par
Clermont Gauthier et Stéphane Martineau
texte d'une conférence présentée au congrès de l'ACFAS en mai 1998
Introduction
Il est toujours inconfortable de se faire définir par autrui;
c'est le sentiment qui habite le chercheur en pédagogie à la lecture de
certains ouvrages de didactique où sa discipline est reléguée parfois de façon
un peu paternaliste voire même méprisante à une affaire de relations humaines
ou encore est taxée de ne pas offrir de support théorique rigoureux. Il serait donc mal avisé de tenter, à notre
tour, de critiquer la didactique sans susciter d'emblée la réprobation générale
des didacticiens. Qu'on se rassure
cependant, même si nos écrits antérieurs ont porté plus sur la pédagogie que
sur la didactique, nous ne ferons pas valoir ici une position qui favoriserait
un exclusivisme mais bien une vision complémentaire de ces deux champs de
savoir. Pour ce faire nous avons utilisé
un artifice commode pour initier notre réflexion, le modèle du triangle. Si les modèles, comme le triangle, peuvent
présenter la vertu de la simplicité afin de faciliter la compréhension, il sont
susceptibles parfois de masquer des aspects importants. C'est ce que nous tenterons de montrer dans
le cas du triangle didactico-pédagogique qui s'avère insuffisant pour faire
apparaître des différences entre la pédagogie et la didactique.
Tout au long de ce texte, en nous appuyant sur une vision du
travail enseignant empruntant à la discipline de l'ergonomie où le contexte de
travail est fondamental à l'analyse, nous tenterons de montrer qu'en dépit des
mêmes éléments de base, (élèves, savoir et enseignant) la didactique et la
pédagogie les pensent fondamentalement différemment. Cette différence, loin de constituer une tare
peut s'avérer une source féconde de découvertes dont nous esquisserons quelques
aspects.
1- Une même modélisation
pour des champs disciplinaires différents.
Il semble
commode, sinon communément admis, dans le champ de la didactique de représenter
le système didactique comme un triangle dont les pôles représentent
respectivement le savoir, l'enseignant et l'apprenant (ce dernier terme écrit
avec ou sans s). En effet, un bref
relevé de quelques ouvrages a permis de retracer ce qui manifestement ressemble
à une constante. Pour Chevallard (1991) «le didacticien (...) s'intéresse au jeu qui
se mène - tel qu'il peut l'observer puis le reconstruire, en nos classes
concrètes - entre un enseignant, des élèves, et un savoir...
» (p.14). Halté (1992) reprend
essentiellement le modèle triangulaire de Chevallard et commente en insistant
sur la dimension systémique du modèle: «Chaque
pôle se constitue dans la relation qu'il établit aux autres. De la même façon, penser l'apprenant tout
seul, jusqu'au bout, ce serait oublier qu'il apprend quelque chose
et, qui plus est, par l'entremise de médiations institutionnelles. Le même raisonnement conduit à la nécessité
d'étudier les relations à deux termes: savoir et apprenant, enseignant et
apprenant, savoir et enseignant, et à introduire dans l'étude. (p.20). Develay utilise également la même
modélisation triangulaire. En 1992 il
écrivait: «La didactique, en centrant son
analyse sur la relation de l'apprenant au savoir, dans le cadre des relations
enseignant-apprenant et enseignant-savoir, introduit une tripolarité là où
n'existait qu'une bipolarité.» (p. 67).
Il ira dans le même sens en 1994: «Le
regard didactique est centré sur les conditions d'appropriation d'un savoir par
un apprenant. La modélisation didactique
considère, dans cette optique, les situations didactiques comme permettant les
interactions maximales entre le savoir, l'élève et l'enseignant.» (p. 98).
Cette
modélisation à partir du triangle ne semble toutefois pas se limiter aux seuls
didacticiens. En effet, Houssaye utilise
aussi dans son ouvrage cette représentation, mais cette fois en parlant de
pédagogie: «Toute situation pédagogique
nous paraît s'articuler autour de trois pôles (savoir-professeurs-élèves), mais
fonctionnant sur le principe du tiers exclu.» (1988, p. 40). En ce sens, il est important de remarquer que
pour Houssaye, la pédagogie ne se limite pas aux relations humaines mais
comprend aussi la discipline à enseigner.
Triangle
pédagogique et triangle didactique semblent donc à première vue des concepts
interchangeables. C'est ce qu'ont tenté de montrer Bertrand et Houssaye (1995,
p. 15) dans un article assez récent.
Pour ces auteurs, didactique et pédagogie sont des termes aux significations
identiques au sens où il est possible dans chacun de ces cas de représenter la
situation éducative par le même triangle dont les trois pôles correspondent à
l'enseignant, au savoir et aux élèves.
Pour eux, l'identité de signification entre les termes didactique et
pédagogie est manifeste et s'il y a une différence, elle n'existe en fin de
compte que pour marquer l'inscription institutionnelle des chercheurs
appartenant soit au champ de la didactique, soit au champ de la pédagogie (p.
12). Pour illustrer cette confusion, d'une manière un peu sarcastique, ils
renvoient aux définitions de Mialaret: «Les
rapports entre les deux termes sont d'ailleurs si difficiles à préciser que
Mialaret en 1976 incluait la didactique dans la pédagogie et en arrivait en
1982 à inverser le rapport, après avoir défini en 1979 la didactique comme
l'ensemble des méthodes, techniques et procédés pour l'enseignement, et avoir
distingué la méthodologie générale de l'enseignement des méthodologies
particulières. Décidément il est vraiment
difficile de s'y retrouver» (Bertrand
et Houssaye, p.11). Soulignons tout de même que, s'il n'y a pas de différence
"ontologique" entre la pédagogie et la didactique, cela ne signifie
pas pour autant qu'il y ait identité des regards. D'ailleurs ce phénomène n'est
pas unique à ces deux disciplines. Par exemple, et pour quitter momentanément
l'univers des sciences de l'éducation, bien qu'il soit devenu très difficile de
soutenir que leur différence est d'ordre ontologique, la sociologie et
l'anthropologie, n'en continuent pas moins (et en dépit de convergences de plus
en plus nombreuses) à porter leur regard respectif sur des objets différents et
à adopter des angles de vision distincts pour un même objet.
2. Un même oubli en didactique et en pédagogie : le contexte de
travail de l'enseignant.
Nous
aimerions montrer que, tant chez les théoriciens de la didactique que de la
pédagogie, du moins dans la vision proposée par Houssaye, un oubli majeur
semble avoir été commis, le contexte réel de travail de l'enseignant; oubli qui
a pour effet de rendre les deux champs disciplinaires identiques, mais
seulement en apparence.
Nous pensons
que même si les trois pôles du triangle peuvent être constitutifs à la fois du
champ disciplinaire et didactique, il est possible néanmoins de construire une
différence discriminante à l'aune de l'importance que chacun des champs
disciplinaires accorde au contexte de la classe. Pour la didactique, même si le contexte n'est
pas exclu, il semble qu'il soit posé comme en périphérie, alors qu'au
contraire, nous pensons que l'enseignement s'est profondément transformé,
d'abord et avant tout, précisément au regard la prise en compte de ce
contexte. En cela, même si nous sommes
plutôt en accord, d'un point de vue formel, avec l'hypothèse avancée par
Bertrand et Houssaye, concernant l'identité conceptuelle (et de la grande
confusion) entre pédagogie et didactique au regard des trois pôles du triangle,
nous ferons cependant valoir une autre vision de l'enseignement (pour ne pas
l'appeler encore pédagogie) qui se démarque sensiblement de leur thèse et qui
aboutit à des conséquences différentes, notamment en ce qui concerne les angles
de vision spécifiques appartenant au questionnement de la didactique et de la
pédagogie.
Accordons-nous
un léger détour pour examiner une transformation majeure du discours et de la
pratique sur l'enseignement afin de bien asseoir notre thèse.
2.1 Un bref regard en arrière
Nous avons
déjà soutenu ailleurs l'hypothèse que la manière d'enseigner dans les écoles se
modifiée en profondeur au XVIIe siècle (Gauthier, 1993a, 1993b, 1993c; Gauthier
et Tardif, 1996). En effet, la confluence d'un certain nombre
de facteurs contribue alors à provoquer ce changement. La Réforme protestante, la Contre-réforme
catholique, l'émergence d'un nouveau sentiment de l'enfance et des problèmes
urbains liés au désoeuvrement d'un nombre grandissant de jeunes, concourent à
l'accroissement notable de la fréquentation scolaire et à l'augmentation du
nombre d'écoles. Cette conjoncture nouvelle provoquera l'apparition de problèmes
d'enseignement également nouveaux. On ne
peut plus désormais enseigner au singulier, dans un rapport un à un, un maître
avec un élève, comme on le faisait depuis des siècles. On le sait, depuis
l'Antiquité grecque, en passant par le Moyen Âge et la Renaissance, la manière
d'enseigner les rudiments ne s'était pratiquement pas modifiée. Ce qui pouvait tenir lieu de méthode
d'enseignement se limitait en gros à organiser le contenu selon la logique
disciplinaire, à faire lire, relire, apprendre par coeur, copier. On le comprendra aisément, il n'était pas
nécessaire de remettre en cause une façon séculaire d'enseigner puisque durant
quinze siècles le contexte d'enseignement avait fort peu évolué, c'est-à-dire
dans le sens précis où il n'y avait presque pas d'élèves dans les classes. Cette façon de faire ne peut cependant plus
tenir la route quand, à partir du XVIIe siècle, on retrouve dans les écoles
beaucoup plus d'élèves. Par exemple, on mentionne des classes pouvant atteindre
jusqu'à 100 élèves à Paris. Imaginons un instant un enseignant d'une telle
classe demander aux élèves de venir à tour de rôle réciter leurs leçons auprès
de lui à son bureau alors que la masse des autres est livrée à elle-même. Il est évident que l'enseignant ne peut plus
fonctionner comme auparavant, qu'il ne peut plus utiliser cette méthode
individualisée du type «un à un». Il
doit donc inventer une nouvelle façon de faire la classe pour répondre à ce
nouveau contexte où il est tenu d'enseigner simultanément à un groupe d'élèves.
C'est cette
nouvelle façon de faire la classe pour répondre à des exigences inédites du
contexte que nous l'avons appelée «pédagogie».
Le savoir
pédagogique qui se met alors en place est issu de l'expérience des enseignants
de métier qui codifient leur «savoir faire la classe», c'est une pédagogie qui
rompt avec la manière d'enseigner où la connaissance de la matière
suffisait à elle seule pour soutenir le rapport individuel du maître à
son élève. Qu'était-ce donc alors que la pédagogie? Tout simplement une
méthode et des procédés précis pour faire la classe dans ce nouveau contexte,
un discours et une pratique d'ordre pour conjurer le désordre, pour faire
apprendre «tout à tous», «plus, plus vite et mieux», selon les mots de
Coménius. La pédagogie de cette époque c'est la formalisation du «savoir faire
la classe» dans des traités qui donnent une série de conseils à l'enseignant
non seulement au sujet du contenu de la matière et de la façon de le faire
passer mais aussi sur tous les aspects de la vie de la classe, de
l'organisation du temps et de l'espace à la gestion des conduites des élèves, à
leur posture et à leurs déplacements, des micro-événements aux grandes étapes
qui scandent diversement le cours de l'année scolaire. Ces habiletés, conseils
pratiques, attitudes et savoir-faire, transmis et légués par les maîtres
chevronnés aux enseignants des générations suivantes, constitueront bientôt un
code uniforme des savoir-faire, une véritable tradition pédagogique, une sorte
de dispositif de répétition de la manière de faire la classe, tradition qui se
transmettra d'ailleurs jusqu'au XXe siècle sans modifications vraiment
importantes.
C'est donc l'apparition d'un nouveau contexte qui a obligé les
enseignants du XVIIe à modifier radicalement leur manière d'enseigner
et à prendre en compte la totalité des aspects de la vie de la classe. Or, si
les pôles du triangle sont toujours les mêmes (enseignant, savoir, élèves), le
pôle «élèves» s'est grandement modifié. En effet, il acquiert désormais une
importance fondamentale, ce qui entraîne une transformation de l'organisation
de la classe. Loin d'être au singulier,
ce pôle se conjugue dorénavant au pluriel.
Il devient alors un véritable souci pour l'enseignant au point que ce
dernier ne peut plus penser ni pratiquer son enseignement de la même
manière. Il doit prendre en compte le
groupe, le collectif à qui il s'adresse, et ce collectif, bouge,
dérange, apprend le contenu à des rythmes différents, peut être motivé à des
degrés divers. Pour ce faire, il doit inventer
une méthode pour enseigner, pour instruire et éduquer ce collectif,
c'est-à-dire la pédagogie.
On rétorquera
que plusieurs auteurs pensent la didactique au pluriel puisqu'ils écrivent le
mot élèves au pluriel dans leur modèle triangulaire. Mais l'écrire est une chose, le penser est
cependant tout autre chose. En effet,
même si ces différents auteurs emploient le mot parfois au singulier et parfois
au pluriel, il reste que dans leur argumentation l'usage est principalement au
singulier. Le fait qu'on emploie
majoritairement le mot apprenant au singulier, ou qu'on l'emploie
occasionnellement au pluriel mais sans s'en expliquer véritablement signifie
une seule et même chose: l'idée de collectif d'enfants n'est pas présente chez
ces auteurs ou si elle l'est ce n'est qu'accessoirement et non
fondamentalement. Pour nous, l'idée du
collectif d'enfants, autrement dit l'idée d'une classe, n'est pas une
particularité secondaire, subsidiaire, périphérique mais bien première,
capitale et centrale dans tout enseignement.
On ne peut enseigner dans notre contexte sans prendre en compte d'entrée
de jeu, obligatoirement, le collectif d'enfants à qui on s'adresse. En cela, le concept de pédagogie de Houssaye
n'est pas vraiment différent du concept de didactique des didacticiens au sens
où il ne prend pas davantage en compte dans son argumentation de cette
dimension contextuelle fondamentale: le collectif d'élèves.
2.2 Un bref regard sur aujourd'hui
Nous venons
de le voir, la pédagogie est née d'une réflexion sur le travail réel
d'enseignants réels au prise avec des problèmes réels. Or, ces problèmes se
sont dès le début posés en rapport à la gestion d'un collectif d'élèves. Mais,
avant de revenir sur cette question du collectif d'élèves, réfléchissons sur le
concept de travail.
Dans le
domaine du travail, toute pensée formalisée risque toujours de sombrer dans
l'abstraction. La pédagogie (ou la didactique) ne fait pas exception. Ainsi, a pu se développer au cours de ce
siècle toute une pensée pédagogique de type philosophico-littéraire dont les
assises empiriques étaient bien pauvres. Heureusement, ce temps semble en bonne
partie révolu et la recherche pédagogique tend de plus en plus à s'appuyer sur
des résultats de recherches. L'idée que l'école, - comme tout lieu de travail -
met en scène un collectif de travailleurs devant remplir un mandat donné par la
société, s'impose graduellement. Or, les
agents remplissent ce mandat non seulement en ayant recours à leurs savoirs
mais aussi à travers l'utilisation de divers matériel (pédagogique et autres)
lesquels demandent des ressources financières. De plus, ce collectif d'acteurs
est structuré, c'est-à-dire que les travailleurs occupent des positions à la
fois symboliques et hiérarchiques et accomplissent des tâches qui ne sont pas
identiques. Ainsi, à l'intérieur d'une école retrouve-t-on les membres de la
direction, le personnel enseignant, les "spécialistes" (psychologue
scolaire, travailleur social, etc.), le personnel de secrétariat, ou celui dit
de soutien. Mais, bien sûr, l'école ne renferme pas que des travailleurs
rémunérés; elle inclut aussi les élèves, «travailleurs obligés». Il faut donc
retenir que toute institution imprime à ses membres, d'une manière plus ou
moins marquée, un mode de fonctionnement qui lui est spécifique (Crozier et
Friedberg, 1981).
Pourquoi
rappeler ici ces éléments connus ? Parce que cet ensemble d'éléments n'est pas
sans affecter la pédagogie. En effet, le travail enseignant ne se résume pas
dans un rapport aux savoirs à enseigner ou dans une relation interpersonnelle
comme il est habituellement courant de le représenter (Develay, 1992). Il est plutôt fait de multiples contraintes
(Durand, 1996). Et, ces contraintes naissent de et exercent une influence sur
l'organisation même du travail : contraintes de temps et d'horaire, d'espace,
de matériel et de ressources disponibles mais aussi contraintes du découpage
disciplinaire, du travail sur et avec un collectif d'élèves, etc. De plus, depuis quelques années l'enseignant
voit les tâches non pédagogiques occuper une part de plus en plus grande de son
temps (Tardif, 1996). Ajoutons également que l'arrivée dans les écoles de
groupes de spécialistes (par exemple, les orthopédagogues) a eu pour effet de
réduire le contrôle du titulaire de classe sur les tâches proprement
pédagogiques. On le voit, l'enseignement, en tant qu'activité professionnelle,
est loin de se développer en vase clos. Il s'en suit donc que la pédagogie,
"l'outil" de l'enseignant, ne peut qu'évoluer en fonction des changements
organisationnels concrets qui surviennent dans l'institution scolaire.
En somme, la
pédagogie - c'est-à-dire la mise en oeuvre de certains moyens afin d'atteindre
des finalités d'instruction et d'éducation - sera tributaire de l'environnement
de travail. Par conséquent, si l'on veut comprendre quelque chose à la
pédagogie, il s'avère désormais "nécessaire
de l'articuler aux autres composantes du processus du travail enseignant"
(Tardif, 1996, p. 5). Si on nous permet un raccourci, on pourrait dire que la
pédagogie tente d'agencer les diverses composantes du travail enseignant. Elle
a donc à voir avec les buts, l'objet, les résultats, les techniques et les
savoirs correspondants à ce travail. Or, lorsqu'on y regarde de près le
dénominateur commun de ces composantes est l'action sur et auprès d'un
collectif d'élèves. Ainsi, bien que personne ne puisse apprendre à la place
d'un autre et que l'apprentissage soit toujours en dernière analyse une
question individuelle, il est indéniable que les buts de l'institution scolaire
sont l'éducation et l'instruction de l'ensemble des élèves et non d'un seul
d'entre eux. En ce cas, et comme l'enseignant - à l'image de tout travailleur -
doit répondre aux attentes de l'institution pour lequel il oeuvre, les buts
poursuivis par celui-ci ne peuvent qu'avoir une visée collective. Il en va de
même en ce qui concerne l'objet de l'enseignement : ici les élèves.
L'organisation du travail dans les écoles place l'enseignant devant un groupe
et non pas devant un seul élève. Ce sera également au regard du groupe que l'on
jugera des résultats du travail de l'enseignant : est-il capable de "tenir
sa classe" ? ses élèves réussissent-ils bien aux examens provinciaux ? Par
conséquent, une bonne partie des techniques et des savoirs des enseignants
seront orientés vers "la gestion" du collectif d'élèves.
3. Sous quel angle aborder le triangle?
Comme nous
venons de le voir, le contexte est un élément fondamental au sens où un
changement de contexte au XVIIe siècle a transformé complètement la
manière d'enseigner et a suscité la production de traités qui s'adressaient à
l'enseignant et lui indiquaient comment «faire la classe», comment instruire et
éduquer non plus seulement quelques élèves mais un collectif plus nombreux
qu'on appelle désormais une classe.
L'idée était de soutenir l'enseignant dans sa pratique. Les trois mêmes éléments du triangle sont
toujours présents mais on ne les considère pas de la même manière, pas sous le
même angle de vision.
L'étude de
cette relation, appelée aussi enseignement-apprentissage, peut alors se faire à
partir de deux points de vue différents mais complémentaires, soit celui de
l'enseignant comme gestionnaire du collectif ou soit celui de l'élève comme
apprenti du contenu. Pour Altet,
pédagogie et didactique ne recouvrent chacune qu'un versant de la réalité du
couple enseignement-apprentissage et sont porteuses de préoccupations et de
questions propres: «Didactique et
pédagogie sont donc deux approches complémentaires dans l'analyse du processus
enseignement-apprentissage qui cherchent à produire des savoirs pour comprendre
les pratiques d'enseignement et d'apprentissage.» (p. 17). Selon que l'accent sera mis sur l'une ou
l'autre des perspectives on parlera alors de «pédagogie» ou de «didactique»
(Altet, 1994). Après avoir analysé
plusieurs définitions de la didactique, Altet (1994), offre une solution
intéressante en suggérant de réserver le terme didactique à tout ce qui
concerne les contenus disciplinaires et l'apprenant comme sujet
d'apprentissage. En d'autres mots, la
didactique est l'étude du rapport au savoir des élèves. Ce rapport comporte deux éléments
fondamentaux: les savoirs à apprendre et leur apprentissage par les
élèves. Non pas que la relation
maître-élèves soit évacuée mais le regard didactique est centré davantage sur
l'apprenant confronté au savoir. Ce qui est central, c'est l'appropriation du
savoir par l'apprenant. (Develay, 1992, p. 71) et même si ce dernier est écrit
au pluriel, il est cependant pensé au singulier. Pour Altet, il semble que les didacticiens,
malgré bien des divergences de points de vue, s'accordent au moins sur ces deux
champs de référence. Le premier, de
nature épistémologique, concerne l'origine, la structure, les méthodes d'élaboration
et le fonctionnement des divers savoirs enseignés: «La matière enseignée, la connaissance des contenus à enseigner, la
construction des contenus disciplinaires et méthodologiques, la nature profonde
de la discipline enseignée: c'est l'entrée épistémologique.» (Altet,
1994, p. 13). Le second, de nature
psychologique, réfère à l'apprenant
et à l'apprentissage d'une matière spécifique ou à l'apprentissage en
général. «L'acquisition des contenus en classe par l'apprenant, la manière dont
les élèves les utilisent, se les approprient, la façon dont ils se les
représentent: c'est l'entrée psychologique, cognitive.» (Altet, 1994, p. 14) En d'autres mots, la didactique «pose la question centrale des savoirs, des
contenus d'enseignement, de leur apprentissage et ceci dans une institution
précise.» (p. 14). Elle dissocie l'activité de l'apprenant de
celle de l'enseignant et considère «que
la nature du savoir à enseigner est déterminante pour l'apprentissage, et par
voie de conséquence, pour l'enseignement.» (Develay, 1994, p. 96).
Par ailleurs,
certains semblent soutenir que la didactique se déroule dans un temps différent
de la pédagogie. Par exemple, pour Astolfi «la
didactique travaille en amont de la réflexion pédagogique» et «s'arrête à la porte de la classe»
(Altet, 1994, p. 17). Ce propos est
également celui de Tochon (1991) qui distingue la didactique et la pédagogie
respectivement selon deux axes épistémologiques, celui des contenus anticipés
pour la première et celui de l'interaction immédiate dans le présent
relationnel de la classe pour la seconde.
Altet, avec raison, critique cette position parce que pour elle la
didactique ne se limite pas à ce qui précède l'action, elle a aussi à voir avec
ce qui se passe dans la classe au sens où elle se préoccupe également de
l'apprentissage des élèves en situation.
Dans le
prolongement de cette idée, plusieurs conçoivent la didactique à peu près comme
l'équivalent du concept de «theory of instruction». Elle engloberait alors ce qui concerne aussi
l'acte de transmission de la matière, donc pas seulement ce qui précède
l'enseignement ni seulement l'apprentissage par les élèves. Cela a pour conséquence de réserver le terme
pédagogie aux aspects de la gestion, de la communication, des relations
interpersonnelles dans la classe. Cette
conception présente cependant le défaut, du point de vue de l'étude des actions
de l'enseignant qui nous intéresse, outre de confiner la pédagogie à la
psychologie où elle a trop longtemps été associée depuis les années 1970, de
trop séparer les questions relatives à l'enseignement d'une matière de celles
de la gestion de la classe et de faire comme si la gestion de la classe, avec
tout ce qu'elle implique comme valeurs, était une dimension périphérique,
secondaire de l'enseignement.
Pour bien
illustrer la différence des questions posées par la pédagogie et la didactique,
nous pourrions faire valoir, et ce en prenant une position cette fois
différente de celle d'Altet (1994, p. 14), que chacune considère les pôles du
triangle différemment. L'élève du
didacticien c'est l'apprenant alors que celui du pédagogue c'est le groupe, le
collectif de la classe qu'il doit instruire et éduquer. L'enseignant du didacticien peut être
vu comme un spécialiste «des processus d'acquisition et de transmission des
savoirs à propos d'une discipline donnée» (Develay, 1992, p. 67). Cela s'entend puisque dans cette perspective
l'apprentissage est un problème qui se situe au niveau individuel en ce qu'une
analyse de l'apprentissage fait porter l'attention du chercheur (didacticien)
sur les processus de traitement de l'information d'un apprenant Doyle
(1986). De son côté, l'enseignant de la
pédagogie fait plutôt porter son attention sur la gestion du collectif en vue
de l'instruire et de l'éduquer. Par ailleurs, le savoir pour le
didacticien se pense entre autres à partir des concepts de représentation,
d'obstacle à la compréhension du concept, de transposition didactique alors que
le savoir pour le pédagogue ne peut se poser en l'absence de la variable de
gestion de la classe; le pédagogue ne peut enseigner un contenu sans penser
automatiquement à la gestion du groupe.
On
s'accordera donc ici pour dire que la pédagogie (ou enseignement) signifie
l'ensemble des actions que l'enseignant met en oeuvre dans le cadre de ses
fonctions d'instruction et d'éducation d'un groupe d'élèves dans le contexte
scolaire. Ces comportements ont en
commun la caractéristique de présenter une certaine organisation, un certain
ordre. Nous avons déjà avancé ailleurs
(Gauthier 1993a, 1993c, 1996) que l'enseignant se devait de créer de l'ordre
dans la classe pour que l'apprentissage advienne. Non pas l'ordre au sens abusif du terme mais
plutôt une certaine forme d'ordre pour que, dans le cadre d'un travail en
collectif comme celui de la classe, des apprentissages (au sens d'instruction
et d'éducation) puissent se réaliser. «Order does not necessarily mean passivity, absolute
silence, or rigid conformity to rules, although these conditions are sometimes
considered necessary for specific purposes (e.g. a major test). Order in a classroom simply means that within
acceptable limits the students are following the program of action necessary
for a particular classroom event to be realized in the situation.» (Doyle, 1986, p. 396). À ce propos, Doyle (1986) critique les chercheurs
sur l'efficacité de l'enseignement pour avoir étudié les processus
d'enseignement dans la classe dans un sens très étroit (expliquer, faire
exercer, renforcer, etc.). Ces processus
se limitent à l'enseignement de la matière et ne prennent pas en compte la
somme totale des actions que les enseignants réalisent dans la classe (Doyle, 1986, p. 392). Cette façon de poser le problème a eu pour
effet de donner aux fonctions de gestion de la classe un rôle
périphérique. Au contraire, tout laisse
penser que la gestion est plutôt une fonction centrale de la classe (Doyle,
1986, p. 394). En ce sens Kounin, cité
par Bennett (1978) a développé une série de concepts qui manifestent très bien
l'étroite parenté entre ce que l'enseignant fait en regard de l'enseignement
des contenus et ses comportements relatifs à la gestion de la classe: «The
most salient teacher behaviours in maintaining involvement in class teaching
situations were "with-it-ness"- an awareness of monitoring events in
the classroom regardless of her current activity; "smoothness"-
teacher behaviours which maintained a smooth flow of classroom activities
particularly at points of transition; "momentum" - freedom from slow
downs; "group alerting" - maintaining attention to non-responding
pupils, and "overlappingness"- the teacher's ability to deal with two
or more things at the same time. In
group work situations the above behaviour is again related to work involvement,
but the strongest relationship found was with "variety and
challenge"- giving pupils varied tasks to do.» (Bennett, 1978, p. 138).
Plus encore,
Carter et Doyle (1987) signalent même que, la plupart du temps, pour les
enseignants, l'apprentissage prend l'allure d'un épiphénomène dans la
classe. En conséquence Doyle (1986)
parle de deux tâches majeures que l'enseignant doit réaliser dans la
classe. La première réfère à l'enseignement des contenus, couvrir
le programme, s'assurer que les divers éléments sont maîtrisés, donner le goût
de l'étude des diverses matières, etc. (p. 395), bref, c'est ce que les
anglophones appellent «instruction». La
seconde concerne les fonctions de gestion de la classe: l'enseignant
doit organiser ses groupes, établir des règles et procédures, réagir aux
comportements inacceptables, enchaîner les activités, etc. Nous avons donc là deux dimensions
fondamentales de l'enseignement, ou le double agenda de l'enseignant (Leinhart,
1986; Shulman, 1986) que nous appelons «pédagogie» et qui constitue le coeur de
la vie de la classe (Shulman, 1986). «Two sorts of agendas are being followed,
two sorts of curriculum are being negotiated.
One agenda is the organizational, interactional, social, and management
aspect of classroom life, sometimes dubbed in the hidden curriculum, though its
visibility has improved dramatically as it has been studied. The second band of transmission is the
academic task, school assignment, classroom content, and manifest
curriculum. The contents of these two
agendas, these forms of pedagogical transmission, are at the very heart of the
educational enterprise, because they define what schools are for, what purposes
they are designed to accomplish.»
(Shulman, 1986, p. 8). En
d'autres mots, ces deux agendas recouvrent deux fonctions pédagogiques
fondamentales exécutées par l'enseignant, instruire et éduquer, et mettent en
scène un travail sur les trois pôles.
4. Quelques propositions au regard de l'enseignement de la matière
dans le contexte du travail pédagogique en classe.
Récapitulons
brièvement ce qui précède. La didactique et la pédagogie privilégient des
angles de vision différents. Si la première étudie d'abord le rapport de
l'élève au savoir, la seconde met plutôt l'emphase sur la gestion d'un
collectif en vue de l'instruction et de l'apprentissage. Ainsi, si dans les
deux cas le triangle comprend les trois mêmes termes, ceux-ci sont loin d'être
regardés de la même façon. Ajoutons que cette idée du triangle,
lorsqu'appliquée à la pédagogie, rappelle, premièrement, que le rapport
pédagogique comporte une dimension épistémologique (le rapport aux savoirs) et
deuxièmement, que ce rapport pédagogique est irréductible à la seule relation
intersubjective (contrairement à ce que prétendait un certain courant
psychopédagogique dans les années soixante-dix). Il importe de se rappeler qu'habituellement
les promoteurs de la modélisation par le triangle escamotent trop souvent
l'aspect social, collectif et contextuel de l'enseignement.
Nous
aimerions maintenant mettre en évidence quelques conséquences qui découlent de
nos propos et qui font voir comment la réflexion pédagogique telle que nous
l'envisageons permet d'aborder l'enseignement de la matière en classe.
4.1 L'enseignement est une activité multiforme
D'entrée de
jeu précisons un point. La nature même du travail enseignant détermine l'enseignement
de la matière en classe. Cette nature particulière du travail enseignant
s'illustre notamment à travers la notion d'activité professionnelle complexe.
Cette complexité a justement été fort bien démontrée à la fois par Doyle (1986)
et par Tardif (1993).
D'abord Doyle
(1986). Cet auteur a en effet identifié six caractéristiques propres à
l'enseignement en classe. Ces six caractéristiques sont les suivantes :
multidimensionnalité, simultanéité, immédiateté, imprévisibilité, visibilité,
historicité. Examinons-les très rapidement une à une.
La
multidimensionnalité renvoie au fait qu'une classe est toujours le lieu
d'émergence de plusieurs événements; événements dont la nature peut être
diverse. La simultanéité signifie que les phénomènes en classe n'attendent pas
sagement leur tour pour se produire; bien au contraire, ils ont généralement la
fâcheuse idée d'arriver en même temps. L'immédiateté nous rappelle que
l'intervention pédagogique ne souffre pas les délais trop longs; enseigner
c'est agir dans l'urgence comme dirait Perrenoud (1996). L'imprévisibilité
quant à elle souligne l'impossibilité de tout prévoir dans une classe; les
meilleures préparations ne pourront jamais éliminer totalement la nécessité
d'improviser (Tochon, 1993) et de décider dans l'incertitude (Perrenoud, 1996).
La visibilité met tout particulièrement en lumière le caractère
"public" de l'enseignement auprès des élèves. Les faits et gestes de
l'enseignant ne passent pas inaperçus dans la classe. De la même manière, les
interactions, qu'elles soient verticales (entre l'enseignant et les élèves) ou
horizontales (entre les élèves eux-mêmes) sont visibles, toujours susceptibles
de se produire devant une "audience" (Vasquez-Bronfman et Martinez,
1996). Enfin, l'historicité inscrit l'enseignement dans la durée et laisse
entrevoir la construction d'une sorte de culture commune propre à chaque
classe. Mais, que nous laissent entendre encore ces caractéristiques ? Elles
laissent entrevoir à quel point la nature même du contexte de classe influe sur
l'activité de l'enseignant. Lorsque l'enseignant "gère la matière",
il ne peut en aucun cas faire fi des caractéristiques présentées ci-haut.
Tardif
(1993), de son côté, identifie huit types d'action par lesquels il est possible
de caractériser la pratique enseignante : l'agir traditionnel, l'agir affectif,
l'agir instrumental, l'agir stratégique, l'agir normatif, l'agir dramatique,
l'agir expressif, l'agir communicationnel. Il n'est pas dans notre intention de
nous lancer dans une longue analyse de chacun. Plutôt, nous voulons simplement,
une fois de plus, mettre en lumière la complexité de l'activité pédagogique. En
effet, si chacun de ces "agirs" caractérise en partie le travail
enseignant c'est parce que ce dernier présente véritablement un visage
complexe, multiforme. L'enseignement, peut-être plus que toutes les autres
activités professionnelles qui portent sur l'humain, est traversé par les
tensions provenant des différents rapports à l'action qui l'habitent. Donc, le
travail de l'enseignant en classe ne peut se réduire à un seul type d'action.
L'enseignement est tour à tour une question technique, un investissement
affectif, un problème éthique, une implication relationnelle, etc. Ces
dimensions, loin d'être périphériques, sont au coeur même de la pratique
enseignante.
En somme,
chacun à leur manière, Doyle et Tardif nous disent que l'enseignement, la
pédagogie selon nos termes, par sa nature même, pose à l'enseignant tout un
ensemble de dilemmes qui prennent racine dans le fait même d'intervenir auprès
d'un groupe dans un contexte donné. En effet, si les caractéristiques
identifiées par Doyle et les types d'action de Tardif sont utiles pour
comprendre ce qui se passe dans une classe, c'est parce qu'elles font ressortir
cet élément crucial à nos yeux : dans le cadre de l'institution éducative
l'enseignement est un enseignement collectif (Durand, 1996, p. 56) et
contextualisé.
4.2 L'élève n'est pas seul par rapport au contenu
"Il est incontestable, d'autre part, que l'élève ne se trouve
pas seul face aux contenus qu'il doit acquérir, mais il est, d'un côté, entouré
d'autres élèves qui se trouvent dans la même situation que lui, tandis qu'il
est guidé (de même que ces camarades) par l'enseignant, qui, à chaque fois,
corrige, explique davantage ou avance dans l'approfondissement des concepts et
des mécanismes" (Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996, p. 67). Ce passage d'un
ouvrage récent résume bien l'idée que nous exprimons ici. En effet, d'une
certaine manière, l'élève n'est à toutes fins utiles jamais seul devant les
savoirs.
Les élèves
apprennent non seulement les uns des autres mais leur rapport au savoir sera en
partie déterminé par la dynamique de classe. C'est ainsi, par exemple, que dans
certains groupes de jeunes (surtout chez les garçons), se voir accoler
l'étiquette de "bolé", n'est pas toujours souhaitable si l'on désire
s'intégrer et être accepté par les autres. Membre d'un collectif, l'élève en
intériorise donc plus ou moins la culture. Il acquiert en quelque sorte les
compétences nécessaires à son métier d'élève (Perrenoud, 1994); c'est-à-dire
qu'il développe les savoirs et savoir-faire nécessaire à "sa survie"
en contexte scolaire. En outre, comme l'a bien montré l'ethnométhodologie
(Coulon, 1993), la classe est comme une micro-société où chacun ajuste ses
croyances et ses comportements en fonction d'autrui.
Enfin,
ajoutons que certains chercheurs en sciences de l'éducation soutiennent de plus
en plus l'idée selon laquelle la connaissance ne se construit pas que dans la
tête des élèves. Par exemple, se référant au philosophe des sciences Karl
Popper - pour qui les savoirs n'existent pas uniquement dans l'esprit des
individus (ce qu'il appelle le deuxième monde) mais s'objectivent en quelque
sorte dans un troisième monde d'où ils sont accessibles publiquement - les
travaux de Bereiter et Scardamalia (1994) portant sur l'enseignement assisté
par ordinateur (Computer-Supported
Intentional Learning Environments), poursuivent l'objectif de créer une
communauté d'apprenants qui construisent et s'approprient collectivement la
connaissance. Ici le savoir n'est plus une propriété individuelle logée dans
l'esprit de l'élève (le deuxième monde) mais plutôt une propriété commune, une
construction en groupe, soumise publiquement à la critique (le troisième
monde).
4.3 Le contenu (savoir enseigné) n'est pas indépendant de la
dynamique globale de la classe.
Ce qui est vu
en classe est lié au fonctionnement du groupe. Cela n'est un secret pour
personne. Mais avons-nous suffisamment réfléchi aux implications de cet énoncé
? Dans l'optique de l'enseignant comme gestionnaire d'un collectif, qu'est-ce
qu'une telle affirmation peut bien vouloir dire ?
Étant donné
les limites de ce texte, nous ne pouvons fournir qu'une brève réponse. Celle-ci
nous est suggérée par un article de Doyle paru en 1983. Ce chercheur, et ce
avant même Shulman pour qui c'est une idée centrale, indique que les contenus
curriculaires et les différentes transformations apportées par les enseignants,
structurent ce qui se passe dans la salle de classe. Cette influence peut se
faire sentir de deux manières différentes : 1) sur la structure sociale de la
classe (les interactions; l'ordre); 2) sur la structure académique (les
réponses aux questions; les activités d'apprentissage). Doyle tire une intéressante
conclusion de cette thèse. Selon lui, la cognition et l'apprentissage sont des
phénomènes qui n'appartiennent pas qu'aux acteurs mais qui renvoient aussi à
divers contextes particuliers. Par le fait même, comprendre l'enseignement
c'est donc comprendre aussi le contexte d'enseignement. En somme, les décisions
prises au sujet de la matière n'ont pas que des effets sur le rapport de
l'élève au savoir mais influencent également la dynamique du groupe. Nous avons
ici, une fois de plus, une facette du regard particulier de la pédagogie sur
l'un des trois termes du triangle : le savoir.
Mais il est
aussi possible de prendre cette relation dans le sens inverse. Ainsi, les
recherches des deux dernières décennies ont clairement montré l'enseignant
comme un interprète du curriculum. Or, si les transformations qu'il fait subir
au programme s'appuient en partie sur des considérations didactiques, elles
sont loin de s'y réduire. En fait, les décisions prises par l'enseignant à cet
égard reposeront sur des critères nombreux, parmi lesquels ont peut mentionner
: l'intérêt des élèves pour le sujet à couvrir, les types d'activités
pédagogiques pouvant "marcher" avec ce groupe précis, le moment de la
semaine (le vendredi après-midi n'est peut-être pas le meilleur moment pour
aborder une nouvelle notion d'arithmétique), le momentum à conserver, la
discipline à maintenir. Les critères qui guideront les choix de l'enseignant en
matière de gestion des contenus seront donc dictés par la dynamique du groupe.
Sous le regard de la pédagogie, savoir et élèves (et nous insistons sur le
"s") ne sont pas pensés séparément; ils s'entremêlent constamment.
4.4 L'enseignant gère l'apprentissage collectif.
Regarder le
triangle didactico-pédagogique sous l'angle de l'enseignant a encore d'autres
implications : dans sa pratique en classe, l'enseignant a toujours en tête le collectif avant
l'individu. Il doit assurer un rythme, séduire par rapport au contenu. Voyons
cela un peu plus en détail.
Parce que les
élèves sont regroupés sous forme de classe, les groupes présentent une certaine
stabilité. Comme nous l'avons dit plus haut les groupes d'élèves sont
structurés, ont une histoire et présentent une culture commune. Par conséquent,
toute activité de l'enseignant en classe est surdéterminée. "Elle répond à une situation actuelle,
elle s'inscrit dans un passé partagé" (Durand, 1996, p. 59). Durand
ajoute immédiatement : "elle répond
aussi à la nécessité de ménager un futur possible dans la classe" (p.
59). Dans cette situation, on comprendra que, comme nous l'avons vu plus haut,
le choix des contenus, la façon de les organiser, le moment où on les aborde,
etc., seront tributaires de la dynamique même du groupe. En cela, ce qui
prévaut dans la gestion de la matière ne renvoie pas aux seules considérations
didactiques, c'est-à-dire à la logique d'organisation de contenus en fonction
du développement cognitif de l'élève et de la particularité de la discipline.
En réalité,
l'enseignant, lorsqu'il gère la matière, doit le faire en ayant constamment en
tête le collectif dans lequel il agit. Et, ce collectif n'en est pas un composé
d'abord de sujets épistémiques mais bien plutôt d'élèves en chair et os, de
jeunes qui ont une histoire et dont l'histoire personnelle et collective se
continue à l'intérieur même de la classe. C'est cela qui fera dire à
Vasquez-Bronfman et Martinez : "En
fait, en faisant sa classe, la maîtresse gère simultanément trois grands
groupes de problèmes qui interagissent entre eux : en premier lieu le thème ou
le mécanisme qu'elle explique et apprend aux élèves, en deuxième lieu la
dynamique du groupe-classe - qui a une relation avec elle en tant
qu'interlocuteur et aussi en tant que personne et qui peut contribuer au
processus d'apprentissage (ou le détourner), mais elle tient compte en même
temps des problèmes particuliers de certains enfants, problèmes qui influent à
la fois sur le comportement de chaque élève et sur la dynamique du
groupe-classe" (1996, p. 94). Ces mêmes auteures montrent également
que, selon les enseignants qu'elles ont interviewés à Paris et à Barcelone,
l'ordre constitue une condition sine qua
non pour un travail sérieux : "Le
concept d'ordre n'inclut pas seulement les objets bien rangés, mais le besoin
de suivre une certaine séquence pour entreprendre n'importe quelle activité, si
bien que l'ordre - dans ses affaires et dans ses parcours de travail - est
présenté comme une condition nécessaire à la réussite scolaire" (p.
87).
Dans nos
propres travaux (Gauthier et al, 1997), nous avons pu constater, suite à la
l'analyse d'une grande quantité de recherches, que la variable gestion de
classe s'impose comme la variable individuelle qui détermine le plus fortement
l'apprentissage des élèves et ce, bien avant les éléments relevant de la
métacognition, de la cognition ou encore du support parental (Good, 1979,
O'Neill, 1988, Wang et al, 1993).
Cela ne doit pas étonner. Les enseignants disposent d'un temps limité et donc
précieux pour accomplir leur tâche d'instruction et d'éducation. Afin de
remplir cette tâche, ils cherchent à maximiser le temps d'engagement des élèves
par rapport aux activités d'apprentissage. Pour ce faire, ils instaurent un
certain ordre dans la classe, ordre propice au travail intellectuel.
L'implantation de règles, de routines de travail et de mécanismes de sanctions
servent à réguler le fonctionnement de
la classe, ce qui entraîne un effet positif sur l'engagement des élèves
(Gauthier et al, 1997). Mais cela
n'est jamais donné une fois pour toute et l'enseignant doit constamment
entretenir l'implication des élèves dans leur travail. Donnons quelques
exemples.
La
communication en début d'année - voire même la pratique systématique pour les
plus jeunes - des règles et procédures à suivre en classe est directement
reliée à la réussite des élèves (Shavelson, 1983). Afin de régler les problèmes
de comportement, les enseignants dits "efficaces" usent de signaux
non verbaux et discret (gestes, contacts des yeux, proximité physique, etc.)
qui ne brisent pas le momentum du cours. L'intervention auprès d'élèves
provenant de milieu socio-économiques défavorisés demande notamment des
relations interpersonnelles plus chaleureuses et un investissement plus
important sur l'effort et la motivation. Cruickshank (1990) soutient que les
enseignants dits "efficaces" sont conscients et sensibles aux
particularités des groupes selon leur niveau socio-économique ou leur
appartenance culturelle; ils savent
s'ajuster à ces variables. Dans la supervision active de l'accomplissement du
travail, l'enseignant fait porter son attention sur l'ensemble du groupe et non
sur un seul élève en classe; l'attention portée aux élèves pris
individuellement s'intègre au cadre plus large de l'activité du groupe.
L'enseignant utilise aussi des stratégies afin de garder le groupe en alerte :
anecdotes personnelles, utilisation de métaphores, questionnement au hasard,
etc. Il doit non seulement s'assurer de couvrir la matière mais aussi la
transmettre de manière appropriée à son groupe : se posent alors les questions
de la rapidité, du rythme et de la durée de la leçon. Nous pourrions multiplier
les exemples. Les problèmes posés ici ne se résument pas à une question
didactique d'organisation du contenu de la matière, ils dépassent également la
seule préoccupation relationnelle du un à un. Chaque action de l'enseignant est
pensée en fonction d'un collectif dont il doit assurer le "bon
fonctionnement" non seulement en regard de l'apprentissage des contenus
mais aussi en relation avec la vie collective du groupe.
Que retenir
de tout cela ? Au regard de l'enseignant, la gestion du collectif qu'est la
classe n'est pas une question subsidiaire. Bien au contraire, elle s'avère
directement liée à sa capacité à enseigner le contenu. Les fonctions de gestion
de la matière et de gestion de la classe sont fortement imbriquées l'une dans
l'autre. En effet, quelle serait la légitimité des procédures de gestion de la
classe sans contenus à faire acquérir ? N'est-ce pas l'acquisition de ces
contenus qui rend obligatoire la présence des élèves en classe ? Par contre,
comment les enseignants pourraient-ils arriver à faire valoir les contenus
s'ils n'instauraient ni règle, ni procédures visant explicitement à régir les
interactions dans la classe ? Les recherches démontrent ainsi que les bons
gestionnaires de classe tendent à être de bons gestionnaires des contenus et
vice versa (Brophy, 1979, Doyle, 1990).
4.5 L'enseignement ne découle pas nécessairement de
l'apprentissage.
On le sait,
la psychologie a exercé une influence prépondérante sur l'enseignement durant tout
le vingtième siècle. L'idée de créer une
science de l'éducation était initialement, dès le début du siècle, le projet de
faire de l'éducation une discipline d'application de la psychologie au sens où
les vérités reconnues en psychologie seraient transposées en maximes
pédagogiques (Compayré, 1898). On
retrouve encore de nos jours, évidemment posés de manière différente, des
relents de l'idéal des pères fondateurs.
En effet, personne n'ignore, ces dernières années, la contribution
importante de la psychologie cognitive à l'enseignement. Cependant, tout se passe comme si le
raisonnement se faisait de la manière suivante: la psychologie cognitive
démontre que l'apprentissage se produit de telle manière, donc, l'enseignement
devrait se conformer à ces découvertes au sujet de l'apprentissage.
L'enseignement devient donc une application des lois découvertes sur
l'apprentissage. Même si ce raisonnement
contient une part de vérité, on aurait tort d'assujettir tout l'enseignement à
ce diktat puisque l'enseignant doit prendre en compte beaucoup plus que ces
processus individuels reconnus pour faire apprendre, il doit gérer aussi
l'apprentissage de son collectif d'élèves dans le contexte qui est le
sien. Même l'idée populaire actuellement
de l'apprentissage en contexte doit être critiquée en fonction de ce principe.
L'apprentissage en contexte signifie que l'enfant construit des connaissances
au contact de problèmes de la vie, connaissances qui sont significatives pour
lui et qui ont surmonté ses blocages épistémologiques et représentations
fausses. Il ne faut pas oublier que l'apprentissage en contexte doit tenir
compte du contexte dans lequel se déroule l'apprentissage, c'est-à-dire la
classe. En ce sens, ce n'est pas parce que l'apprentissage d'un élève peut être
favorisé par l'apprentissage en contexte que l'enseignement doit s'y assujettir
pour autant. On l'a vu, d'autres
variables entrent en jeu dans la dynamique de l'enseignement auxquelles
l'enseignant doit aussi tenir compte et qui influencent aussi son jugement.
Conclusion
Nous avons vu que
didactique et pédagogie sont des champs de recherche qui utilisent le triangle
comme outil de représentation de leur réalité.
Nous avons montré également que cet outil peut présenter certaines limites
dans la mesure où le pôle élève est argumenté constamment au singulier,
c'est-à-dire comme si la classe en tant que collectif d'élèves n'existait
pas. Ceci nous a conduit précisément à
définir par la suite la pédagogie en rapport avec ce collectif dans le contexte
concret de la classe et non, comme on le voit souvent, comme une simple affaire
psychologique de relations humaines individuelles. En ce sens didactique et
pédagogie présentent deux regards fort différents sur la situation éducative
mais cependant tout aussi pertinents l'un que l'autre. Alors que celui de la
didactique est tourné vers l'apprentissage du contenu par l'élève, celui de la
pédagogie l'est vers la gestion du collectif dans une visée d'apprentissage et
d'éducation des élèves.
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