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03 février 2023

Appropriation culturelle, mondes représentés, assimilation et interfécondation

 Texte de la communication : 

Buysse, Alexandre; Martineau, Stéphane (2019). Appropriation culturelle, mondes représentés, assimilation et inter-fécondation.  Colloque « De l’assimilation à l’appropriation culturelle : l’évolution des revendications des groupes historiquement marginalisés », Congrès de l’ACFAS, Gatineau, Université du Québec en Outaouais, mardi 28 mai 2019.

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Sujet complexe et particulièrement sensible, la question de l’appropriation culturelle renvoie à l’identité, mais celle-ci nous conduit vers la problématique des mondes vécus, dans la mesure où une représentation symbolique et le jeu entre signifié et signifiant dépend du vécu des peuples impliqués. Ceci, à son tour, pose la question de l’élaboration de leur culture, processus de tout temps éminemment dynamique et incluant un partage interculturel.

Bref, tout un horizon de questionnements se déploie devant nous. Plutôt que de prendre parti, nous souhaitons poser quelques pierres afin de baliser la réflexion et peut-être aussi bousculer un peu les idées reçues. Notre intervention ne vise pas à jeter l’anathème sur l’un ou l’autre camp – car rapidement des camps se sont formés –  mais, plus modestement, à fournir des pistes pour alimenter la réflexion de tous et chacun.

Appropriation culturelle

L’appropriation culturelle est une notion dont l’origine remonte aux années 1980, et dont les précurseurs nous plongent au cœur des années 70. Elle est liée à la tradition états-unienne des cultural studies et se distingue nettement de l’anthropologie culturelle d’origine européenne.  

Elle s’inscrit ainsi au sein d’une nécessité de réaffirmation identitaire issue des conditions sociétales qui ont été, et sont hélas parfois encore sous certains égards, celles des États-Unis d’Amérique durant une bonne partie du 20ème siècle, et qui comprennent la ségrégation et le racisme. Les clivages sociaux aux USA ont été un creuset important pour la naissance de revendications de justice, contexte totalement différent de celles existantes en Europe.

En effet, les conditions européennes au sortir de la seconde guerre mondiale, suite aux ravages du fascisme et à la prise de conscience des conséquences du nationalisme identitaire, suivies du décolonialisme, ont plutôt conduit à la nécessité de comprendre le monde dans un fluidité et une interculturalité toute autre. L’esprit du temps voyait alors l’évidence de créer une culture multiethnique, sinon occidentale, issue de l’interfécondation des cultures variée de l’Europe et de ses colonies.

C’est ainsi que, dans son contexte d’origine, cette notion s’est avérée indispensable et a été mobilisée largement pour décrire et expliquer, voire décrier, le pillage de la culture noire par les blancs (Kincheloe, 1998; Tate, 2003) et la dépossession des groupes autochtones par le multiculturalisme (Ziff & Rao, 1997; Thomas, 1999).

En réaction à l’oppression d’une culture par une autre, l’appropriation culturelle peut ainsi se définir comme étant « l’adoption d’éléments d’une culture par les membres d’une autre culture. » Si ce mouvement peut sembler spontané et favorable, il peut être considéré comme problématique « quand une culture dominante s’approprie des éléments d’une culture désavantagée ». On considère alors que cela peut ressortir d’une volonté de culturicide, d’une volonté d’effacer la culture dominée, tout en reprenant certains éléments. Ce culturicide engendrant lui-même une perte d’identité et de graves problèmes sociétaux à la population qui ne se serait pas joint au dominants.

Il peut aussi s’agir de la violation des droits intellectuels collectifs de la culture d’origine, suite à une exploitation commerciale ou à une reprise par la culture dominante sans reconnaissance de ses origines.

Contrairement à l’acculturation ou à l’échange culturel, l’appropriation culturelle sous-entend que la culture dominante reprend des éléments de la culture minoritaire (souvent colonisée) et qu’ils sont utilisés en dehors de leur contexte d’origine et donc de leur signification culturelle d’origine (qui signifie - et cela est pour le moins problématique - que la signification est unique pour tous les membres de la culture minoritaire et stable dans le temps).

Cela peut résulter en une situation absurde et douloureuse : La signification d’origine est donc détournée, voire désacralisée car banalisée et revient, ainsi détournée, modifier la lecture par la culture d’origine (on peut se demander ici : mais qu’est-ce qu’une signification d’origine, à quand remonte-elle et qui décide de cette origine ?)  

Toutefois il ne convient pas d’en rester à une vision manichéenne de l’appropriation culturelle, elle peut aussi être analysée en tant qu’échange entre groupes culturels qui devient uniquement néfaste s’il existe un déséquilibre criant entre eux. Cette adoption de certains aspects d’une culture par une autre n’est pas nécessairement négative en soi et pourrait relever du renouvellement permanent de la culture et de l’identité. Cependant, dans le cas de l’appropriation culturelle, il est sous-entendu qu’il existe un déséquilibre entre les cultures. Mais comment une culture pourrait-elle être, en soi, inférieure ? Bien entendu, ce n’est pas le fait même des cultures, mais bien le résultat d’un rapport de force politique ou économique. Pour pouvoir être mobilisée cette notion ramène à l’existence d’une oppression systématique, présente ou passée, des personnes qui se reconnaissent dans cette culture, d’un groupe culturel relativement homogène, pour qui cette culture est partie intégrante de leur identité.

L’appropriation et la fétichisation des cultures minoritaires aliènerait donc ceux dont la culture a fait l’objet d’une appropriation. Il peut y avoir volonté de culturicide, volonté d’éliminer une culture minoritaire en lui enlevant ce qui lui permet de s’identifier.

À ce moment le politique prend le dessus sur l’interfécondation culturelle équilibrée et l’asservit à d’autres desseins. (Büyükokutan,  2011)

Un procès du processus

Vu la complexité du sujet, nous ne pouvons au passage que souligner quelques problématiques qui découlent de la mobilisation de la notion d’appropriation culturelle.

A)  usage par une culture dominante des symboles d’une culture minoritaire

La culture est liée à la dimension symbolique de la vie en société : les signes sont les blocs de construction de la culture. Mais l’interprétation de ces signes n’est pas inhérente aux textes ou aux artefacts… c’est un processus continuel d’élaboration de sens. La culture est une construction perpétuelle, une pratique (Ortner, 1984) qui procure aux acteurs culturels des outils pour trouver des solutions créatives (Swidler, 2001).

L’anthropologie est la discipline de base lorsqu’on pense à la culture (Mercier, 1966). Or, que nous apprend-t-elle ? Plusieurs choses. D’abord que chaque culture a une valeur en elle-même car elle est unique dans l’espace et le temps (Piette, 2006). Mais cette unicité ne signifie pas homogénéité ni pureté. En effet, une culture – même chez les peuples isolés – n’est jamais le fruit d’un développement totalement endogène (Kilani, 1989). Les peuples sont en communication avec les autres peuples dans l’espace et dans le temps. Cette communication entraîne des emprunts multivoques et multidirectionnels (Laplantine, 1987). Ainsi, on l’aura compris, pour l’anthropologie il ne saurait exister une telle chose qu’une culture sans appropriation culturelle au sens où l’histoire humaine est faite de rencontres heureuses ou malheureuses, de métissages, de dialogues, de mise en commun mais aussi parfois de vols (Augé, 1994).

De son côté, la sociologie, plus sensible aux questions et aux enjeux qui traversent les sociétés industrielles et post-industrielles, a regardé la culture sous un angle quelque peu différent, à savoir que son analyse s’est davantage portée vers les différences culturelles entre des groupes sociaux au sein d’une même société (Ansard, 1990). Il s’agit alors moins d’analyser la culture comme possession et emprunt, c’est-à-dire comme une chose que l’on a et qu’on échange, que d’étudier la culture comme marqueur identitaire (Berger, 1986).  Mais là aussi, tout comme pour l’anthropologie, la sociologie n’a pu que constater le métissage qui nous qualifie (Herman, 1988).

En fait, elle a même constaté que ce qui qualifie la modernité tardive que nous vivons actuellement c’est précisément le brouillage des marqueurs et symboles culturels autrefois assez stricts entre les classes. Les travaux de Bernard Lahire (1998) par exemple – en critiquant les positions de Bourdieu – mettront bien en évidence que l’homme est pluriel et que ses pratiques culturelles sont maintenant multiples, bigarrées, faites d’emprunts à d’autres classes sociales, à d’autres groupes ethniques, voire à d’autres sociétés.

Pour examiner la notion d’appropriation culturelle nous devrions toutefois prendre en considération un état établi, fixe, de la culture. Ne fut-ce que à un moment donné du déroulement historique. Sinon il devient impossible d’entrer en débat sur l’origine, sur le « droit d’auteur » d’un élément culturel.

Mais ceci pose la question de l’historicité d’une production culturelle …

Voici un visage sculpté. Non ce n’est pas Picasso. Non ce n’est pas africain, cela date de 2500 ans av. J.C. et de la région des Cyclades en Grèce. Cette culture a disparue en tant que telle mais ces descendants sont toujours là…

De plus, la notion d’appropriation culturelle sous-entend qu’un artefact, des rituels ou même un comportement culturel pourrait être endogène à la culture où il apparait. Une culture ou des éléments d’une culture devraient être ‘pures’. Il y aurait quelque chose comme une « pureté culturelle ». Ce qui laisse songeur…

Ceci est mis en tension par exemple par Sioui, qui dans son ouvrage « pour une auto-histoire amérindienne » souligne les apports variés et échanges culturels qui ont eu lieu avant même la colonisation et qui sont parfois considérés à tort comme « purement » autochtones. Par exemple l’introduction de la torture dans certains rituels, qui serait empruntée aux espagnols.

D’autre part, si le terreau d’origine, l’appellation d’origine contrôlée d’un artefact ou d’une pratique culturelle, pouvait être établi sans l’ombre d’un doute, il faudrait établir qui en a l’usage légitime : toutes les cultures, seulement les cultures minoritaires ou uniquement la culture d’origine. Dans ce dernier cas, la réponse vient souvent sous la forme du recours à la descendance… Ceci nous amène à un lien entre culture et ethnie.

La dernière fois qu’on a tenté d’isoler les cultures sur la base d’une origine ethnique, c’était l’apartheid en Afrique du Sud, auquel on a mis fin après avoir arrêté la ségrégation dans les États du Sud des États-Unis. Avant cela, il faut remonter au régime Nazi.

Le lien implicite entre culture et ethnie, au sens de légitimité génétique à revendiquer l’héritage d’un fait culturel, pose ainsi de grands problèmes. Déjà, il est impossible de justifier la notion de race, qui regroupe population, culture et génétique, sur la base des analyses ADN. D’autre part, nous avons tendance depuis le 19e siècle à vouloir faire correspondre culture et état-nation, ce qui est pour le moins limitatif.

Génétiquement, les populations de cette terre sont rarement homogènes, voire jamais. Les français ne descendent pas des Gaulois ou du moins pas uniquement… Cela pose la question de l’appartenance à un groupe ethnique. En effet, dans le discours qui se répand aujourd’hui, le groupe ethnique correspondant dans leur imaginaire, ou dans le nôtre, à la culture dont serait originaire l’artefact qui est l’objet d’une appropriation est le seul qui aurait le droit d’en faire usage.

Aux USA être noir est lié, dans la perception commune, à une « culture noire »… mais des descendants d’Alexandre Dumas, l’auteur, au 19e siècle, des trois mousquetaires, dont les origines remontent à Haïti, qui émigreraient aux USA aujourd’hui seraient-ils des membres de la culture noire à laquelle ils seraient immanquablement identifiés racialement ?

En effet, nous sommes immédiatement face à une tension forte découlant de la notion d’appropriation culturelle : pureté de la culture et lien entre race et culture. Cette association devrait nous effrayer, mais elle est hélas le reflet de ce qu’ont subi certains peuples.

À cela s’ajoutent les évolutions extrêmement rapides de la signification attribuée, au sein d’une culture elle-même, à certains symboles ou à certaines locutions. Nous pouvions entendre encore il y a un peu plus d’une vingtaine d’années : « ma grand-mère était une pure sauvagesse ». Mais il y a eu variation du signifié pour un même signifiant. Au sein même d’une culture ce n’est pas figé dans le temps. En effet, « sauvagesse » et « sauvage » désignaient les peuples autochtones sans connotation négative vu que le mot prend son origine dans « sylvestre ». Toutefois le sens n’est plus le même aujourd’hui… Mais doit-on s’excuser d’avoir utilisé dans le temps un mot qui aujourd’hui a changé de signification ?

D’ailleurs, TFO indique clairement que les propos dans les films qu’elle diffuse « sont le reflet de leur époque »

En effet, nous ne doutons pas qu’aujourd’hui que SPEAK WHITE de Michèle Lalonde serait l’objet d’une polémique. Prenons quelques extraits...

speak white
tell us again about Freedom and Democracy
nous savons que liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d’Alger ou de Little Rock

speak white
de Westminster à Washington relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized
et comprenez notre parler de circonstance
quand vous nous demandez poliment
how do you do
et nous entendez vous répondre
we’re doing all right
we’re doing fine
We are not alone

nous savons
que nous ne sommes pas seuls
.

Et pourtant, à l’époque  « speak white » pour vous intimer l’ordre de ne pas parler français, ou « nègre », n’avaient pas la même connotation qu’aujourd’hui. De plus, l’utilisation du terme nègre est volontaire pour établir un parallèle entre l’esclavage économique et l’oppression culturelle ressentis par la population québécoise à l’époque et la souffrance endurée par la population afro-américaine. « Nous ne sommes pas seuls ». Aujourd’hui il y a fort à parier qu’il faudrait être de descendance afro-américaine pour oser cette comparaison.

Non seulement la culture évolue, mais chacun, reste un individu ayant son propre vécu, souvent beaucoup plus nuancé que le vécu collectif.

Chacun vit les événements d’une manière différente, en lien avec ce qu’il a vécu jusqu’à maintenant. Il voit et interprète les événements selon sa propre perspective, selon son monde vécu (Habermas). Ce qui veut dire qu’un même symbole ou une même action peut être interprétée totalement différemment, vécu émotionnellement, engendrer une expérience totalement différente selon la personne en cause. Il n’y a, à cet effet, pas de moyenne, pas de médiane, pas de globalité de la perception, ni de … sensibilité commune à tous, même si des lignes générales pourraient se dégager…

Ai-je le droit de me définir différemment, particulièrement si je suis membre d’une minorité culturelle qui a été l’objet d’appropriation culturelle ? ai-je le droit d’interpréter différemment le symbole de ma culture (à défaut de devenir un traitre), suis-je lié à mon origine génétique qui guiderait une interprétation particulière des symboles historiquement établis?

À nouveau, la complexité s’accroit : un même signifiant peut avoir des significations culturellement établies différentes selon les cultures. Peut-on nier à une culture, qu’elle soit minoritaire ou majoritaire, le droit d’attribuer une autre signification à un signifiant …? Comment trancher entre le voile vu comme symbole de piété ou le voile vu comme symbole de l’oppression; entre la croix symbole de torture ou symbole de rédemption…

Dans les accusations d’appropriation culturelle, le statut de la culture est une notion essentielle : il convient de discriminer entre une culture dominante et une culture minoritaire, dominée. Si cela semble a priori simple, dans la perspective de l’histoire c’est loin d’être évident. Les rapports de force peuvent s’inverser : Certaines cultures majoritaires à un endroit peuvent être minoritaires dans un autre; De plus, certaines cultures minoritaires ont durablement influencé le monde entier ou au moins la culture dominante avec qui elle partage un territoire. Nous pensons ici à la culture grecque, dominée par la société Romaine qui la vénérait, et aussi à moindre échelle, à la culture Maori en Nouvelle Zélande.

De toute façon est-ce que la culture en elle-même peut être dominante ou est-ce la société dont elle est issue qui devient économiquement dominante ? Et même si c’était le cas, pourquoi la culture a-t-elle une telle importance ?

La culture, la reconnaissance et la différentiation que permet une culture forme un élément essentiel de l’identité de chacun.

Toutefois, tant l’anthropologie que la sociologie nous donnent à voir un monde où la pureté culturelle n’existe pas et où l’emprunt est la règle. Plus encore, leurs travaux sur nos sociétés actuelles mettent en évidence que l’individu se sert de la culture comme d’un vêtement. Ce qui a fait dire à Abdallah-Pretceille et Porcher (1996, 1998, 1999) que nous devrions plutôt parler de culturalité que de culture dans nos sociétés modernes. Ainsi, faire usage du concept de culturalité : C’est prendre acte du métissage de nos cultures, c’est refuser le mythe de la culture unitaire et homogène. C’est mettre l’accent sur la fluidité, la complexité, le contradictoire, c’est refuser de réduire autrui à n’être qu’un porteur de culture et le voir plutôt comme créateur de culture, comme interprète de ce qui le constitue. C’est refuser la causalité culturelle comme seule et unique explication des relations avec l’altérité. C’est passer d’une analyse en termes de structures et d’états à une analyse en termes de processus. C’est se rendre compte que la compréhension ne relève pas de l’ordre de l’inventaire (une description des traits culturels demeure toujours réductrice). C’est enfin comprendre que si la culture détermine dans une certaine mesure les comportements, en retour l’individu « utilise » la culture pour « dire et se dire ».

L’identité collective comme l’identité personnelle évolue dans le temps en fonction des expériences, des interprétations et réinterprétations de ces expériences. L’identité n’est donc pas un point fixe, immuable mais plutôt un processus en constant changement bien que certains éléments qui lui sont constitutifs puissent demeurer relativement stables. Le discours de l’appropriation culturelle est à cet égard relativement problématique car il semble évacuer cette dimension processuelle de l’identité, tendant à la figer sur certaines caractéristiques la plupart du temps relevant du passé (un passé parfois éloigné). Ainsi, les symboles autour desquels une culture se construit et se définit, non seulement évoluent (certains symboles disparaissent, d’autres naissent), mais le sens de ces symboles et leur place dans la culture peuvent varier aussi. De sorte, il peut être assez hasardeux de mobiliser des symboles culturels du passé comme éléments définitoires de la culture présente, surtout si ces symboles sont absolutisés.

Les sociétés sont de moins en moins des systèmes unifiés (Freitag, 2002). Elles apparaissent en fait comme une juxtaposition de groupes et d’intérêts divers dont le lien social ne semble pas aller de soi (Bouvier, 2005). De son côté, Dubet (1994) dira que la société est essentiellement composée de trois systèmes : a) d’intégration (qui renvoie aux communautés); b) de compétition (qui renvoie aux marchés); c) d’action historique (qui renvoie à la dimension culturelle ou aux historicités). Ces trois systèmes sont liés quant à eux à trois logiques d’action : une logique d’intégration liée à l’appartenance à une communauté; une logique stratégique présente sur le marché (notamment de l’emploi) et, enfin, une logique de subjectivation (c'est-à-dire une appropriation personnelle de la culture, qui peut être la culture professionnelle). Chaque acteur doit alors recomposer un sens à son action en regard de logiques souvent en tension. Parce que la société n’a plus de centre, parce que l’action ne répond plus à une seule logique, le sujet se construit à travers la recomposition significative de son expérience personnelle (Lahire, 1998).

L’identité dépend entre autre du sentiment d’appartenance et de non-appartenance à un ou plusieurs groupes (Bernstein & Solomon, 1999; Coll & Falsafi, 2010; Haneda, 2009; Kouhpaeenejad & Gholaminejad, 2014; Watson, 2006). L'individu va établir ce qui lui semble avoir de commun avec un groupe ou au contraire s’en différencier par certains éléments. C’est à la fois la découverte de ce en quoi il est différent et de ce en quoi il adhère aux valeurs culturellement transmises (Issa & Hatt, 2013). De la s’élabore un sentiment d'appartenance, ou non, qui lui permet de se définir par rapport à ce groupe et d’agir afin d’être reconnu par lui. Ainsi, que ce soit au plan individuel ou collectif, l'identité ne peut se concevoir que dans la relation à l'autre. Il y a ainsi l'identité personnelle et l’identité sociale (Taboada-Leonetti, 1990). L'identité personnelle porte sur la singularité de l'individu, son unicité, et l'identité sociale porte sur ce qu'il a de commun avec d'autres individus. Bien entendu ce découpage, quelque peu grossier, est moins une qualification de la « réalité » qu’une vision opérationnelle de l’identité; l’individuel et le social ne sont jamais différenciés au sein d’une même personne. Nous établissons constamment, et très rapidement, les catégorisations nécessaires. C’est un processus dynamique (Lipiansky, 2008) dans lequel l’appartenance à une culture joue un rôle essentiel (Erickson, 1968). Il importe toutefois que la communauté valide cette cohérence ; le contraire amènerait l'individu à des névroses, voire des pathologies (Erickson, 1968 ; Penuel & Wertsch, 1995). Aussi, pour Valsiner (2000), l'identité lie l'individu à la société, car elle mêle les représentations propres de l'individu et celles de la culture. La perte des repères culturels peut ainsi engendrer de graves problèmes d’identité personnelle et des crises psychologiques. Le sort des Nations autochtones au Canada est là pour nous le rappeler tristement.

Toutefois, la culture et le contexte sociopolitique dans lequel elle s’inscrit est toujours en évolution, voire en recomposition et est loin d’être homogène (Lipiansky, Taboada-Leonetti et Vasquez, 1990).

L’affaiblissement des institutions et la multiplicité des logiques du social, ne laissent d’autre choix aux acteurs que de créer du sens à partir de leur propre expérience. Cette création de sens s’avère alors être un processus de mise en récit de soi, création personnelle ayant pour finalité la mise en ordre de l’expérience. Comment éviter de se sentir noyé dans le flot des événements privés de sens ? C’est Ricoeur (1986) qui fournit ici des pistes pour comprendre ce phénomène. Le sens d’une action n’est pas un donné immédiat mais un construit a posteriori. Alors, l’acteur, qui agit au travers de logiques souvent contradictoires dans des institutions, s’il souhaite « faire du sens » avec ses expériences, n’a d’autre option que de construire un récit de soi.

Collectivement, une société a ainsi besoin de se raconter elle-même pour exister.

Cette vision du monde partagée entre différents individus au sein d’une même culture est certes, dans une certaine mesure, une nécessité dans l’élaboration de l’identité individuelle et collective, mais cela justifie-t-il que le narratif élaboré dans ce contexte soit imposé aux individus faute de quoi ils perdraient leur identification culturelle ?

Il convient de ne pas oublier que le récit identitaire d’une culture varie dans le temps : le Québec catholique des années 50 ne se reconnaitrait pas nécessairement dans les valeurs prônées aujourd’hui.

Le danger du discours qui dénonce l’appropriation culturelle est de réifier la culture, de la réduire à des signes apparents, souvent folkloriques et, surtout, d’enfermer les membres de la culture minoritaire spoliée dans une vision monolithique de leur culture. Se pointe ici, à n’en pas douter, un risque totalitaire, sachant que le totalitarisme se caractérise par l’imposition d’une vision unitaire du monde, vision qui exclut la dissidence.  En voulant légitimement être respectées, les cultures spoliées risqueraient donc, selon nous, de prêter flanc à la caricature d’elles-mêmes et de devenir des cultures sclérosées qui refusent la pluralité en leur propre sein. 

B) volonté d’aliéner la culture minoritaire, de lui enlever son identité

Dans le cadre d’un procès, se poserait la question de l’intention de l’appropriateur : voulait-il en tirer profit de l’artefact (ou rendre grâce à cet artéfact, ou n’en était-il pas conscient), voulait-il nuire à la culture d’origine (pour l’effacer).

De nos jours, les attaques dénonçant l’appropriation culturelle semblent unanimement prêter une intention malveillante aux « appropriateurs ».

Dans le mythe qui se construit présentement, l’appropriateur veut toujours aliéner à l’autre son récit originel et ainsi carrément l’aliéner définitivement à lui-même. L’aliénation consiste alors à faire croire à l’aliéné qu’il n’est capable de rien, qu’il n’est rien, … qu’il est né pour un petit pain…  Il s’agit donc de le soumettre en effaçant son identité, sa volonté de s’opposer. Cela a souvent été le cas durant les colonisations, la culture dominante ne donnant parfois même pas le statut d’être humain au colonisé, et bien évidemment si on n’est pas humain on n’est pas censé avoir de culture.

Dans le cas d’une reconnaissance progressive du statut d’être humain, le ressortissant de la culture dominée devra « faire ses preuves » en adhérant aux valeurs de la culture conquérante, en voyant le monde par ses yeux car c’est seulement ainsi qu’il obtiendra une reconnaissance. Particulièrement si sa culture a été plus ou moins effacée, voir tellement reprise ou pénétrée par la culture du conquérant, qu’elle ne consiste plus en un système culturel cohérent ou est devenue méconnaissable de ses origines… (Anta Diopp)

Les autochtones ont ainsi fait l’objet de tentatives répétées de non seulement éradiquer leur culture, à travers notamment les pensionnats, des relocalisations, l’interdiction de pratiquer leurs rites, y compris la tente à suer (jusqu’au milieu des années 50), … (Mike Ormsby in Pathways: the Ontario journal of outdoor education, 2018). À partir de là, comment les communautés autochtones peuvent-elles considérer la pratique de danses autochtones dans des camps de vacances, la commercialisation des tentes à suer… est-ce une appropriation culturelle ou une sensibilisation et une reconnaissance ?

Dans l’histoire on a de nombreux exemples où le conquérant souhaitait éliminer le peuple conquis, l’ancien adversaire : pour cela, dans cette antique conception, rien de plus simple : on tue tous les mâles (la part génétique), et on détruit tous les symboles de leur culture (on détruit tous les temples et bâtiments, on va jusque à semer du sel sur la terre arable pour être certain que même le référent écologique (géographique) ne puisse plus renaitre).

Mais il y a des cas plus subtils…

Rapport Durham 1839

« Je n'ai jamais eu le moindre doute au sujet du caractère national qui doit être donné au Bas-Canada; ce doit être celui de la majorité de la population de l’Amérique britannique, celui de la grande race qui doit, dans un laps de temps de courte durée, être prédominante sur tout le continent nord-américain.

Les Anglais détiennent déjà la majorité des plus grandes propriétés du pays ; ils ont pour eux une incontestable supériorité d’intelligence ; ils ont la certitude que la colonisation doit augmenter leur nombre jusqu’à devenir une majorité ; et ils appartiennent à la race qui domine le continent américain.

La langue, les lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais ; et toute autre race que la race anglaise (j’applique ce mot à tous ceux qui parlent la langue anglaise) y apparaît dans un état d’infériorité.

Dans l’un ou l’autre cas, il semblerait que la grande masse des Canadiens français soit condamnée, jusqu’à un certain point, à occuper une position inférieure et à dépendre des Anglais pour l’emploi.

C’est pour les tirer de cette infériorité que je désire donner aux Canadiens notre caractère anglais.

Quelle que soit leur lutte, il est évident que le processus d’assimilation aux habitudes anglaises est déjà commencé. »

On peut observer à travers ces extraits le lien entre domination économique et culture. Bien évidemment nous n’avons pas disparu mais il y a eu un effet :

Les habitants de la Nouvelle France étaient traditionnellement désignés par le terme « Canadiens ». Toutefois, suite à l’Acte d’union qui a découlé du rapport Durham, par la domination économique et aussi par nécessité de se donner un nom les distinguant à la fois des américains et des anglais d’Angleterre, les anglophones du Canada ont pris la désignation de Canadiens et ont progressivement attribué le terme « French Canadian » afin d'identifier l'ensemble des Canadiens francophones. À compter de la pendaison de Louis Riel en 1885, l'expression « Canadiens français » se substitua à « Canadiens » dans la langue française elle-même, pour désigner l'identité de la collectivité canadienne originaire de Nouvelle-France

D’un point de vue identitaire, cela correspond pour un individu à se voir confisquer son nom et nominalement se voir identifier comme une exception, une minorité.

Alors que maintenant les québécois sont vus de l’intérieur de leur propre territoire comme des dominants…

Bien évidemment, il y a de nombreux exemples ou l’intention n’est pas exprimée mais a été vécue :

Que faut-il penser de l’évolution musicale qui part des chants de travail, des negro spirituals, du ragtime (dont la base est le cake walk qui est une parodie des bals occidentaux), du blues et finalement le jazz…? Parti de l’âme des esclaves afro-américains, cette musique devient portée par des instruments occidentaux traditionnels, voire d’inventions modernes tels le saxophone. Jazz qui est d’abord exclusivement joué par des noirs, ostracisé puis progressivement admis dans les clubs où les noirs peuvent entrer en tant que musiciens mais pas en tant que clients…. Pour progressivement être remplacés dans ces mêmes clubs par des musiciens blancs… mais pas totalement… et il y eu la reprise en France de cette nouvelle création. Et il y a eu l’influence du Jazz sur la musique classique.

Le Jazz, musique d’un groupe dominé et discriminé est aujourd’hui vue comme un apport majeur à la culture universelle de l’être humain. Les noirs en sont-ils privés pour autant ? Se sont-ils vus privés de « leur » musique ? Bien entendu non ! Au contraire, le jazz fait partie du patrimoine culturel mondial, il représente un apport évident de la « culture noire » à l’humanité. Personne ne nie toutefois sont origine et la plupart des grandes figures du Jazz sont noires. Il en va de même, mais dans une moindre mesure, du blues, musique toujours identifiée à ses origines afro-américaines mais qui est devenu un langage universel pour dire la douleur, de la solitude, la pauvreté. Si les plus grands bluesmen sont noirs, les blancs peuvent le jouer. Appropriation ou reconnaissance et hommage ? Si on exclut la ségrégation et le racisme de l’époque, le jazz est ainsi un exemple d’interfécondation culturelle…

Il se trouve donc que bien des supposées appropriations semblent souvent être en réalité des hommages ou même, justement, des tentatives de sensibiliser les spectateurs à l’horreur de l’appropriation culturelle.

Le jeu entre signifié et signifiant est au cœur des démarches artistiques : il s’agit de susciter un sens nouveau en mettant en abîme ce qui semblait acquis.  C’est particulièrement vrai pour le théâtre… Il s’agit de toucher émotionnellement, c’est tout le sens du mot esthétique, et éventuellement de faire réfléchir. Si je voulais parler de l’esclavage au théâtre, et faire réagir le public, il est probable que je choisirais de provoquer des tensions entre les signifiés usuels et les signifiants établis de ceux-ci. Si mon auditoire est occidental, je proposerais des chants issus de l’esclavage chantés uniquement par des blancs qui seraient soumis à des noirs ou à des femmes provenant des philipines… Si ce sont des afroaméricains qui interprètent ces chants je reproduis l’histoire et cela établirait une distance probablement plus grande et un message d’universalité moindre.

Si les cultures minoritaires et ostracisées ont droit au respect, si elles ont droit aussi à une forme de réparation, cela leur donne-t-il le droit d’imposer les usages culturels ? Mener le combat de la réparation et de la reconnaissance sur le terrain des signes culturels ne semble pas la meilleure option car, à terme, cela peut instaurer une forme de ségrégation à l’envers. Même, cela peut faire le jeu des cultures dominantes qui ont toujours folklorisé les cultures dominées. Le devoir de mémoire et la justice réparatrice n’exigent pas à de nous mener sur le terrain d’un absolutisme culturel, bien au contraire.

Nous pensons aussi aux inégalités économiques et au projet d’émancipation collective que l’Occident a porté pendant des décennies, pour le meilleur et pour le pire (Beauchemin, 2004; Steiner, 2000; Taylor, 1998; Todorov, 2006).

Conclusion

Il se pourrait que la quête de reconnaissance et de justice réparatrice des groupes marginalisés, en se concentrant sur la culture, et ses symboles comme s’ils existaient pour eux-mêmes, occulte probablement l’enjeu majeur qui est la cause : la domination économique et politique. La lutte contre l’appropriation culturelle se trompe ainsi peut-être de cible en s’attaquant au symbole plutôt qu’à ses racines : l’appropriation culturelle – quand elle est nocive – est la conséquence d’une volonté de domination économique, rarement purement ethnique, qui utilise l’effacement des repères culturels pour annihiler l’identité et ainsi la volonté d’opposition d’une population vouée à l’esclavage ou à céder ses ressources.

Références

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Augé, M. (1994). Pour une anthropologie des mondes contemporains. Paris : Flammarion.

Berger, P. L. (1986). Comprendre la sociologie. Paris : Du Centurion. 2e édition.

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Piette, A. (2006). Petit traité d'anthropologie. Charleroi : Socrate Éditions Promarex. Collection «Science éphémère».

Porcher, L., Abdallah-Pretceille, M. (1998). Éthique de la diversité et éducation. Paris: PUF. 



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