contradictoires, et structurés de façon non aléatoire à différents niveaux de conscience. La méthode de l’entretien standardisée touche une strate bien précise : les opinions de surface, qui sont les plus immédiatement disponibles. Il est par contre préjudiciable de penser que l’analyse porte sur les profondeurs, ou pis encore, sur la totalité du «contenu».

Pour l’auteur, le terme d’analyse de contenu est d’ailleurs très mal adapté pour les méthodes qui l’utilisent et dont la caractéristique est de travailler sur le plus explicite et le plus apparent. L’idée de contenu elle-même est problématique, dans la mesure où elle laisse entendre qu’il pourrait être livré de manière intégrale, comme un sac que l’on vide. Or il est très important de bien comprendre que ceci est absolument impossible : tout entretien est d’une richesse sans fond et d’une complexité infinie, dont il est strictement impensable de pouvoir rendre compte totalement.
Ainsi, quelle que soit la technique, l’analyse de contenu est une réduction et une interprétation du contenu et non une restitution de sont intégralité ou de sa vérité cachée. (p. 17-18).

Une autre façon de construire la théorie :

1. « Construire l’objet », une expression devenue courante en sociologie, selon l’auteur.
L’entretien compréhensif propose un « renversement du mode construction de cet objet. L’expression vient en fait des sciences dures de la théorie classique de la connaissance : l’objet est ce qui parvient à être séparé de la connaissance commune et de la perception subjective du sujet grâce des procédures scientifiques d’objectivation.

Dans sa volonté de fonder et de faire reconnaître la sociologie en tant que science, Émile Durkheim (1947) a été conduit à mettre fortement en avant cette idée de séparation d’avec le subjectif, de la « chosification » du social. Depuis, l’obsession de la « rupture épistémologique » et de l’objectivation n’a plus jamais quitté la sociologie, et cela d’autant plus que la discipline n’arrivait pas à atteindre une objectivation d’une qualité comparable à celle qui est obtenue dans les sciences dures. C’est ainsi que les notions d’objet sociologique et de construction de l’objet sont devenues centrales et d’un usage banalisé (p.19).

2. Théorie et technique

Norbert Elias (1993, p. 33) cité par l’auteur, considère que le facteur décisif de la prise de distance avec le savoir spontané est dans la «manière de poser les problèmes et de construire les théories». Ainsi, prendre la technique comme «critère décisif de la scientificité ne touche pas au cœur du problème » (1991, p.65), et constitue en fait une preuve de faiblesse de la sociologie, qui, subissant la pression idéologique de modèles mieux établis, cherche ainsi à se protéger. La technique seule ne peut permettre de construire la distance nécessaire à l’objectivation : elle n’en prend que l’apparence, mais l’objet reste plat. C’est la théorie qui lui donne du volume. Étant bien entendu que, pour ne pas dériver vers la spéculation abstraite, elle doit procéder par hypothèses et procédures de vérification aussi rigoureuses que possible. (p. 20).

3. La sociologie compréhensive

La perspective compréhensive a toujours été très proche des questions posées à la méthodologie qualitative : l’homme ordinaire a beaucoup à nous apprendre, et les techniques formelles à la base du travail de type explicatif ne parviennent à rendre compte que d’une infime partie de ce savoir.

La définition la sociologie compréhensive la plus répandue et sur laquelle beaucoup d’autres peuvent s’appuyer (selon Pugeault, 1995, cité par l’auteur) est celle élaborée par Max Weber (1992) en réaction contre Wilhelm Dilthey :
La démarche compréhensive s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus; elle commence donc par l’intropathie. Le travail sociologique toutefois ne se limite pas à cette phrase : il consiste au contraire pour le chercheur à être capable d’interpréter et d’expliquer à partir des données recueillies. La compréhension de la personne n’est qu’un instrument : le but du sociologue est l’explication compréhensive du social. (p. 23)

4. Théorie et terrain

Le progrès de la méthode ne peut être réalisé que par une articulation toujours plus fine entre théorisation et observation. L’entretien compréhensif a l’ambition de se situer très clairement dans cette perspective, de proposer une combinaison intime entre travail de terrain et fabrication concrète de la théorie.

« La méthode, comme la théorie, est un instrument qui devrait savoir rester souple, variable, évolutif. Norbert Elias, 1993 (cité par l’auteur) souligne un point important à ce sujet : « la méthode évolue historiquement et le point crucial de l’évolution est justement « la confrontation critique » entre théories et observations, mouvement pendulaire ininterrompu entre deux niveaux du savoir » (p. 24).

La validité des résultats

- L’entretien compréhensif, comme les autres méthodes qualitatives, ne peut prétendre à un même degré de présentation de la validité de ses résultats que des méthodologies plus formelles, car elle renferme une part « d’empirisme irréductible ». Selon l’auteur, ce serait une erreur de le pousser dans le sens du formalisme, car sa productivité inventive en serait diminuée. Par contre, il s’inscrit dans un autre modèle de construction de l’objet qui part d’une base solide, l’observation des faits, et doit trouver ensuite les éléments spécifiques lui permettant d’éviter les dérives subjectivistes (p. 25)
- Critères d’évaluation : Dans l’entretien compréhensif, les hypothèses sont tirées de l’observation, ce qui est une bonne garantie de départ, mais pas à l’arrivée : le chercheur peut en effet se laisser aller à des interprétations abusives qu’il sera difficile de déceler. Difficile mais pas impossible dans la mesure où le jugement de la validité des résultats d’un travail qualitatif exige une attention très précise, sur le fond (p. 26). L’important est de comprendre que les instruments techniques offrent peu de garanties, contrairement au processus classique hypothèse-vérification, car ils ne jouent pas le rôle de test. Le seul effet très dommageable est de dissuader les tentatives d’interprétation et de construction d’objet théorique. Les preuves quant à elles, sont à chercher ailleurs.
- La validité d’un modèle tient beaucoup plus à la cohérence des enchaînements, à la justesse d’illustration d’une hypothèse, à la précision d’analyse d’un contexte : à la finesse des articulations entre théorie et observation. Il est toutefois conseillé de fournir autant que possible quelques instruments de contrôle. Il est utile par exemple que les enquêtés puissent être situés à chaque fois qu’ils sont cités, surtout quand les entretiens ont été approfondis, auprès d’un échantillon réduit.

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