Problématique
Pendant des siècles, l’enseignant a construit son identité
professionnelle sur la base de sa qualification et de son affiliation à une
institution (Berthier, 1996). L’école lui conférait à la fois un rôle et un
statut socialement reconnus de tous. Il n’en va plus de même aujourd’hui. En
effet, les qualifications, les savoirs et les compétences nécessaires pour
enseigner ne vont pas de soi, les classes sont désormais hétérogènes et les
élèves ne respectent plus automatiquement l’autorité de l’enseignant incarnée
dans son statut et ses compétences. Ainsi, l’identité professionnelle des enseignants était relativement stable
car elle pouvait compter sur un contexte favorable, des manières
traditionnelles de faire la classe, une population étudiante soigneusement
sélectionnée et homogène, des valeurs et des normes communément partagées
notamment au regard des savoirs valorisés et des règles d’autorité et, enfin,
une formation essentiellement pratique dispensée dans les écoles normales (Martineau et Gauthier, 2000). Tout
cela n’est plus et nous vivons actuellement une période où, aux dires de
plusieurs (Tardif et Lessard, 1999), les professions sont interpellées sur le
plan identitaire. Dans le cas de l’enseignement, cette remise en question se
vit en même temps qu’un vaste mouvement de réforme des programmes scolaires et
de la formation à l’enseignement qui a notamment remis à l’ordre du jour la
question de la professionnalisation de l’enseignement (Gauthier et Tardif,
1999). Or, on sait, par exemple, que les périodes de transformation en
profondeur, telles que les périodes de réforme, peuvent désorganiser l’identité
d’un sujet (Tap, 1986). Au Québec justement, la réforme des programmes
scolaires a suscité beaucoup d’inquiétude chez les enseignants.
Dans ces
circonstances, les contextes de formation à une profession mais aussi
d’intervention au travail jouent un rôle majeur dans la constitution de
l’identité professionnelle (Lessard et Tardif, 2003). Autrement dit, lorsque le
contexte de formation et de pratique change, l’identité professionnelle s’en
trouve également modifiée. Pour illustrer l’influence du contexte sur le
processus de construction de l’identité professionnelle, on peut se référer aux
travaux de Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau et Chevrier (2001), lesquelles démontrent
que l’identité professionnelle se construit en bonne partie à la faveur de
périodes de crises ou de remises en question. Celles-ci sont générées par des
changements dans la tâche, l’intervention à un autre niveau scolaire ou auprès
de clientèles différentes comme, par exemple, avec des élèves éprouvant des
troubles de comportement et d’apprentissage ou, enfin, par des conflits avec la
direction de l’établissement. Dans le même sens, c’est ce que laisse entendre
Abric (1994) lorsqu’il soutient qu’en contexte professionnel, les facteurs
culturels et les systèmes de normes et de valeurs jouent un rôle tout aussi
important que l’activité singulière de l’acteur dans le processus
d’appropriation des pratiques. Or, le contexte est propice à une certaine
ambivalence des enseignants québécois vis à vis la question de la
professionnalisation.
Cadre de référence
La relative faiblesse des
institutions met à mal le sens du social (Freitag, 2008) et, dans une certaine
mesure, laisse l’acteur relativement solitaire devant l’obligation de donner du
sens aux événements, aux phénomènes, aux faits, à son expérience (Dubet, 2002).
Ainsi, dans le contexte actuel le sujet peut de moins en moins se reposer sur
des interprétations toutes faites et consensuelles (Beillerot, 1998). Les
systèmes d’action ne renvoient plus à une seule logique, l’interprétation de
l’expérience n’est plus donnée par l’institution, la construction du sens de
l’expérience se fait donc sur un mode herméneutique. L’individu aurait de plus
en plus de difficulté à se situer, à trouver la bonne distance à l’égard de
lui-même et à l’égard des autres. Cela s’expliquerait par la pression de plus
en plus grande à la réussite, à la performance (De Gaulejac, 2005) et par la
perte des repères tant traditionnels que familiaux ou culturels.
Ce contexte n’est pas sans incidences sur l’identité
professionnelle des enseignants (Berthier, 1996; Dubet, 2000; Legault, 2003). Devant composer avec des logiques d’action
variables, ces derniers ne peuvent plus s’en remettre à un rôle clairement
défini et à un statut sans ambiguïté pour construire leur identité
professionnelle. Celle-ci s’édifie plutôt sur la base d’un travail
d’interprétation constant des expériences personnelles vécues (Dubet, 1994). En
fait, les paramètres traditionnels de définition de soi sur le plan
professionnel ont explosé : rapport prioritaire à la matière enseignée,
vision de l’enseignement comme transmission d’un corpus culturel, autorité
presque assurée sur les élèves, valorisation sociale du métier, etc. (Gauthier,
Desbiens, Malo, Martineau, Simard, 1997; Durand, 1996). On observe ainsi une
prolifération et une fragmentation des savoirs, une autorité des enseignants
fortement questionnée, une hétérogénéité de la clientèle scolaire, une
formation souvent dénoncée comme trop distante de la pratique, etc. Les
enseignants, comme groupe professionnel, n’ont, dans une certaine mesure, pas
d’autre choix que de renégocier leur identité à partir des situations concrètes
d’exercice de leur métier où chaque acteur, individuellement, se voit en partie
contraint de recharger de sens son engagement au travail à partir de son
expérience (Jutras, Desaulniers, Legault, 2003). L’identité
professionnelle des enseignants n’est donc plus une donnée stable et immuable
et nombre d’auteurs s’entendent sur ce point : Blin, 1997; Cohen-Scali,
2000; Gohier et Alin, 2000. Elle apparaît plutôt comme un processus dynamique
et interactif (Martineau, 2005). C’est en effet dans l’action que se
structurent et se valident les représentations de soi, les représentations
d’autrui, les représentations du travail (Sainsaulieu, 1977; Turner, Oakes et Haslam,
1994) à la base de l’identité professionnelle. En d’autres termes, l’identité
professionnelle émerge en quelque sorte des expériences du sujet et des
interactions produites dans le contexte de travail (Cooper et Olson, 1996;
Kerby, 1991). Ici, vécu subjectif et contraintes objectives se conjuguent
(Allouche-Benayoun et Pariat, 2000). Dans ce
contexte, l’identité professionnelle apparaît avant tout comme un construit
expérientiel (qui peut être mis en discours), toujours mouvant, plutôt qu’un
statut hérité, stable (Beijaard, Verloop, Vermunt, 2000). Selon Maclure (1993), l’identité
peut alors se définir comme étant « something that they (les enseignants) use,
to justify, explain and make sense of themselves in relation to other people,
and to the contexts in which they operate »
(p. 312).
Quelques éléments
d’analyse
Le discours des enseignants québécois démontre une
certaine difficulté à se définir sur le plan professionnel moins en ce qui a
trait à leurs caractéristiques personnelles qu’en ce qui concerne les
spécificités de la profession (Lang, 1999). À ce propos, Dubar (1996) parlerait
d’une identité à la foi autonome et incertaine. Ce discours laisse clairement
entrevoir que, chez les enseignants, le processus de définition de soi sur le
plan professionnel repose sur la mise en relation des expériences de travail avec ce qui est perçu comme étant des
caractéristiques personnelles (qui peuvent être évolutives); ce qui va à
nouveau, en partie, dans le sens des travaux de Dubar (1996). La société et l’institution
scolaire semblent ici représenter davantage des obstacles ou des contraintes à
surmonter que des socles sur lesquels construire son identité d’enseignant
(Lantheaume et Hélou, 2008). Dans ce cas, il apparaît légitime de parler de
l'ambivalence envers la professionnalisation. La mise en récit de soi
représente alors une sorte de stratégie pour «garder le cap sur l’essentiel»
d’autant plus que les enseignants semblent ressentir un faible sentiment de
partage avec les autres si ce n’est celui de vivre une même solitude et dans un
contexte individualiste (Lantheaume et Hélou, 2008). À cet égard, les
injonctions, issues de la réforme des programmes au Québec, qui visent à
transformer l’organisation «cellulaire» du travail enseignant (un enseignant, une
classe) en vue d’une prise en charge et d’une responsabilité plus collective
envers les élèves, pourraient, si elles se réalisent vraiment «sur le terrain»,
modifier quelque peu cette perception. Mais, nous sommes encore loin de la
coupe aux lèvres. Dans un autre ordre d’idées, les approches réflexives – où
l’enseignant a le loisir de «se mettre en mots» – peuvent être vues comme des
dispositifs de soutien non seulement à l’amélioration des pratiques mais à la
construction de l’identité professionnelle.
En définitive, face à
une institution affaiblie (qu’est-ce que l’école aujourd’hui ? quelle en est sa
mission véritable ?), face à des savoirs éclatés (qu’est-ce qui est digne
d’être appris en contexte scolaire ?), face à la multiplicité et à la
relativité des valeurs (en quoi croyons-nous vraiment ?), les enseignants
québécois paraissent vivre une certaine remise en question identitaire. En
effet, la vocation, qui
autrefois constituait la pierre angulaire de la profession enseignante n’a pas
été totalement remplacée par quelque chose d’autre; la professionnalisation de
l’enseignement qui pourrait en tenir lieu est un processus inachevé. Par ailleurs, les
enseignants semblent ballottés dans une sorte de valse hésitation entre la
fierté, «on fait un métier essentiel, capital, pour la société», et un certain
embarras, «est-ce qu’on est une vraie profession ou pas?». Construire son
identité professionnelle semble alors être un processus qui repose
essentiellement sur l’évaluation (l’interprétation) de l’efficacité de l’action
auprès des élèves et donc des savoirs et des compétences que cette action
mobilise. L’expérience en classe auprès des élèves représente ainsi à la fois
le milieu et le moment les plus signifiants dans l’expérience de travail des
enseignants (Tardif et Lessard, 1999); l’expérience en classe est au centre de
la mise en récit de soi en tant qu’enseignant. En quelque sorte, les
compétences et les savoirs développés à cette occasion sont le socle sur lequel
se construit l’identité professionnelle des enseignants. Dans ce contexte,
l’identité est davantage un «problème qu’un être» (Dubet, 1994). Elle requiert
un «travail» incessant de recomposition de l’expérience. Or, celle-ci ne se
caractérise par l'enchevêtrement de signes contradictoires en ce qui concerne
la professionnalisation. L'enseignement au Québec est de plus en plus encadré,
son expertise partagée avec d'autres corps de professionnels non enseignant
(psycho-éducateurs, orthopédagogues, etc.), la formation initiale continue à
être perçue comme plus ou moins pertinente (Martineau et Gauthier, 2000), bref,
les enseignants naviguent à vue entre un contexte qui semble les prolétariser
et un discours officiel qui valorise leur professionnalisme.
Références et bibliographie
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