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04 octobre 2011

La souffrance des enseignants

Les paragraphes qui suivent présentent l'ouvrage :

Lantheaume, F., Hélou, C. (2008). La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Paris : Presses universitaires de France. Collection Éducation et société. 173 pages.

Cet ouvrage de Françoise Lantheaume et Christophe Hélou (tous deux membres de l’unité mixte de recherche Éducation et politiques, Lyon 2 Inrp) a pour principal projet de présenter de quelles manières les difficultés inhérentes à la pratique enseignante organisent non seulement les souffrances mais aussi les joies du métier. Pour ce faire, les auteurs utilisent les difficultés du métier comme analyseur. C’est dire que ces dernières sont envisagées ici moins comme des accidents de parcours ou des anomalies, qu’en tant que dimensions constitutives des tâches enseignantes. En fait, comme nous le rappellent les auteurs, en France à tout le moins, la question du malaise du métier enseignant est plus médiatisée que véritablement étudiée. En cela, Lantheaume et Hélou souhaitent combler un vide de la sociologie du travail enseignant.
La recherche à la base de cet ouvrage a été menée dans le cadre d’une convention entre la Fondation pour la santé publique de la MGEN et l’Institut national de recherche pédagogique. Les deux auteurs adoptent – comme le sous-titre du livre l’indique – une posture pragmatique et centrent leur attention non pas sur les épreuves extraordinaires que peuvent vivre les enseignants, épreuves qui, parfois, conduisent au burn out. Ce sont les douleurs, les problèmes, les souffrances «ordinaires» qui sont ici analysés. Ce sont aussi les explications, les justifications qu’en donnent les enseignants qui sont étudiées. Bref, les deux chercheurs nous plongent au cœur du quotidien des enseignants.
Pour ce faire, selon une approche inspirée de l’interactionnisme, l’établissement a été choisi comme lieu où s’incarnent les épreuves. Ainsi, des académies, des collèges et des lycées ont été sélectionnés en prenant soin de retenir des cas différenciés quant à leurs caractéristiques sociogéographiques. L’étude comparée de plusieurs cas a été retenue. Plus de 120 enseignants mais aussi une quarantaine d’«experts de la difficulté enseignante» (chefs d’établissement, directions des ressources humaines, secrétariat généraux de rectorat, assistance sociale, inspecteurs, etc.) ont été rencontrés en entrevues (semi-directives). L’étude s’est échelonnée sur une année scolaire complète durant laquelle des observations en classe et dans d’autres activités professionnelles ont également été conduites. Quelques semaines avant la fin de la période de cueillette des données, des entretiens de groupe ont été conduits ayant pour thèmes des questions en débat dans l’établissement. Enfin, dans le but de compléter l’étude ethnographique des établissements, un questionnaire a été administré aux enseignants. Bref, la recherche présentée ici s’appuie sur une abondance de données des plus pertinentes.
Voyons maintenant brièvement la structure de l’ouvrage. L’œuvre que nous donnent à découvrir Lantheaume et Hélou est divisé en trois grandes parties qui regroupent sept chapitres. La première partie aborde la question de la construction de l’enseignant en difficulté dans le discours des «experts». La deuxième partie, essentiellement basée sur les entrevues avec les enseignants, donne à voir et à comprendre leurs difficultés. Enfin, la troisième partie jette un regard sur l’autre côté de la médaille soit le dépassement et le contournement des problèmes. Examinons un peu plus en détails le contenu de ces trois parties.
Le discours des experts de la gestion de la souffrance des enseignants nous fait découvrir une forte tendance à une vision essentialiste du problème où l’on passe subtilement de la notion de «l’enseignant qui éprouve des difficultés» à celle de «l’enseignant en difficulté». Ce glissement du discours démontre que les experts prennent peu en compte le contexte de travail dans leur analyse des problèmes des enseignants pour privilégier une analyse centrée sur la personne. Ce type d’approche du problème – une psychologisation des relations professionnelles – semble en étroite conjonction avec un monde du travail où les exigences de rendement et de performance se font de plus en plus grandes envers le travailleur. Cette analyse de Lantheaume et Hélou rejoint, dans une certaine mesure, des recherches menées en contexte nord-américain. En effet, dans un esprit quelque peu différent mais qui n’est pas sans similarités, cette question de la gestion des difficultés des enseignants par le milieu scolaire a été abordée à partir du concept d’incompétence pédagogique. Ce courant de recherche a notamment démontré la difficulté à définir l’incompétence pédagogique et à assurer une «gestion» du problème pouvant dépasser une approche punitive et culpabilisante de l’enseignant.
La présentation des difficultés ordinaires des enseignants occupe la partie centrale du livre. On y découvre que «l’emprise du travail» est source de douleurs pour les enseignants. Métier qui se caractérise entre autres par la «porosité» de ses différentes dimensions, l’enseignement provoque usure morale et épuisement face à l’exigence constante de justification de son action vis-à-vis différents acteurs (étudiants, parents, directions, collègues, voir même le grand public). Activité professionnelle qu’on peut difficilement exercer à distance de soi, l’enseignement commande une implication entière de la personne rendant alors les blessures professionnelles d’autant plus profondes. Un problème professionnel sera par conséquent facilement vécu comme un échec personnel. Or, l’institution éducative (tant locale que nationale) semble peu soutenir l’enseignant et, à toutes fins utiles, le laisse seul devant les différentes exigences à rencontrer (lesquelles peuvent être contradictoires). À cet égard, le rapport aux parents est exemplaire. Ces derniers, adoptant souvent une posture consumériste face à l’école, exercent une pression de plus en plus grande sur nombre d’enseignants, accroissant leur stress et leur désarroi. Plus profondément encore, face à l’ampleur du travail à faire, à sa complexification (l’enseignement à des publics jugés de plus en plus «difficiles», la diversité des tâches à accomplir), à l’impression d’être laissés à eux-mêmes, les enseignants ressentent un sentiment d’impuissance qui en conduit beaucoup au fatalisme.
Les auteurs n’en restent toutefois pas à cette vision quelque peu déprimante du métier enseignant et la troisième partie est ainsi consacrée aux manières de faire face à ce qui cause des souffrances et donc aux joies de l’enseignement. On découvre à ce propos que le plaisir d’enseigner est difficilement avoué. Ainsi, les enseignants en parlent avec beaucoup de pudeur, en utilisant souvent des expressions qui sont de véritables euphémismes : ne pas trop s’ennuyer, ne pas avoir trop de problèmes, se sentir confortable dans son rôle, etc. En fait, ce qui peut être cause de douleur peut aussi être occasion de plaisir. Par exemple, sur le plan identitaire, si l’autonomie (être maître dans sa classe avec tout ce que cela comporte de solitude professionnelle) et la responsabilité (devoir rendre seul des comptes) peuvent être sources de souffrances, elles sont aussi deux dimensions du métier où peuvent prendre corps de réelles satisfactions professionnelles. Pas étonnant dans ces conditions que les enseignants considèrent comme essentielle la liberté pédagogique dont ils jouissent encore. En fait, paradoxalement, si l’individualisme du métier est dénoncé, il apparaît également grandement souhaité par les enseignants car même s’il est cause de souffrances, il est en même temps gage d’autonomie. Peu certain de son expertise propre, l’enseignement apparaît alors comme un métier qui, par crainte des regards externes, cultive jalousement son caractère individualiste.
On l’aura compris, l’ouvrage de Lantheaume et Hélou est d’un grand intérêt. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage «scientifique», sa langue et sa structure, toujours limpides, en font une œuvre accessible non seulement aux spécialistes mais aussi à un public cultivé intéressé par le métier enseignant. À de multiples reprises, tout au long du livre, les auteurs font un usage judicieux d’extraits d’entrevues. C’est justement ici que nous pouvons soulever une réserve face à leur travail. En effet, les auteurs indiquent avoir aussi fait des observations en milieu de travail, réalisé des entrevues de groupes, étudié des documents internes aux institutions. Or, la présentation des résultats de la recherche et l’analyse des données semble reposer uniquement sur les entrevues de sorte qu’il est impossible de savoir si les autres données ont été réellement utilisées et quel éclairage spécifique, le cas échéant, elles ont apporté. En outre, une des hypothèse de départ des auteurs – à savoir que la souffrance ordinaire des enseignants doit être mise en relation avec les nouveaux modes de management – nous semble insuffisamment démontrée. Ce lien, en effet, apparaît plutôt esquissé, suggéré, que véritablement établi. Ces quelques faiblesses ne réduisent cependant pas l’intérêt de l’ouvrage et sa pertinence pour la sociologie du travail enseignant et nous ne pouvons qu’être d’accord avec les auteurs lorsqu’ils soutiennent que le métier semble échapper aux enseignants et que, par conséquent, l’un des enjeux auxquels ils font face réside dans le développement de leur capacité collective à définir les règles de leur métier.
En terminant soulignons qu’il serait du plus grand intérêt de réaliser une étude similaire mais cette fois comparative entre divers pays. En effet, si ces dernières années l’organisation du travail enseignant semble avoir suivi une tendance vers la convergence (à tout le moins dans nombre de pays occidentaux), des spécificités nationales demeurent. Une étude comparative à l’échelle internationale permettrait notamment de vérifier : si les nouveaux modes de management présentent le même visage selon les pays; si, au regard des souffrances et des joies, le métier enseignant présente des spécificités nationales; de cerner quelles sont les stratégies de contournement des problèmes propres à tous et quelles sont celles qui sont particulières à des contextes nationaux, etc. En somme, à l’instar des travaux de Lessard et Tardif au Québec, l’ouvrage de Lantheaume et Hélou ouvre des perspectives de recherche des plus riches et intéressantes.

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