Au 20e siècle, le développement des
sciences humaines et sociales (et plus singulièrement l’essor des approches
qualitatives) remet à l’ordre du jour le questionnement sur les liens qui existent entre la science qui
dit le monde et l’homme qui le vit et le façonne. Plus particulièrement,
les recherches qualitatives – en questionnant la place du chercheur dans le
processus de connaissance et la fonction des savoirs qu’il produit – ont
contribué au renouvellement des
questions sur le rapport entre la science et les sujets.
Ce court texte se veut justement
une réflexion sur les dimensions éthiques de la recherche et plus
particulièrement de la recherche en sciences humaines et sociales menée au
moyen d’approches qualitatives. Nous n’avons nullement la prétention d’épuiser
la question ni même de renouveler le débat à ce sujet. Notre objectif, bien
plus modeste, consiste simplement à partager avec le lecteur nos idées,
lesquelles sont alimentées tant par nos lectures et que par notre expérience de
terrain. Si cette contribution peut aider nos collègues dans leur propre
réflexion sur les dimensions éthiques de notre travail de chercheur, nous
considérerons que nous avons fait ici œuvre utile.
Il convient immédiatement de
définir, ne serait-ce que succinctement ce que nous entendons par éthique.
D’abord, cette dernière doit être comprise comme une branche spécifique de la philosophie, branche qui a pour objectif général
d’interroger les systèmes de valeurs en usage. «L’éthique relève du domaine de la philosophie qui se préoccupe des
valeurs qui guident les conduites et les comportements humains. Fondée sur des
principes moraux, l’éthique concerne essentiellement la détermination des
principes qui distinguent le bien et le mal, le bon du mauvais, le vrai du
faux; elle concerne aussi le sens qu’on donne à ces termes et à ceux qui
renvoient aux principes de justice, d’équité et d’intégrité» (Harrisson,
2000, p. 36). Ensuite, l’éthique a pour finalité ultime le devenir humain comme
le souligne pertinemment Malherbe : «Le but de l’éthique est que chaque
sujet crée chaque jour son propre sens, sa propre façon de devenir plus humain»
(2000, p. 157). Enfin, l’éthique apparaît intimement liée à l’apprentissage du
dialogue. En fait, apprendre
l’éthique c’est, en quelque sorte, apprendre tout à la fois le dialogue, l’analyse du dialogue et l’analyse
de soi et d’autrui dans le dialogue (Malherbe, 1997).
Les bases de notre définition de
l’éthique étant posées, il est opportun de spécifier maintenant que, si dans
l’histoire il a pu y avoir des moments où l’éthique était une et indiscutable
(par exemple, la fin du Moyen Age sous le règne de la scolastique), il n’en va
plus de même aujourd’hui. En réalité, de nos jours, il est courant de conjuguer
l’éthique au pluriel (Müller, 1998). Les savoirs, les valeurs et les systèmes
de pensée ont littéralement éclatés et se sont multipliés presque à l’infini
entraînant par le fait même l’abandon des certitudes éthiques.
Il est donc nécessaire aujourd’hui
de faire le deuil d’une théorie de l’éthique unique et absolue dont les
fondements prendraient racine dans une entité transcendante. Plutôt, il
apparaît que notre époque n’a d’autre choix que de fonder l’éthique (il
faudrait dire les éthiques) sur la discussion. Cela n’est pas sans incidences
sur notre conception de l’éthique, nous y reviendrons plus loin. En outre, l’éthique
au pluriel se distingue de la Morale. Contrairement à cette dernière, l’éthique
n’est pas application d’un système prescriptif mais réflexion critique
notamment sur les morales et leur héritage. Par conséquent, on constate de nos
jours une véritable prolifération des éthiques «locales», «situées»,
prolifération qui se vérifie entre autres dans le pullulement des éthiques
appliquées en contexte de pratique professionnelle.
On l’aura donc compris à la lumière
des deux sections qui précèdent, l’éthique, en ce début de 21e siècle,
repose sur le dialogue entre sujets qui se reconnaissent mutuellement comme
sujets. Or, pour qu’il y ait dialogue, certaines conditions sont nécessaires.
Le dialogue n’est possible que si l’on s’appuie sur un postulat : l’autre est
un interlocuteur valable. En effet, dialoguer implique inévitablement que je
reconnaissance en autrui un sujet digne de la relation d’échange que je noue
avec lui. Même si ce dialogue est une altercation acrimonieuse, le fait de
m’adresser à autrui signifie que je nous reconnais une commune appartenance à
l’humanité.
Ce postulat de la reconnaissance de
la valeur de l’interlocuteur ne saurait tenir lieu à lui seul de condition
minimale pour l’éthique. Il apparaît donc fondamental de lui adjoindre trois
principes formels à respecter. Ces principes sont : 1- Permettre à
l’autre de parler; 2- Refuser de manipuler l’autre; 3- Refuser de mentir à
l’autre (Malherbe, 1997). Ces
trois principes indiquent certaines balises éthiques incontournables pour que
puisse avoir lieu le dialogue. Ainsi, si je refuse à autrui le droit de
s’exprimer, je ne suis pas dans un dialogue mais dans un monologue. Si je parle
avec autrui dans le but de le faire agir selon ma volonté et à son insu (comme
Kierkegaard en a donné un exemple saisissant dans Le journal du séducteur), je ne peux à nouveau prétendre être en
dialogue car l’autre ne devient qu’un jouet entre mes mains. Si, enfin, je mens
systématiquement à autrui, je tiens un dialogue faux et donc non éthique. La
littérature est remplie de ce genre de personnage, nous n’avons ici qu’à penser
à la figure légendaire de Dom Juan, mise en scène par Molière, séducteur
impénitent qui, pour arriver à ses fins ment s’en vergogne à toutes les femmes
(Gauthier et Martineau, 1999).
Récapitulons
rapidement. L’éthique est une branche spécifique de la philosophie qui a pour objectif général
d’interroger les systèmes de valeurs en usage. Elle pour finalité dernière le
devenir humain. Elle est multiple et apparaît intimement liée à l’apprentissage
du dialogue. L’ouverture au dialogue que l’éthique implique signifie que l’autre
est vu comme un interlocuteur acceptable.
Ce que nous venons de dire pourrait
laisser entendre que l’éthique ne concerne que la vie quotidienne, se déploie
seulement dans nos rapports intersubjectifs et, ultimement, ne vaut que pour
régler notre vie privée. Il n’en n’est rien.
En fait, les questions éthiques
concernent tout ce qui relève de l’humain ce qui va bien au-delà des seules
considérations des relations immédiates. La réflexion sur l’éthique a même
gagné du terrain ces dernières années notamment en raison des grandes
interrogations que soulèvent les recherches sur le génome humain. Ainsi, en
référence à des penseurs tels Freitag (1995), Habermas (1992) ou Malherbe
(2001), il est possible, bien entendu en simplifiant énormément, de distinguer
trois grands champs d’application de l’éthique : 1- L’éthique en tant que
pratique citoyenne; 2- L’éthique en tant qu’action politique; 3- L’éthique en tant
que pédagogie.
En tant que pratique citoyenne
l’éthique renvoie certes à nos relations immédiates aux autres (membres de
notre famille, collègues de travail, etc.) mais aussi à notre engagement envers
la collectivité (le civisme, le respect des lois et des règlements,
l’engagement envers l’environnement par exemples). Lorsqu’on la considère sous
l’angle de l’action politique, l’éthique renvoie à la problématique du
gouvernement juste. Dans les démocraties comme la nôtre cela concerne tous les
citoyens, chacun ayant le devoir de s’impliquer non seulement dans la «gouverne
de la cité» mais aussi, au niveau international, dans l’action en vue d’un
monde plus juste. Enfin, l’éthique en tant que pédagogie signifie que
l’adoption de valeurs, de principes et de comportements éthiques ne saurait
être une attitude que l’on garde pour soi comme un trésor bien caché. L’éthique
a pour vocation l’éducation de l’humain. Il ne servirait en effet à rien d’être
la seule personne «droite» dans un océan de scélérats.
En somme, l’éthique est
fondamentalement une pratique critique, une manière de voir le monde comme
perfectible, une interrogation constante sur ce qui est afin de penser ce qui
pourrait ou devrait être. L’éthique est donc, à tout le moins en ces temps de
soupçons, une manière de pensée qui laisse place à l’inquiétude, le doute, la
remise en question. C’est à ce prix que l’ouverture à l’autre est possible et
les intégrismes de tous poils sont là pour nous rappeler chaque jour que
certitude rime trop souvent avec intolérance et donc négation de l’altérité.
Ce préambule sur l’éthique en tant
que domaine de pensée et de pratique nous conduit maintenant au cœur de notre
propos à savoir l’éthique en recherche. Avant d’aborder la question de
l’éthique en recherche qualitative, nous souhaitons ici apporter quelques
indications d’ordre plus général. Elles concernent en quelque sorte le minimum
requis en éthique dans la conduite d’une recherche scientifique.
D’abord, disons d’emblée que nous
définissons l’éthique en recherche scientifique comme étant l’ensemble des valeurs et des finalités qui
fondent et qui légitiment le métier de chercheur. Plus spécifiquement, la
problématique de l’éthique dans le domaine de la recherche porte habituellement
sur deux dimensions du travail du chercheur. Dans une large mesure ce sont
essentiellement ces deux dimensions qui font l’objet d’interrogations de la
part des comités d’éthique de la recherche des universités. En premier lieu, l’éthique
aborde la question des conduites du chercheur tant dans ses comportements que
dans ses attitudes (Connolly, 2003). Ce vaste domaine peut porter tant sur le
refus de mener des recherches qui auraient comme conséquence de mettre la vie
de la population danger que sur le souci de ne pas falsifier les résultats
obtenus. Cela concerne aussi l’adoption par le chercheur d’une conduite la plus
objective possible vis-à-vis les savoirs (par exemple, en accordant tout le
crédit qu’ils méritent aux résultats d’une équipe concurrente). Il s’agit donc
de la dimension du travail du chercheur qui concerne les implications du projet
pour la communauté ou la société en général. L’autre dimension du travail du
chercheur concerne le respect des personnes (les sujets) ou des animaux en lien
avec le processus même de la recherche et les procédures de cueillette de
données. Il s’agit ici d’identifier et d’adopter des manières de faire et de
dire qui respectent les sujets humains ou les sujets animaux qui participent à
la recherche. Par exemple, on traitera les animaux de manière à ne pas les
faire souffrir indûment. En ce qui a trait aux sujets humains, on veillera par
exemple, à ce que leur sécurité physique ou leur bien-être psychologique ne soit
pas affecté par leur participation à la recherche.
Ce qui vient d’être dit peut aussi
se résumer dans certains principes fondamentaux qui guideront le rapport du
chercheur aux sujets participants. En nous référant à Van Der Maren (1999) nous pouvons en identifier trois qui sont vraiment
indispensables :
- Le
consentement libre et éclairé;
- Le
respect de la dignité du sujet;
- Le respect de la vie privée et de la confidentialité.
En définitive, comme le souligne
pertinemment Harrisson (2000, p. 39) : «De
nos jours, le jugement éthique repose sur l’équilibre des conséquences du
processus de recherche pour les sujets humains quant aux bénéfices et aux
risques pour les sujets. L’intégrité humaine est le concept central dans
l’évaluation des risques». Néanmoins, on comprendra que, bien qu’il
s’agisse là d’éléments incontournables et primordiaux dans la conduite d’une
recherche, ces deux dimensions du travail (les conduites du chercheur et le respect des sujets) ne saurait épuiser le
questionnement éthique du chercheur et ce, notamment en ce qui concerne les recherches
en sciences humaines et sociales menées au moyen d’approches qualitatives.
Bien que
ces principes aient une grande importance dans toute recherche, qu’elle soit
menée à partir d’approches qualitatives ou quantitatives, ils n’épuisent pas la
question loin de là. Ainsi, deux chercheurs, Guillemin et Gillam (2004), ont établit une
distinction qui à nos yeux peut être fort stimulante pour notre réflexion.
Selon ces auteurs, la recherche est traversée par deux types d’éthiques :
les éthiques des procédures (Procedural
ethics) et les éthiques de la pratique (Ethics in practice). Les premières concernent les mesures
mises en place pour respecter les droits des sujets, leur éviter des
désagréments, gérer les événements non souhaités. Les secondes concernent les
dilemmes éthiques qui peuvent survenir au jour le jour dans la recherche
qualitative (Ethically important
moments). Les auteurs soutiennent que si les éthiques des procédures font
relativement bien comprises, étudiées et cernées (ce sont elles qui font
l’objet des questionnements des comités d’éthiques de la recherche), les
éthiques de la pratique, par contre, sont pour ainsi dire laissés dans l’entre
deux de la conscience des chercheurs. En effet, les dilemmes du terrain en
matière de relation intersubjective ne sont que très rarement enseignés dans la
formation des chercheurs en sciences humaines et sociales. Ils sont d’ailleurs
peu souvent abordés dans les écrits spécialisés. Force est pourtant de
constater, comme nous le verrons plus loin, que ces dilemmes éthiques vécus
dans la pratique sont susceptibles de se présenter d’autant plus souvent que
l’on use d’approches qualitatives.
Il semble bien que la question de
l’éthique en RQ se pose de manière particulière et ce, pour diverses raisons parmi
lesquelles nous repérons trois principaux types. D’abord, nous viennent
immédiatement en tête les raisons que l’on pourrait qualifier, à défaut d’autre
mot, de «techniques». Nous pensons notamment au fait qu’en recherche
qualitative, il y a généralement co-présence du chercheur et des sujets sur le
terrain. En cela, il y a nécessairement relation intersubjective de proximité.
L’Autre accueille le chercheur, lui donne de son temps, lui accorde sa
confiance quand ce n’est pas qu’il le prend carrément chez lui (comme cela peut
arriver dans certains terrains ethnographiques). Les approches qualitatives
sont donc tout entières construites autour d’un rapport de proximité entre le
chercheur et le sujet (Caratini, 2004). Ces raisons techniques sont bien
entendu directement liées à d’autres raisons que nous nommerons
«scientifiques». Ici, il l’agit de souligner que la qualité de la relation qui
s’établit entre le chercheur et les sujets est garante, dans une large mesure,
de la validité des «données» (Caratini, 2004). En effet, les données
recueillies par entrevues ou observations ne sauraient, par exemple, être
valables si le sujet observé ment ou fait semblant. Enfin, un troisième type de
raisons pourrait être qualifié d’épistémologique. Là encore, les raisons relevant de
ce vocable sont liées aux deux autres types de raisons. Par raisons
épistémologiques nous entendons que la recherche qualitative, dans son
ensemble, appelle une certaine posture «constructiviste» où le savoir naît du
dialogue, de la co-construction et de la prise en compte des représentations
des acteurs qui ne sont pas vus comme des «idiots culturels».
En définitive, la recherche
qualitative par la nature même des sources de ses données (des sujets humains),
par le rapport même que le chercheur doit établir avec ces sources et le
postulat de recevabilité et de valeur qu’il accorde à ce que disent et font les
sujets, est une recherche traversée par des questionnements éthiques qui vont
bien au-delà du simple traitement adéquat des personnes.
Ce qui précède nous conduit à
identifier certaines questions vives que soulève la pratique de la recherche
qualitative :
- Qu’est-ce
qui est considéré comme savoir ?
- Comment
est-il produit ?
- Selon
quelles procédures ce savoir est-il considéré valide ?
- À
qui appartient-il ?
- Pour
qui le produit-on ?
- Pourquoi
le produit-on ?
Chacune de ces questions renvoie
aux enjeux sociaux de la recherche qualitative, à ses finalités; en somme, à la
problématique du rapport entre Savoir et Pouvoir. En effet, selon nous, la
dimension éthique de la recherche en sciences humaines et sociales (et donc de
la recherche conduite au moyen d’approches qualitatives) dépasse largement le
rapport au sujet sur le terrain et englobe aussi les questions des finalités de
la recherche, de l’usage et de la propriété des savoirs. Ces questions font peu
l’objet de débat et tout se passe comme si, en ces temps de postmodernisme et
de néo-libéralisme, un consensus mou s’était fait pour ne pas ouvrir la boîte
de Pandore que semble être devenue l’interrogation sur le rôle social de la
science, rôle qui irait au-delà de celui dans lequel on la confine trop souvent
à savoir celui d’aide à la gestion des problèmes sociaux (et, partant, des
populations jugées «problématiques»). Dans un monde qui est revenu des grands
récits d’émancipation tel le marxisme (et pour cause), il y a peu de place pour
la remise à l’ordre du jour de l’examen du rôle critique du chercheur en sciences
humaines et sociales et de la place des sujets humains (autre que celle de
simple consommateurs) face au discours
de la science.
Chacune
des questions posées plus haut renvoie à des enjeux de fond qui traversent toutes
les sciences humaines et sociales et toutes leurs approches mais qui ont
traditionnellement été posées avec plus d’acuité chez les chercheurs usant
d’approches qualitatives. À ce chapitre, on relèvera entre autres les enjeux :
- De
vérité (la validité prescriptive des savoirs);
- Méthodologiques
(la rigueur dans la production du savoir);
- Stratégiques
(le chercheur sur le marché de la recherche ou ce qu’il faut faire pour
être reconnu);
- De
propriété intellectuelle (dans une société où le savoir est un «capital», cet
enjeu est crucial);
- Quant
aux destinataires (la recherche qualitative comme serviteur du prince ou
d’un autre maître);
- Quant
aux finalités (pour quelle «cause» travaillons-nous ?).
Ces
enjeux émergent dans un cadre où la recherche qualitative se développe en
faisant face à deux apories. En effet, parce
que la recherche qualitative peut être vue essentiellement comme un «art de la
rencontre» (Jeffrey, 2004), elle navigue constamment dans les
contradictions :
- Prendre la parole
pour donner la parole
- Donner la parole
sans perdre la parole
Dit
autrement, le chercheur développe son discours sur la base de celui des sujets participants
et cette rencontre des discours n’est pas sans risque (Caratini, 2004) que l’on
ou l’autre vole la parole ou la voit dévoyée. Sachant que le chercheur dispose
en général du dernier mot et qu’il possède aussi les organes et les réseaux
pour diffuser son discours, il nous apparaît primordial qu’il réfléchisse à ce
pouvoir que le savoir lui confère.
Nous
invitons donc le lecteur à penser la recherche en sciences humaines et sociales
sous trois angles. En tant que pratique
scientifique d’abord, c'est-à-dire en tant que discours qui dit ce qu’est le
monde avec toutes les responsabilités que cela implique. En tant que pédagogie
ensuite au sens où dire le monde c’est nécessairement l’enseigner. Et, là aussi
les responsabilités sont énormes. Enfin, en tant qu’action politique ou
citoyenne c'est-à-dire que la recherche est porteuse de discours et de
pratiques qui peuvent changer le monde. Chacun de ces angles soulève de graves
questions, d’importants enjeux et de grands défis. Il saurait ici y avoir de
réponse toute faite, seulement un questionnement perpétuel que le chercheur
(individuellement) et la communauté des chercheurs (collectivement) se pose
sans relâche.
En
quelque sorte, on pourrait dire que l’éthique en recherche qualitative – en
tant que pratique scientifique, que pédagogie et qu’action citoyenne – se pose
à trois niveaux qui s’interpénètrent
(Guillemin et Gillam, 2004) :
- Macro-éthiques (la recherche qualitative
dans les enjeux sociaux);
- Méso-éthiques (la recherche qualitative et
les comités d’éthiques);
- Micro-éthiques (la recherche qualitative et
la pratique du terrain dans la rencontre des sujets).
Le niveau
des macro-éthiques renvoie aux enjeux et défis de la place et de l’usage des
savoirs de la recherche dans la société. Pour qui et pour quoi travaille la recherche ? C’est à ce niveau
que la recherche peut penser son rôle social et assumer sa dimension normative
à savoir être porteuse d’un discours de changement (Freitag, 1995, 2002). Le
niveau des méso-éthiques implique les questionnements qui sont ceux, plus
classiques, de la conduite d’une recherche avec des sujets humains (le
consentement libre et éclairé, l’anonymat, la confidentialité, la notion de
risque minimal, etc.) et qui font l’objet de l’évaluation des comité d’éthique
de la recherche des universités et instituts de recherche et pour lequel le
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), le Conseil de
recherches médicales du Canada (CRM) et le Conseil de recherches en sciences
naturelles et en génie du Canada (CRSNG) ont émis une politique en 1998. Enfin, le niveau des micro-éthiques est
celui de la vie quotidienne du chercheur sur le terrain en interaction avec les
sujets. C’est le niveau des rapports intersubjectifs que présente bien Caratini
(2004) et pour lequel Guillemin
et Gillam (2004) déplorent que les chercheurs ne soient pas assez formés. Les
micro-éthiques renvoient à une éthique du dialogue, de la rencontre, de
l’attention, une éthique qui est moins normative (donc prescriptive) que
réflexive en ce sens qu’elle se veut écoute et ouverture non seulement à ce que
vit Autrui mais aussi à ce que je vis moi-même et à ce que nous vivons ensemble
dans le cadre de nos interactions.
Dans une société de droits, la recherche
qualitative peut être une pratique scientifique où les «sujets» sont autres
choses que des «objets» (l’action instrumentale versus l’action communicationnelle dont parle
Habermas). Dans une société où cohabitent des logiques multiples et
souvent contradictoires (Dubet, 1994), la recherche qualitative peut être ce
lieu où le sens du social peut se reconstruire en évitant tout autant le relativisme
que l’essentialisme. Dans une société où les sciences humaines et sociales sont
souvent réduites à n’être que les auxiliaires du pouvoir (limitées à ce qui est
communément appelé le processus du problem setting / problem solving),
la recherche qualitative peut être une pratique qui contribue à se souvenir que
la compréhension n’est pas d’abord une affaire de maîtrise et de contrôle mais
un «advenir», un «événement» au sens où l’entend une certaine philosophie herméneutique
(Gadamer, 1996; Grondin, 2003a et 2003b). En somme, la question de l’éthique en
recherche qualitative se pose à tous les moments du processus de recherche et
ne concerne donc pas uniquement le rapport aux «sujets» (bien que ce niveau de
questionnement occupe à bon droit une place très importante). Elle se pose tant
en ce qui concerne les attitudes et les comportements du chercheur qu’en ce qui
concerne l’usage des savoirs produits et les finalités de cette production.
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