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23 juin 2011

Liberté en enseignement

Traditionnellement, l'enseignant a toujours joui d'une certaine autonomie dans sa pratique. En effet, une fois la porte de sa classe fermée, il devient le "maître à bord après Dieu" et décide, sans avoir vraiment de comptes à rendre à quiconque, du meilleur moment dans la journée pour enseigner telle notion, de l'opportunité de récompenser tel élève ou de la pertinence de continuer une leçon quand il voit que les élèves ne suivent plus, etc.

Il s'agit là, à n'en pas douter, d'une situation de liberté. Or, depuis un certain nombre d'années déjà, on entend davantage parler de l'accroissement des tâches des enseignants que de leur autonomie. De plus en plus sollicités, ceux-ci semblent cependant de moins en moins être maîtres de leur temps et libres de leurs gestes. Pire, ces exigences nouvelles apparaissent principalement déterminées par des acteurs autres que les enseignants eux-mêmes qui ploient sous les directives des ministères de l'Éducation, des institutions scolaires ou des établissements d'enseignement, etc. Désormais, la tâche de l'enseignant se réduit souvent à n'être qu'une réponse à la volonté des autres. Par conséquent, elle ne relève que très rarement de son libre arbitre. Acteur réactif, il fait appel moins fréquemment à son libre arbitre.

Dans ce contexte, peut-on encore parler de liberté dans la pratique enseignante ? Il est possible de répondre à cette question de différentes manières. Par exemple, on pourrait étudier le degré d'autonomie de l'enseignant dans son utilisation des programmes scolaires ou des méthodes pédagogiques. On pourrait également analyser l'ensembles des contraintes institutionnelles et sociales qui pèsent sur lui. Il s'agit là d'avenues abondamment explorées par la recherche. Elles ont généralement fait ressortir à la fois l'augmentation des tâches des enseignants et la réduction de leur marge de manœuvre en classe. Toutefois, de quelque manière qu'on examine le problème, il semble que la liberté soit toujours assimilée au libre arbitre.

Selon nous, cette définition de la liberté comme libre arbitre mérite d'être interrogée. Dans une tendance déjà visible à l'aube de l'ère chrétienne mais qui s'affirmera surtout autour du 18e siècle, la pensée occidentale définit en effet la liberté comme le "vouloir", le "commerce avec soi-même". Dans ce cas, la liberté se ramène principalement au libre arbitre, c'est-à-dire à la capacité de décider par soi-même, selon sa volonté, indépendamment de la volonté des autres. Or, cette définition de la liberté la rend presque inatteignable et inopérante. En effet, il existe très peu de circonstances où nous pouvons nous exprimer ou agir en totale indépendance de la volonté d'autrui. Nos actions sont presque toujours des réactions ou des interactions, c'est-à-dire quelles répondent généralement aux sollicitations d'autrui. En outre, même lorsque nous pensons agir totalement selon notre volonté, cette dernière est nécessairement influencée par notre milieu d'appartenance, le contexte social, notre histoire personnelle, etc. Par conséquent, agir selon son libre arbitre apparaît un idéal qui, s'il n'est pas irréalisable, semble bien difficile à atteindre. Dans ce cas, comment le pédagogue pourrait-il être libre, lui qui, jour après jour, doit faire face aux multiples contraintes propres à sa tâche et qui doit répondre aux demandes et aux besoins d'un grand nombre d'élèves (sans compter les exigences venant des parents, des directions d'écoles, etc.) ? On le constate, persister à définir la liberté comme l'équivalent du libre arbitre, nous conduit inexorablement à conclure que l'enseignant n'est définitivement pas un être libre et ne le sera jamais.

Or, il existe une autre manière de concevoir la liberté. Cette conception s'inspire des philosophes Grecs et des penseurs Machiavel et Montesquieu. En quoi consiste-t-elle ?

Chez les Grecs de l'époque de Socrate, Platon et Aristote, la liberté ne se définissait pas comme le libre arbitre. La liberté se vérifiait plutôt dans l'action et l'association (Platon, 1966). L'être libre n'était pas celui qui se détachait de ses semblables pour délibérer à huis clos sur les grandes questions de l'existence mais plutôt celui qui agissait avec eux dans un but commun. La liberté suprême se retrouvait dans la participation active à la gouverne de la cité en prenant la parole lors des assemblées.

Beaucoup plus tard, deux philosophes, l'un italien, l'autre français, préciseront cette idée de liberté inhérente à l'action par contraste avec la notion de liberté comme imposition de ma volonté aux choses et aux gens issue de la pensée chrétienne. Machiavel, célèbre pour son ouvrage "Le Prince", entendait la liberté en terme de "virtu". La "virtu" c'est "l'excellence avec laquelle l'homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna" (Arendt, 1993, p. 198). Dans ce sens, la liberté se vérifie alors, non pas dans mon bon vouloir, mais plutôt dans la "virtuosité", c'est-à-dire la perfection dans l'exécution d'une activité.

Pour sa part, Montesquieu, dans son ouvrage "De l'esprit des lois", avait bien compris que la définition de la liberté comme libre arbitre était inadéquate à la réalisation des buts politiques (buts que l’on doit prendre ici au sens large, intégrant toute action finalisée visant la transformation du monde sur la base d’un système de valeurs auquel on adhère). Ainsi, afin de contourner ce problème, il introduisit une distinction entre liberté philosophique et liberté politique. Alors que la première correspondrait à l'exercice formel de la volonté, la seconde signifierait plutôt pour l'individu, la capacité de faire ce qu'il doit faire. "Pour Montesquieu comme pour les Anciens il était évident qu'un agent ne pouvait plus être appelé libre quand il lui manquait la capacité de faire (...)" (Arendt, 1993, p. 209).

On le voit, dans le cas des Grecs, de Machiavel ou de Montesquieu, la liberté ne se trouve plus définie comme l'exercice formel et privé de la volonté, le commerce avec soi-même, le libre arbitre. Leurs définitions de la liberté mettent au contraire de l'avant la nécessité de la capacité d'agir. Traduit en termes modernes, nous dirions que la liberté chez eux se retrouve dans l'action exécutée avec compétence. L'être libre ici c'est celui non seulement qui agit, mais celui qui agit avec virtuosité. Il nous semble que cette manière de concevoir la liberté porte en elle un avantage que ne présente pas l'idée du libre arbitre. Elle permet en effet de lier l'action exécutée avec compétence et la liberté. En ce sens, le pédagogue libre c'est celui qui agit avec virtuosité, celui qui intervient de manière pertinente dans un contexte donné.

Conserver une définition de la liberté comme exercice de la volonté, comme libre arbitre, dépossède l'enseignant de toute forme de possibilité de se sentir libre dans sa pratique. Mais, si l'on adopte la définition de la liberté comme virtuosité de l'action, il devient alors possible de se donner une certaine vision du pédagogue libre : il s'agira de celui qui, virtuose de l'enseignement, est capable d'accomplir sa tâche avec compétence. Pour illustrer cela, la distinction entre arts de production et arts d'exécution est éclairante. Les premiers ont comme caractéristique principale que la virtuosité si exprime par un produit fini : on pense à la peinture, la sculpture, etc. Les deuxièmes se définissent plutôt par le fait que la virtuosité s'y vérifie dans l'accomplissement même de la tâche : par exemple, la musique, la danse, le théâtre, etc. Dans les arts de l'exécution l'artiste libre est celui qui possède son art de manière telle qu'il est un virtuose, qu'il accomplit son travail avec compétence. Or, la pédagogie - comme d'autres activités humaines telles la politique ou le droit - se rapprocherait beaucoup plus des arts de l'exécution que des arts de production à savoir que, la virtuosité ne s'y exprime pas dans un produit fini mais dans l'accomplissement même du travail face à un public (Runtz-Christan, 2000).

On le devine alors, définir la liberté comme virtuosité dans l'art de l'exécution n'est pas sans conséquence pour la formation de l'enseignant compétent. En effet, si la virtuosité dans les arts requiert la pratique, elle demande aussi une connaissance théorique approfondie de son art : c'est pourquoi il existe des conservatoires d'art dramatique, des facultés de musique ou des Écoles de danse pour introduire à ce savoir spéculatif. Alors, de la même manière, si la liberté se vérifie dans la virtuosité dont fait preuve le pédagogue dans l'exécution de sa tâche (à la manière des grands musiciens et des comédiens chevronnés), il s'en suit que cette virtuosité doit reposer non seulement sur la pratique mais aussi sur des connaissances pédagogiques formalisées. Par conséquent, tout comme les grands arts de l'exécution tels la danse classique, l'opéra ou le théâtre ne se réduisent pas au seul apprentissage pratique et imposent à celui qui veut maîtriser ces arts, l'acquisition d'un bagage de connaissances théoriques, l'enseignement virtuose commande également la maîtrise d'un corpus de connaissances pédagogiques. En conclusion, l'enseignant vraiment libre, c'est-à-dire celui qui possède la virtuosité dans l'art de l'exécution de l'action pédagogique, sera donc celui qui maîtrise à la fois des compétences pour agir et des savoirs pour réfléchir à son action.

Bibliographie

Arendt, H. (1993). La crise de la culture. Paris : Gallimard.

Machiavel (1990). Le Prince. Paris : Presses Pocket.

Montesquieu (1979). De l'esprit des lois. Paris : Flammarion.

Platon (1966). La République. Paris : Gonthier.

Runtz-Christan, E. (2000). Enseignant et comédien, un même métier ? Paris : ESF.

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