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15 septembre 2011

Les courants de pensée des professions

Introduction Évoquer le terme de profession, c’est immédiatement penser à la médecine ou au droit (avocat, juge). Ces deux domaines représentent des sortes de paradigmes des professions libérales. Par contre, même si l’on parle régulièrement de l’enseignement comme d’une profession, on sait que ce statut ne lui est pas réellement acquis, probablement en partie en raison de l’organisation bureaucratique des systèmes d’éducation de nos sociétés et d’une certaine incapacité des savoirs produits par les sciences de l’éducation à se traduire de manière effective dans la pratique des enseignants. Alors, qu’est-ce donc qu’une profession ? Quelles caractéristiques un corps d’emploi doit-il présenter pour se voir reconnaître cette prestigieuse position ? Comment accède-t-on à ce statut ? Par quels procédés ? Selon quelles modalités ? Quel lien y a-t-il entre le savoir professionnel et le pouvoir dont une occupation peut jouir ? Ces questions, et bien d’autres encore, sont celles que s’est posée une des nombreuse branches de la sociologie : la sociologie des professions. C’est de ce domaine de la sociologie dont il sera question ici. Cette partie de texte poursuit donc l’objectif de brosser un (trop) bref tableau synthèse des courants de pensée qui ont animé la problématique des professions en sociologie tout en faisant ressortir les différents questionnements qui les ont traversés et les principales réponses qui en ont émergé. Sociologie du travail, sociologie des métiers, sociologie des professions Dans un premier temps, il apparaît nécessaire d’établir une distinction entre la sociologie des professions et deux autres branches de la sociologie qui lui sont voisines. En effet, l’analyse de l’activité humaine au travail est un des objets d’étude classique de la sociologie et ce dès le dix-neuvième siècle. Ayant donné lieu à une littérature pléthorique, on en est donc venu à distinguer trois domaines différents de la discipline : la sociologie du travail, celle des métiers et celle des professions. Afin de s’y retrouver un peu, il n’est pas inutile de les caractériser brièvement. La sociologie du travail étudie surtout «la nature du travail et son expérience vécue, avec les gestes, les routines, les relations et les responsabilités attachées à chaque poste de travail» (Bourdoncle, 1991, p. 77). Pour sa part, la sociologie des métiers (sociology of occupation), porte son regard sur le métier en tant qu’il forme un tout. Elle l’analyse donc dans ses rapports avec les autres emplois mais aussi sous l’angle du type de carrière qu’il présente, des associations professionnelles qui le caractérisent, de sa culture particulière, etc. Enfin, les «professions sont étudiées de la même manière que les métiers, mais l’enjeu social qu’elles représentent et le grand nombre de travaux qu’elles ont suscités ont contribué à autonomiser un domaine d’étude spécifique, la sociologie des professions» (Bourdoncle, 1991, p. 77-78). On le constate, la distinction entre les trois domaines de la sociologie est le plus souvent assez mince. Cependant, une coutume bien établie tend toujours à les discerner. Ces domaines renvoient aussi à des traditions nationales en sociologie. Par exemple, la sociologie du travail a exercé un fort attrait sur les sociologues français qui, jusqu’à récemment, avaient négligé la sociologie des professions, laquelle, au contraire, a rencontré les faveurs des chercheurs américains. En réalité, la sociologie des professions peut apparaître comme une sous-section de la sociologie du travail reposant sur une distinction entre métiers et professions. Métier et profession : une distinction relativement imprécise Pris dans son sens le plus large le terme de profession est synonyme de métier; comme lui, il désigne une activité dont l’acteur peut tirer des moyens de subsistance. Un métier caractérise également l’ensemble des individus qui exercent les mêmes occupations dans le processus de production d’un bien ou d’un service : je suis avocat, cuisinier, ingénieur, menuisier, etc. Par extension, le concept de métier a été assimilé à un secteur d’activité économique. Ainsi, à l’origine, chaque profession recouvrait un corps de métier : on pense à la structure des corporations au moyen âge où un compagnon apprenait «son art» d’un maître (Dubar, 1991). Tout métier, comme toute profession, implique la possession d’un certain type de savoir qui lui est propre même si ce dernier se réduit à un simple savoir-faire mécanique. C'est pourquoi il est courent de distinguer les métiers selon le type de savoir et le niveau et la durée de l’apprentissage qu’ils nécessitent. Sur cette base, chaque métier se voit reconnaître un certain statut - plus ou moins élevé - qui lui confère plus ou moins de prestige et de pouvoir. Par conséquent, les termes de métier et de profession ne renvoient pas uniquement à une distribution des acteurs en fonction des activités économiques mais réfèrent à une véritable stratification sociale. Pris dans un sens plus restreint, le concept de profession se définit comme un métier au statut prestigieux qui jouit de conditions d’exercice particulières laissant place à l’autonomie de l’individu. Ce statut et cette autonomie, bien que n’étant pas exempts de dimensions pragmatiques, reposent sur des stratégies de reconnaissance où le savoir est étroitement lié au pouvoir : «Plusieurs analystes sont en effet arrivés à la conclusion que les professions ne sont que des occupations qui ont eu suffisamment de chance ou d’appui pour acquérir et conserver ce titre» (Deschamps, Ducharme, Regnault, 1979, p. 13). Le modèle des professions libérales - la médecine, le droit, etc. - est bien entendu l’exemple classique. Par exemple, Freidson, à partir d’une remarquable analyse de la profession médicale, généralisera ses conclusions. Ainsi, pour qu’une occupation devienne une profession trois conditions minimales devraient être remplies : 1) «que soit réservé au métier la compétence exclusive pour déterminer dans une tâche à effectuer ce qu’elle signifie exactement et comment l’accomplir efficacement»; 2) «que le groupe professionnel décide à l’origine des critères qui habilitent quelqu’un à accomplir le travail d’une manière acceptable»; 3) «que l’opinion publique croie à la compétence du métier de consultant et à la valeur des connaissances et des habiletés déclarées par ce métier» (1984, p. 20). En somme, la distinction entre métier et profession repose initialement sur la division entre travail manuel et travail intellectuel. Une profession est un métier de l’intellect dont les savoirs ont été rationalisés afin d’en assurer l’acquisition par des mécanismes autres que l’apprentissage imitatif (Bourdoncle, 1991). Cette division, longtemps prise pour acquis et non pas analysée de manière critique, servira de base à la sociologie des professions. Trois pionniers : Durkheim, Weber, Parsons D’abord, comme il a été suggéré plus haut, l’interrogation sur les professions ne date pas d’hier en sociologie. Elle remonte en réalité au tout début de la discipline. En effet, durant les vingt premières années de notre siècle, Durkheim en France et Weber en Allemagne ont jeté les bases de la sociologie des professions. Un peu plus tard aux États-Unis, Parsons fera une contribution majeure à ce champ de recherche. Durkheim, Weber et Parsons, sont donc à juste titre reconnus comme trois pionniers de la sociologie des professions. Bien que leurs réflexions sur le sujet comportent des différences notables, les trois sociologues se rejoignent sur un point : pour eux les professions sont identifiées aux professions libérales qui ont connu un formidable développement dans les sociétés industrielles. On le sait, la recherche d’une autorité légitime permettant de dépasser l’anomie des sociétés industrielles est au coeur même de l’oeuvre de Durkheim (1967a). Afin de recréer une cohésion sociale ébranlée par la division du travail et la complexification des systèmes sociaux, Durkheim proposera de mettre sur pied des associations professionnelles - il s’agit en fait de corporations un peu à l’image de celles du moyen âge (1967b) - reconnues par l’État et qui constitueraient des «corps intermédiaires» entre la famille et la société afin d’assurer l’intégration et la régulation du social. Chacune de ces associations, animée d’un esprit de service public, se donnerait son propre code de déontologie, lequel rendrait possible le développement d’une cohésion interne de ses membres soumis à une commune discipline. De cette manière, l’égoïsme individualiste propre aux sociétés industrielles serait tenu en échec. Les associations professionnelles, chez le sociologue français, reçoivent donc la mission de réinstaurer une solidarité perdue suite aux bouleversements de l’industrialisation de l’Europe. Pour sa part, Weber, à la même époque souligne le rôle capital joué par les professions dans la société occidentale moderne (1971). Selon lui, le processus de professionnalisation indique le passage d’un ordre social avant tout traditionnel à un autre où le statut d’un individu lui est conféré non pas en fonction du droit divin ou de quelconques privilèges mais selon ses compétences. Soulignant le fait qu’elle n’est pas héritée - comme les titres de noblesse par exemple - Weber voit la profession comme une véritable «vocation». Dans une perspective fonctionnaliste, Parsons (1951 et 1954) a en quelque sorte repris et étendu les analyses de Durkheim et de Weber. Il l’a fait en se servant du paradigme de la relation thérapeutique. Pour lui, la relation qui s’établit entre le médecin et son patient est un cas de figure exemplaire de la relation professionnel/client. D’abord, le patient est dans un rapport de dépendance vis-à-vis le médecin. Le patient ne peut généralement pas recouvrer la santé par lui-même. C’est le médecin, dépositaire de savoirs et de compétences spécialisés, qui est seul en mesure de l’aider. Parsons dira que, la médecine étant une science appliquée, le médecin doit faire montre d’une double expertise : celle qui relève de ses savoirs sur les maladies et leurs causes et celle qui renvoie aux techniques d’intervention. Par la même occasion, la dépendance du patient envers la médecine est double : non seulement il ne possède pas les savoirs nécessaires pour analyser son cas et les techniques pour intervenir de manière efficace, mais la situation stressante qu’il vit réduit considérablement sa capacité à gérer le contexte de manière indépendante. La relation médecin/patient est donc un rapport de pouvoir et, au même titre que tout rapport de pouvoir, elle présente un risque d’exploitation du plus faible (le patient) par le plus fort (le médecin). C’est pourquoi il est nécessaire d’établir un code de déontologie médicale. Ce dernier évite que la relation asymétrique dégénère en véritable exploitation et impose aux médecins des règles de conduite et une attitude envers leurs patients où, sans que l’intérêt y soit totalement absent, un certain détachement est de mise. Durkheim, Weber et Parsons ont exercé et exercent toujours une influence non négligeable sur la pensée en sociologie des professions. Le champ s’est pourtant diversifié en de multiples paradigmes parfois complémentaires mais le plus souvent concurrents. Il est courant aujourd’hui de les regrouper en trois grandes approches : fonctionnaliste, interactionniste, conflictualiste. Brièvement, examinons-les tour à tour. L’approche fonctionnaliste Dans l’approche fonctionnaliste, les professions sont perçues comme des entités indispensables aux sociétés avancées. Ici, la professionnalisation est d’abord et avant tout une recherche systématique et légitime de reconnaissance et de statut menée par un groupe occupationnel. En 1964, G. L. Millerson a établi une liste des caractéristiques qui seraient propres aux professions. Celles-ci sont : 1) des compétences (skills) basées sur un savoir théorique; 2) une éducation et un entraînement à l’emploi de ces compétences; 3) une évaluation systématique de la possession de ces compétences; 4) un code de conduite qui assure l’intégrité du professionnel; 5) la prestation d’un service pour le bien public; 6) le regroupement des membres sous la forme d’une association professionnelle. Ce dernier critère, selon lui, peut être utilisé pour mesurer le degré de professionnalisation d’une occupation; la professionnalisation pouvant être définie minimalement comme : «le processus par lequel des personnes exerçant un travail tentent de définir, de protéger et si possible d’étendre les frontières de leur domaine d’activité, c’est-à-dire de leurs actes et de leur clientèle» (Laliberté, 1979, p. 25). Ces propositions résument bien l’approche fonctionnaliste des professions, laquelle s’est fortement inspirée des thèses de Parsons et de l’ouvrage classique de Carr-Saunders et Wilson The Professions (1933). La position fonctionnaliste se distingue des autres approches en ce qu’elle repose sur deux affirmations fondamentales (Goode, 1957; Wilensky, 1964) : «d’une part les professions forment des communautés unies autour des mêmes valeurs et de la même “éthique de service”, d’autre part leur statut professionnel s’autorise d’un savoir “scientifique” et pas seulement pratique» (Dubar, 1991, p. 140, c’est l’auteur qui souligne). Il s’agit en somme d’identifier les caractéristiques et la structure distinctive des professions. L’approche fonctionnaliste, «essayant de construire les professions à partir de la nature et de l’importance de leur contribution sociale» (Bourdoncle, 1993, p. 88), apparaît comme la première tentative sérieuse pour faire de la profession un objet théorique digne de ce nom. Les chercheurs qui s’en réclament ont mis en évidence non seulement la fonction sociale régulatrice que les professions exercent à travers la prestation des services qu’elles rendent mais aussi la fonction socialisatrice qu’elles accomplissent auprès de leurs membres. En somme, cette approche a en quelque sorte construit, sous la forme d’une suite de traits caractéristiques, un type idéal des professions lequel trouvait, selon elle, son accomplissement ultime dans les professions libérales. La principale critique adressée à cette approche sera de ne pas avoir problématisé le discours que tiennent les professions sur elles-mêmes. Bien au contraire, les fonctionnalistes ont plutôt systématisé ce discours : «l’analyse sociologique se limitait à entériner les critères de reconnaissance des professionnels socialement et juridiquement admis, sans se donner les moyens de saisir les fondements sociaux de l’existence du fait professionnel» (Paradeise, 1988, p. 11). Ainsi, échouant dans leur rôle de critiques du sens commun, ils s’en sont plutôt fait les portes paroles, aidant par la même occasion les professions à légitimer leur position sociale et les privilèges - notamment financiers - qui s’y rattachent. L’approche interactionniste L’approche interactionniste se représente les professions comme des groupes occupationnels qui «négocient sur le terrain d’une pratique les conditions et les termes de celle-ci, structurent leurs rapports avec une clientèle et produisent à la fois un service et une idéologie qui légitiment le mandat que ces groupes réclament de la société» (Perron, Lessard, Bélanger, 1993, p. 6). Dans ce cas, la professionnalisation sera le processus d’établissement d’un service et d’une idéologie qui légitiment la recherche d’autonomie et de reconnaissance sociale d’un groupe occupationnel. Les interactionnistes ont soigneusement évité le piège dans lequel sont tombés les fonctionnalistes à savoir, définir la nature des professions. À ce propos Freidson (1984) rappelle les raisons expliquant la difficulté à s’entendre sur une définition commune : le terme est appliqué à des métiers très divers (médecin, avocat, mais aussi bibliothécaire et travailleur social, etc.); les méthodes pour établir la définition sont également diverses (par exemple, les fonctionnalistes décident a priori que telle occupation est une profession et tentent ensuite de dégager les traits qui la caractérisent); enfin des intentions et des finalités commandées par des intérêts particuliers ne sont souvent pas étrangères aux définitions données. Plutôt que de tenter de caractériser les professions par rapport aux métiers, les interactionnistes établiront leurs analyses sur le postulat suivant : peut être définie comme une profession, toute activité qu’une société reconnaît formellement comme telle. Ce postulat aura deux conséquences méthodologiques. D’abord, il n’est désormais plus possible d’étudier les professions à partir de leurs fonctions macrosociales. Il s’agit plutôt de mettre à jour et d’analyser les attributs et les fonctions que les professions réussissent à imposer comme légitimes et mesurer l’écart avec les occupations non professionnelles. Ensuite, le discours sur les professions ne peut plus être accepté comme un récit de nature mais doit être étudié comme une argumentation qui est parvenue à persuader le public de la justesse de ses vues. Les sociologues interactionnistes prennent donc vis-à-vis du phénomène des professions, une position essentiellement constructiviste : «les individus constituent leur réalité en catégorisant le monde à leur gré et en imposant aux autres leur définition de la situation» (Bourdoncle, 1993, p. 89). Cette position constructiviste a contribué à relativiser les thèses fonctionnalistes. Selon l’approche interactionniste ce qui distingue les professions ce n’est pas tant leur savoir spécialisé et rationalisé ou leur esprit altruiste de service à la communauté, mais en réalité leur capacité à se faire reconnaître par la société un statut et des privilèges particuliers. Ce sera justement ce que montreront avec force détails Becker (1962) et Hughes (1958). Le premier révélera que la conduite réelle des professionnels est loin de répondre aux critères supposés les distinguer des autres travailleurs. Afin de démasquer leurs prétentions, le second comparera certaines professions socialement reconnues à d’autres activités qui se voient refuser ce statut. L’approche interactionniste a aussi le mérite de faire clairement ressortir les privilèges que s’arrogent les professions. Jouissant d’une reconnaissance sociale particulière, celles-ci s’en servent pour obtenir le monopole sur la formation et l’exercice d’une activité. Cette situation permet aux professions de définir presque sans intervention extérieure le sens social de leur activité et, partant, de déterminer ce qui est souhaitable ou non pour leurs clients et la société en général. Par exemple, la profession médicale est la seule instance pouvant légalement décréter que telle série de symptômes constitue une maladie particulière (Freidson, 1984). Bien qu’ils aient apporté un vent frais salutaire dans le monde de la sociologie des professions, les interactionnistes ne sont pas au-dessus de tout reproche. Par exemple, leur approche plus illustrative et suggestive que démonstrative, oublie trop souvent les dimensions historiques du processus de professionnalisation et reste limitée à une vision interactive - le face-à-face entre le praticien et son client - qui escamote les structures de pouvoir sous-jacentes au phénomène des professions. L’approche conflictualiste Pour l’approche conflictualiste, les professions sont des métiers qui, dans la division du travail, occupent les statuts les plus élevés. La professionnalisation sera donc un processus visant la prise et le maintien d’un certain pouvoir sur l’exercice d’une occupation, la production des savoirs sur lesquels cette pratique se base et sur le recrutement et l’accréditation des membres. Les professions participent directement à la reproduction des inégalités sociales. Cette approche se divise en deux principaux courants inspirés l’un de Marx l’autre de Weber (Bourdoncle, 1993). Bien que présentant des différences assez considérables, ils se joignent quant à la place prépondérance qu’ils accordent à l’histoire dans l’explication du phénomène des professions. Leurs recherches portent surtout sur l’analyse du pouvoir des professions. Au fond, suite aux définitions des fonctionnalistes, mettant de l’avant les aspects du savoir et du service à la communauté et celles des interactionnistes, reconnaissant comme profession ce que la société tenait pour telle, les conflictualistes proposent une définition critique de l’objet professions : «L’objet de la sociologie des professions ne consiste plus alors à départager le bon grain de l’ivraie, mais à cerner les enjeux du statut, et les jeux sociaux qui permettent aux postulants (ou aux élus), en interaction avec un ensemble de partenaires, de le conquérir ou de le protéger» (Paradeise, 1988, p. 13). Les conflictualistes, tout comme les interactionnistes, sont d’accord pour dire que les professions sont des construits sociaux et que, par conséquent, c’est la reconnaissance sociale et non la validité des savoirs et l’idéal de service qui départage les occupations professionnalisées de celles qui ne le sont pas. Cependant, ils insistent tout particulièrement sur l’importance du «processus politique de contrôle du marché et des conditions du travail, acquis par un groupe social à un moment historique déterminé» (Bourdoncle, 1993, 90). Reprenant la notion de fermeture sociale élaborée par Weber, Paradeise parlera de «marchés du travail fermés» (1988) comme lieux et enjeux des professions qui cherchent à réguler en leur faveur les conditions du marché face à la compétition offerte par d’autres groupes occupationnels. De son côté, Sarfatti Larsons (1988), à travers une analyse historique de la professionnalisation en occident inspirée des thèses de Foucault, mettra l’accent sur le contrôle et la production du savoir professionnel. En réalité, loin d’être un processus historique d’accumulation et d’amélioration des savoirs et des compétences, la professionnalisation serait plutôt un processus politique de consolidation du contrôle qu’un groupe occupationnel exerce à la fois sur son fonctionnement interne et sur l’environnement social dans lequel il évolue (Johnson, 1972). Les conflictualistes - qu’ils soient d’obédience marxiste ou wébérienne - ont jeté un douche froide sur l’optimisme des fonctionnalistes. Ici les professions ne sont plus des lieux de haut savoir où les membres, animés d’un esprit de service, se dévouent pour le bien public, elles sont au contraire à la fois l’expression et l’outil des intérêts d’un groupe occupationnel : «Les professions sont devenues historiquement contingentes, plus stratèges et politiques que scientifiques et altruistes et finalement insatisfaites de leur statut» (Bourdoncle, 1993, p. 94). On peut toutefois s’interroger sur la vision essentiellement négative des professions véhiculée par l’approche conflictualiste. En mettant l’accent sur le pouvoir n’occulte-t-elle pas le fait que pour maintenir son statut, une profession doit constamment faire la preuve de sa pertinence sociale notamment à travers l’efficacité réelle des savoirs qu’elle déploie. Une spécialité qui a évolué Les trois approches rapidement esquissées ci-haut apportent toutes un éclairage particulier et pertinent pour la compréhension du phénomène des professions. Mais, il va sans dire que leurs points de vue sont à peu près irréconciliables surtout en ce qui concerne les approches fonctionnaliste et conflictualiste. Au-delà de leurs divergences, un élément les rapproche tout de même : l’étude des professions est rapidement devenue et est demeurée une spécialité anglo-saxonne, l’Europe francophone lui préférant la sociologie du travail (Friedmann et Naville, 1961-1962). La sociologie américaine et britannique a analysé le phénomène des professions avant tout en tant que communauté de qualification et groupe de référence. Qu’ils soient analysés comme traits distinctifs par rapport aux métiers ou comme instruments idéologiques et stratégiques de prise de pouvoir et de reconnaissance sociale, trois critères apparaissent alors comme récurrents dans les multiples définitions que se donne de son objet la sociologie des professions. D’abord, une profession possède un savoir spécialisé ce qui entraîne une détermination précise et autonome des règles de l’activité. Ensuite, elle requiert une formation intellectuelle de haut niveau (le plus souvent universitaire), ce qui implique l’existence d’écoles ou de facultés dûment reconnues par l’État et le public. Enfin, une profession présente un idéal de service lequel rend nécessaire l’établissement d’un code de déontologie et le contrôle par les pairs. Un bilan historique laisserait voir quatre grandes périodes dans l’analyse sociologique des professions (Bourdoncle, 1993). D’abord, du début du siècle aux années soixante, on peut parler de la période classique où les professions sont idéalisées. C’est l’époque où la recherche tente d’établir ce qui distingue les professions des autres occupations et reprend en quelque sorte à son propre compte le discours que les professions tiennent sur elles-mêmes. Les thèses fonctionnalistes en sont l’exemple le plus fameux. À partir des années cinquante s’ouvre la deuxième période que l’on pourrait qualifier de relativiste. C’est en effet à cette époque que les interactionnistes commencent à faire entendre leur voix. Relativisant le discours presque apologétique des fonctionnalistes, ils sont donc les premiers à émettre des réserves quant à la place centrale qui doit être accordée aux savoirs scientifiques et à l’esprit de service dans l’analyse et la compréhension des professions. Dès les années soixante, s’amorce une nouvelle période placée sous le sceau d’une critique sévère du discours fonctionnaliste. On verra alors fleurir les thèses conflictualistes qui font de la question du pouvoir l’enjeu majeur des professions. Enfin, depuis le début de la dernière décennie, la sociologie des professions semble s’ouvrir à de nouveaux questionnements. Un champ de la sociologie qui évolue toujours Comme il vient d’être mentionné, dans les années soixante, un vent de contestation soufflera sur la sociologie des professions. Les approches qui l’alimentaient jusqu’alors seront l’objet de nombreuses critiques (Sociologie du travail, numéro spécial «Les professions», 1972). Celles-ci portaient justement sur la construction de l’objet : les professions. On en viendra à remettre complètement en question non seulement la pertinence mais aussi l’existence même de ce champ de la sociologie. Pour plusieurs «les sociologues des professions seraient tombés dans un piège idéologique en reprenant à leur compte l’image voulant que les occupations organisées en monopoles professionnels aient réussi à imposer à leur propre sujet, image reposant sur deux piliers, la maîtrise exclusive de savoirs ésotériques et l’éthique altruiste de service» (Couture, 1988, p. 5). Cette déficience dans la construction de son objet a pu faire paraître la sociologie des professions comme une simple rationalisation de l’idéologie même des organisations professionnelles; le discours savant fournissant en quelque sorte une explication et une légitimation des privilèges des professionnels (Paradeise, 1988). Par ailleurs, l’étude presque exclusive des professions libérales laissait entendre que celles-ci pouvaient servir de modèle pour l’analyse des autres occupations salariées. Or, l’élargissement du modèle en dehors de son cadre étroit laisse immédiatement voir un problème. La professionnalisation de certaines activités se heurte en fait à une tendance sociale généralisée à la bureaucratisation laquelle est loin de favoriser l’autonomie et l’idéal de service (Critère, numéro thématique «Les professions», 1979). Néanmoins, la sociologie des professions existe toujours et se porte plutôt bien. Au fil des ans, elle a systématisé et raffiné son discours (Sociologie et sociétés, numéro thématique «Sociologie des professions», 1988). Ainsi, on s’accorde maintenant pour dire que les professions sont des construits socio-historiques. Désormais, loin d’être perçues comme un idéal à atteindre pour toutes les occupations salariées, elles sont plutôt abordées comme une forme d’activité parmi d’autres dans le contexte global de la division sociale du travail. Dorénavant, l’attention se porte moins sur les caractéristiques propres à une supposée «vraie profession» que sur les processus qui permettent à une occupation de se voir reconnaître ce statut. Les approches comparatives y sont souvent privilégiées : comparaison d’une profession à divers moments de son histoire; comparaison d’une même profession dans deux ou plusieurs sociétés différentes; etc. De nouveaux questionnements ont émergé : quelles sont les tensions que peuvent vivre les corps professionnels ? Comment se transforment-ils ? Quelles conséquences la bureaucratisation de la société a-t-elle sur le fonctionnement des professions ? etc. L’étude des professions est en outre utilisée en sociologie pour mieux comprendre et expliquer certains phénomènes sociaux plus globaux tels les rapports entre le savoir et le pouvoir (Couture, 1988, p. 6). Conclusion Le champ de la sociologie des professions n’est pas homogène. Bien au contraire, comme on a pu le voir, il est traversé par des approches non seulement concurrentes mais le plus souvent totalement antagonistes. Mais dans cette question des professions, en tant que «programme de recherche», il semble aujourd’hui se dessiner une certaine unanimité quant à l’intérêt central qu’il y a à analyser les liens complexes et enchevêtrés entre les savoirs codifiés et la pratique. En effet, dans des sociétés où le savoir n’est plus uniquement un capital culturel mais représente un instrument de production de première importance (Derber et Schwartz, 1988, p. 60), la possession d’une connaissance spécifique et la démonstration de son efficacité sont les arguments les plus souvent utilisés pour obtenir ou légitimer un statut de profession. En ce cas, la production des savoirs et le contrôle de la formation des membres d’un groupe occupationnel deviennent des enjeux majeurs dans tout processus de professionnalisation. Bibliographie Becker, H.S. (1962). The Nature of a Profession. Dans Education for the Profession. Sixty-first Yearbook of the National Society for the Study of Education. Chicago. The University of Chicago Press. p. 27-46. Bourdoncle, R. (1991). La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines. Revue Française de Pédagogie. no. 94. janvier-février-mars. p. 73-91. Bourdoncle, R. (1993). La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe. Revue Française de Pédagogie. no. 105. octobre-novembre-décembre. p. 83-119. Carr-Saunders, A.M., Wilson, P.A. (1933). The Professions. London. Oxford University Press. Couture, D. (1988). Présentation. Enjeux actuels en sociologie des professions. Sociologie et sociétés. vol. XX. no. 2. p. 5-7. Critère (1979). «Les professions». no.25. printemps. Derber, C, Schwartz, W. (1988). Des hiérarchies à l’intérieur de hiérarchies. Le pouvoir professionnel à l’oeuvre. Sociologie et sociétés. vol. XX. no. 2. p. 55-76. Deschamps, L., Ducharme, C., Regnault, J.-P. (1979). Pour comprendre les professions. Critère. no. 25. p. 13-21. Dubar, C. (1991). La socialisation. Construction des identités socialeset professionnelles. Paris. Armand Colin. Durkheim, É. (1967a). Le suicide. Étude de sociologie. Deuxime édition. Paris. PUF. Durkheim, É. (1967b). De la division du travail social. Huitième édition. Paris. PUF. Freidson, E. (1984). La profession médicale. Paris. Payot. Friedman, G., Naville, P. (éd.) (1961-1962). Traité de sociologie du travail. Paris. Armand Colin. 2 vol. Goode, W. J. (1957). Community within a Community : the professions. American Sociological Review. vol. 22. no. 2. p. 194-200. Hughes, E.C. (1958). Men and their work. Glencoe. The Free Press. Johnson, T.J. (1972). Professions and Power. London. MacMillan. Millerson,, G.L. (1964). The Qualifying Association. London. Routledge and Kegan Paul. Laliberté, R. (1979). La professionnalisation des occupations. Une tendance à accentuer ou à renverser ? Critère. no. 25. p. 23-40. Paradeise, C. (1988). Les professions comme marchés du travail fermés. Sociologie et sociétés. vol. 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