Texte de la communication :
Buysse, Alexandre; Martineau, Stéphane (2019). Appropriation culturelle, mondes représentés, assimilation et inter-fécondation. Colloque « De l’assimilation à l’appropriation culturelle : l’évolution des revendications des groupes historiquement marginalisés », Congrès de l’ACFAS, Gatineau, Université du Québec en Outaouais, mardi 28 mai 2019.
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Sujet complexe et particulièrement sensible, la question de
l’appropriation culturelle renvoie à l’identité, mais celle-ci nous conduit
vers la problématique des mondes vécus, dans la mesure où une représentation
symbolique et le jeu entre signifié et signifiant dépend du vécu des peuples
impliqués. Ceci, à son tour, pose la question de l’élaboration de leur culture,
processus de tout temps éminemment dynamique et incluant un partage interculturel.
Bref, tout un horizon de questionnements se déploie devant
nous. Plutôt que de prendre parti, nous souhaitons poser quelques pierres afin
de baliser la réflexion et peut-être aussi bousculer un peu les idées reçues. Notre
intervention ne vise pas à jeter l’anathème sur l’un ou l’autre camp – car
rapidement des camps se sont formés –
mais, plus modestement, à fournir des pistes pour alimenter la réflexion
de tous et chacun.
Appropriation culturelle
L’appropriation culturelle est une notion dont l’origine
remonte aux années 1980, et dont les précurseurs nous plongent au cœur des
années 70. Elle est liée à la tradition états-unienne des cultural studies
et se distingue nettement de l’anthropologie culturelle d’origine européenne.
Elle s’inscrit ainsi au sein d’une nécessité de
réaffirmation identitaire issue des conditions sociétales qui ont été, et sont
hélas parfois encore sous certains égards, celles des États-Unis d’Amérique
durant une bonne partie du 20ème siècle, et qui comprennent la
ségrégation et le racisme. Les clivages sociaux aux USA ont été un
creuset important pour la naissance de revendications de justice, contexte
totalement différent de celles existantes en Europe.
En effet, les conditions européennes au sortir de la
seconde guerre mondiale, suite aux ravages du fascisme et à la prise de
conscience des conséquences du nationalisme identitaire, suivies du
décolonialisme, ont plutôt conduit à la nécessité de comprendre le monde dans
un fluidité et une interculturalité toute autre. L’esprit du temps voyait alors
l’évidence de créer une culture multiethnique, sinon occidentale, issue de
l’interfécondation des cultures variée de l’Europe et de ses colonies.
C’est ainsi que, dans son contexte d’origine, cette notion
s’est avérée indispensable et a été mobilisée largement pour décrire et
expliquer, voire décrier, le pillage de la culture noire par les blancs (Kincheloe,
1998; Tate, 2003) et la dépossession des groupes autochtones par le
multiculturalisme (Ziff & Rao, 1997; Thomas, 1999).
En réaction à l’oppression d’une culture par une autre, l’appropriation
culturelle peut ainsi se définir comme étant « l’adoption d’éléments d’une
culture par les membres d’une autre culture. » Si ce mouvement peut
sembler spontané et favorable, il peut être considéré comme problématique « quand
une culture dominante s’approprie des éléments d’une culture
désavantagée ». On considère alors que cela peut ressortir d’une volonté
de culturicide, d’une volonté d’effacer la culture dominée, tout en reprenant
certains éléments. Ce culturicide engendrant lui-même une perte d’identité et
de graves problèmes sociétaux à la population qui ne se serait pas joint au
dominants.
Il peut aussi s’agir de la violation des droits
intellectuels collectifs de la culture d’origine, suite à une exploitation commerciale
ou à une reprise par la culture dominante sans reconnaissance de ses origines.
Contrairement à l’acculturation ou à l’échange culturel,
l’appropriation culturelle sous-entend que la culture dominante reprend des
éléments de la culture minoritaire (souvent colonisée) et qu’ils sont utilisés
en dehors de leur contexte d’origine et donc de leur signification culturelle
d’origine (qui signifie - et cela est pour le moins problématique - que la
signification est unique pour tous les membres de la culture minoritaire et
stable dans le temps).
Cela peut résulter en une situation absurde et
douloureuse : La signification d’origine est donc détournée, voire
désacralisée car banalisée et revient, ainsi détournée, modifier la lecture par
la culture d’origine (on peut se demander ici : mais qu’est-ce qu’une
signification d’origine, à quand remonte-elle et qui décide de cette origine ?)
Toutefois il ne convient pas d’en rester à une vision
manichéenne de l’appropriation culturelle, elle peut aussi être analysée en
tant qu’échange entre groupes culturels qui devient uniquement néfaste s’il
existe un déséquilibre criant entre eux. Cette adoption de certains aspects d’une culture par
une autre n’est pas nécessairement négative en soi et pourrait relever du renouvellement
permanent de la culture et de l’identité. Cependant, dans le cas de
l’appropriation culturelle, il est sous-entendu qu’il existe un déséquilibre
entre les cultures. Mais comment une culture pourrait-elle être, en soi,
inférieure ? Bien entendu, ce n’est pas le fait même des cultures, mais bien le
résultat d’un rapport de force politique ou économique. Pour pouvoir être
mobilisée cette notion ramène à l’existence d’une oppression systématique,
présente ou passée, des personnes qui se reconnaissent dans cette culture, d’un
groupe culturel relativement homogène, pour qui cette culture est partie
intégrante de leur identité.
L’appropriation et la fétichisation des cultures
minoritaires aliènerait donc ceux dont la culture a fait l’objet d’une appropriation.
Il peut y avoir volonté de culturicide, volonté d’éliminer une culture
minoritaire en lui enlevant ce qui lui permet de s’identifier.
À ce moment le politique prend le dessus sur
l’interfécondation culturelle équilibrée et l’asservit à d’autres desseins. (Büyükokutan, 2011)
Un procès du processus
Vu la complexité du sujet, nous ne pouvons au passage que
souligner quelques problématiques qui découlent de la mobilisation de la notion
d’appropriation culturelle.
A) usage
par une culture dominante des symboles d’une culture minoritaire
La culture est liée à la dimension symbolique de la vie en
société : les signes sont les blocs de construction de la culture. Mais l’interprétation
de ces signes n’est pas inhérente aux textes ou aux artefacts… c’est un
processus continuel d’élaboration de sens. La culture est une construction
perpétuelle, une pratique (Ortner, 1984) qui procure aux acteurs culturels des
outils pour trouver des solutions créatives (Swidler, 2001).
L’anthropologie est la discipline de base lorsqu’on pense à
la culture (Mercier, 1966). Or, que nous apprend-t-elle ? Plusieurs choses.
D’abord que chaque culture a une valeur en elle-même car elle est unique dans
l’espace et le temps (Piette, 2006). Mais cette unicité ne signifie pas
homogénéité ni pureté. En effet, une culture – même chez les peuples isolés –
n’est jamais le fruit d’un développement totalement endogène (Kilani,
1989). Les peuples sont en communication avec les autres peuples dans
l’espace et dans le temps. Cette communication entraîne des emprunts
multivoques et multidirectionnels (Laplantine, 1987). Ainsi, on l’aura
compris, pour l’anthropologie il ne saurait exister une telle chose qu’une
culture sans appropriation culturelle au sens où l’histoire humaine est faite
de rencontres heureuses ou malheureuses, de métissages, de dialogues, de mise
en commun mais aussi parfois de vols (Augé, 1994).
De son côté, la sociologie, plus sensible aux questions et aux
enjeux qui traversent les sociétés industrielles et post-industrielles, a
regardé la culture sous un angle quelque peu différent, à savoir que son
analyse s’est davantage portée vers les différences culturelles entre des
groupes sociaux au sein d’une même société (Ansard, 1990). Il s’agit
alors moins d’analyser la culture comme possession et emprunt, c’est-à-dire
comme une chose que l’on a et qu’on échange, que d’étudier la culture comme
marqueur identitaire (Berger, 1986). Mais là aussi, tout comme pour
l’anthropologie, la sociologie n’a pu que constater le métissage qui nous
qualifie (Herman, 1988).
En fait, elle a même constaté que ce qui qualifie la
modernité tardive que nous vivons actuellement c’est précisément le brouillage
des marqueurs et symboles culturels autrefois assez stricts entre les classes.
Les travaux de Bernard Lahire (1998) par exemple – en critiquant les positions de
Bourdieu – mettront bien en évidence que l’homme est pluriel et que ses
pratiques culturelles sont maintenant multiples, bigarrées, faites d’emprunts à
d’autres classes sociales, à d’autres groupes ethniques, voire à d’autres
sociétés.
Pour examiner la notion d’appropriation culturelle nous devrions
toutefois prendre en considération un état établi, fixe, de la culture. Ne
fut-ce que à un moment donné du déroulement historique. Sinon il devient
impossible d’entrer en débat sur l’origine, sur le « droit d’auteur »
d’un élément culturel.
Mais ceci pose la question de l’historicité d’une production
culturelle …
Voici un visage sculpté. Non ce n’est pas Picasso. Non ce
n’est pas africain, cela date de 2500 ans av. J.C. et de la région des Cyclades
en Grèce. Cette culture a disparue en tant que telle mais ces descendants sont
toujours là…
De plus, la notion d’appropriation culturelle sous-entend
qu’un artefact, des rituels ou même un comportement culturel pourrait être
endogène à la culture où il apparait. Une culture ou des éléments d’une culture
devraient être ‘pures’. Il y aurait quelque chose comme une « pureté
culturelle ». Ce qui laisse songeur…
Ceci est mis en tension par exemple par Sioui, qui dans son
ouvrage « pour une auto-histoire amérindienne » souligne les apports
variés et échanges culturels qui ont eu lieu avant même la colonisation et qui
sont parfois considérés à tort comme « purement » autochtones. Par
exemple l’introduction de la torture dans certains rituels, qui serait
empruntée aux espagnols.
D’autre part, si le terreau d’origine, l’appellation
d’origine contrôlée d’un artefact ou d’une pratique culturelle, pouvait être
établi sans l’ombre d’un doute, il faudrait établir qui en a l’usage
légitime : toutes les cultures, seulement les cultures minoritaires ou
uniquement la culture d’origine. Dans ce dernier cas, la réponse vient souvent
sous la forme du recours à la descendance… Ceci nous amène à un lien entre
culture et ethnie.
La dernière fois qu’on a tenté d’isoler les cultures sur la
base d’une origine ethnique, c’était l’apartheid en Afrique du Sud, auquel on a
mis fin après avoir arrêté la ségrégation dans les États du Sud des États-Unis.
Avant cela, il faut remonter au régime Nazi.
Le lien implicite entre culture et ethnie, au sens de
légitimité génétique à revendiquer l’héritage d’un fait culturel, pose ainsi de
grands problèmes. Déjà, il est impossible de justifier la notion de race, qui
regroupe population, culture et génétique, sur la base des analyses ADN.
D’autre part, nous avons tendance depuis le 19e siècle à vouloir
faire correspondre culture et état-nation, ce qui est pour le moins limitatif.
Génétiquement, les populations de cette terre sont rarement
homogènes, voire jamais. Les français ne descendent pas des Gaulois ou du moins
pas uniquement… Cela pose la question de l’appartenance à un groupe ethnique.
En effet, dans le discours qui se répand aujourd’hui, le groupe ethnique
correspondant dans leur imaginaire, ou dans le nôtre, à la culture dont serait
originaire l’artefact qui est l’objet d’une appropriation est le seul qui
aurait le droit d’en faire usage.
Aux USA être noir est lié, dans la perception commune, à une
« culture noire »… mais des descendants d’Alexandre Dumas, l’auteur,
au 19e siècle, des trois mousquetaires, dont les origines
remontent à Haïti, qui émigreraient aux USA aujourd’hui seraient-ils des
membres de la culture noire à laquelle ils seraient immanquablement identifiés
racialement ?
En effet, nous sommes immédiatement face à une tension forte
découlant de la notion d’appropriation culturelle : pureté de la culture
et lien entre race et culture. Cette association devrait nous effrayer, mais
elle est hélas le reflet de ce qu’ont subi certains peuples.
À cela s’ajoutent les évolutions extrêmement rapides de la
signification attribuée, au sein d’une culture elle-même, à certains symboles
ou à certaines locutions. Nous pouvions entendre encore il y a un peu plus d’une
vingtaine d’années : « ma grand-mère était une pure sauvagesse ».
Mais il y a eu variation du signifié pour un même signifiant. Au sein même
d’une culture ce n’est pas figé dans le temps. En effet,
« sauvagesse » et « sauvage » désignaient les peuples
autochtones sans connotation négative vu que le mot prend son origine dans
« sylvestre ». Toutefois le sens n’est plus le même aujourd’hui… Mais
doit-on s’excuser d’avoir utilisé dans le temps un mot qui aujourd’hui a changé
de signification ?
D’ailleurs, TFO indique clairement que les propos dans les
films qu’elle diffuse « sont le reflet de leur époque »
En effet, nous ne doutons pas qu’aujourd’hui que SPEAK WHITE
de Michèle Lalonde serait l’objet d’une polémique. Prenons quelques extraits...
speak
white
tell us again about Freedom and
Democracy
nous savons que liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d’Alger ou de Little Rock
speak white
de Westminster à Washington
relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized
et comprenez notre parler de circonstance
quand vous nous demandez poliment
how do you do
et nous entendez vous répondre
we’re doing all right
we’re doing fine
We are not alone
nous savons
que nous ne sommes pas seuls.
Et pourtant, à l’époque
« speak white » pour vous intimer l’ordre de ne pas parler
français, ou « nègre », n’avaient pas la même connotation
qu’aujourd’hui. De plus, l’utilisation du terme nègre est volontaire pour
établir un parallèle entre l’esclavage économique et l’oppression culturelle
ressentis par la population québécoise à l’époque et la souffrance endurée par
la population afro-américaine. « Nous ne sommes pas seuls ».
Aujourd’hui il y a fort à parier qu’il faudrait être de descendance
afro-américaine pour oser cette comparaison.
Non
seulement la culture évolue, mais chacun, reste un individu ayant son propre
vécu, souvent beaucoup plus nuancé que le vécu collectif.
Chacun
vit les événements d’une manière différente, en lien avec ce qu’il a vécu
jusqu’à maintenant. Il voit et interprète les événements selon sa propre
perspective, selon son monde vécu (Habermas). Ce qui veut dire qu’un même
symbole ou une même action peut être interprétée totalement différemment, vécu
émotionnellement, engendrer une expérience totalement différente selon la
personne en cause. Il n’y a, à cet effet, pas de moyenne, pas de médiane, pas
de globalité de la perception, ni de … sensibilité commune à tous, même si des
lignes générales pourraient se dégager…
Ai-je le droit de me définir différemment, particulièrement
si je suis membre d’une minorité culturelle qui a été l’objet d’appropriation
culturelle ? ai-je le droit d’interpréter différemment le symbole de ma
culture (à défaut de devenir un traitre), suis-je lié à mon origine génétique
qui guiderait une interprétation particulière des symboles historiquement
établis?
À nouveau, la complexité s’accroit : un même signifiant
peut avoir des significations culturellement établies différentes selon les
cultures. Peut-on nier à une culture, qu’elle soit minoritaire ou majoritaire,
le droit d’attribuer une autre signification à un signifiant …? Comment trancher
entre le voile vu comme symbole de piété ou le voile vu comme symbole de
l’oppression; entre la croix symbole de torture ou symbole de rédemption…
Dans les accusations d’appropriation culturelle, le statut
de la culture est une notion essentielle : il convient de discriminer
entre une culture dominante et une culture minoritaire, dominée. Si cela semble
a priori simple, dans la perspective de l’histoire c’est loin d’être évident. Les
rapports de force peuvent s’inverser : Certaines cultures majoritaires à
un endroit peuvent être minoritaires dans un autre; De plus, certaines cultures
minoritaires ont durablement influencé le monde entier ou au moins la culture
dominante avec qui elle partage un territoire. Nous pensons ici à la culture grecque,
dominée par la société Romaine qui la vénérait, et aussi à moindre échelle, à la
culture Maori en Nouvelle Zélande.
De toute façon est-ce que la culture en elle-même peut être
dominante ou est-ce la société dont elle est issue qui devient économiquement
dominante ? Et même si c’était le cas, pourquoi la culture a-t-elle une telle
importance ?
La culture, la reconnaissance et la différentiation que
permet une culture forme un élément essentiel de l’identité de chacun.
Toutefois, tant l’anthropologie que la sociologie nous
donnent à voir un monde où la pureté culturelle n’existe pas et où l’emprunt
est la règle. Plus encore, leurs travaux sur nos sociétés actuelles mettent en
évidence que l’individu se sert de la culture comme d’un vêtement. Ce qui a
fait dire à Abdallah-Pretceille et Porcher (1996, 1998, 1999) que
nous devrions plutôt parler de culturalité que de culture dans nos sociétés
modernes. Ainsi, faire usage du concept
de culturalité : C’est prendre acte du métissage de nos cultures,
c’est refuser le mythe de la culture unitaire et homogène. C’est mettre
l’accent sur la fluidité, la complexité, le contradictoire, c’est refuser de
réduire autrui à n’être qu’un porteur de culture et le voir plutôt comme
créateur de culture, comme interprète de ce qui le constitue. C’est refuser la
causalité culturelle comme seule et unique explication des relations avec
l’altérité. C’est passer d’une analyse en termes de structures et d’états à une
analyse en termes de processus. C’est se rendre compte que la compréhension ne
relève pas de l’ordre de l’inventaire (une description des traits culturels
demeure toujours réductrice). C’est enfin comprendre que si la culture
détermine dans une certaine mesure les comportements, en retour l’individu «
utilise » la culture pour « dire et se dire ».
L’identité
collective comme l’identité personnelle évolue dans le temps en fonction des
expériences, des interprétations et réinterprétations de ces expériences.
L’identité n’est donc pas un point fixe, immuable mais plutôt un processus en
constant changement bien que certains éléments qui lui sont constitutifs
puissent demeurer relativement stables. Le discours de l’appropriation
culturelle est à cet égard relativement problématique car il semble évacuer cette
dimension processuelle de l’identité, tendant à la figer sur certaines
caractéristiques la plupart du temps relevant du passé (un passé parfois
éloigné). Ainsi, les symboles autour desquels une culture se construit et se
définit, non seulement évoluent (certains symboles disparaissent, d’autres
naissent), mais le sens de ces symboles et leur place dans la culture peuvent
varier aussi. De sorte, il peut être assez hasardeux de mobiliser des symboles
culturels du passé comme éléments définitoires de la culture présente, surtout
si ces symboles sont absolutisés.
Les sociétés sont de moins en moins des systèmes unifiés (Freitag,
2002). Elles apparaissent en fait comme une juxtaposition de groupes et
d’intérêts divers dont le lien social ne semble pas aller de soi (Bouvier,
2005). De son côté, Dubet (1994) dira que la société est
essentiellement composée de trois systèmes : a) d’intégration (qui renvoie
aux communautés); b) de compétition (qui renvoie aux marchés); c) d’action
historique (qui renvoie à la dimension culturelle ou aux historicités). Ces
trois systèmes sont liés quant à eux à trois logiques d’action : une
logique d’intégration liée à l’appartenance à une communauté; une logique
stratégique présente sur le marché (notamment de l’emploi) et, enfin, une
logique de subjectivation (c'est-à-dire une appropriation personnelle de la
culture, qui peut être la culture professionnelle). Chaque acteur doit alors
recomposer un sens à son action en regard de logiques souvent en tension. Parce
que la société n’a plus de centre, parce que l’action ne répond plus à une
seule logique, le sujet se construit à travers la recomposition significative
de son expérience personnelle (Lahire, 1998).
L’identité dépend entre autre
du sentiment d’appartenance et de non-appartenance à un ou plusieurs groupes (Bernstein
& Solomon, 1999; Coll & Falsafi, 2010; Haneda, 2009; Kouhpaeenejad
& Gholaminejad, 2014; Watson, 2006). L'individu va établir ce qui
lui semble avoir de commun avec un groupe ou au contraire s’en différencier par
certains éléments. C’est à la fois la découverte de ce en quoi il est différent
et de ce en quoi il adhère aux valeurs culturellement transmises (Issa &
Hatt, 2013). De la s’élabore un sentiment d'appartenance, ou non, qui
lui permet de se définir par rapport à ce groupe et d’agir afin d’être reconnu
par lui. Ainsi, que ce soit au plan individuel ou collectif, l'identité ne peut
se concevoir que dans la relation à l'autre. Il y a ainsi l'identité
personnelle et l’identité sociale (Taboada-Leonetti, 1990). L'identité
personnelle porte sur la singularité de l'individu, son unicité, et l'identité
sociale porte sur ce qu'il a de commun avec d'autres individus. Bien entendu ce découpage, quelque peu grossier, est moins une
qualification de la « réalité » qu’une vision opérationnelle de l’identité;
l’individuel et le social ne sont jamais différenciés au sein d’une même
personne. Nous établissons constamment, et très rapidement, les catégorisations
nécessaires. C’est un processus dynamique (Lipiansky, 2008) dans
lequel l’appartenance à une culture joue un rôle essentiel (Erickson, 1968).
Il importe toutefois que la communauté valide cette cohérence ; le contraire
amènerait l'individu à des névroses, voire des pathologies (Erickson,
1968 ; Penuel & Wertsch, 1995). Aussi, pour Valsiner (2000),
l'identité lie l'individu à la société, car elle mêle les représentations
propres de l'individu et celles de la culture. La perte des repères culturels
peut ainsi engendrer de graves problèmes d’identité personnelle et des crises
psychologiques. Le sort des Nations autochtones au Canada est là pour nous le
rappeler tristement.
Toutefois, la culture et le contexte sociopolitique dans
lequel elle s’inscrit est toujours en évolution, voire en recomposition et est
loin d’être homogène (Lipiansky, Taboada-Leonetti
et Vasquez, 1990).
L’affaiblissement des institutions et la multiplicité des
logiques du social, ne laissent d’autre choix aux acteurs que de créer du sens
à partir de leur propre expérience. Cette création de sens s’avère alors être
un processus de mise en récit de soi, création personnelle ayant pour finalité
la mise en ordre de l’expérience. Comment éviter de se sentir noyé dans le flot
des événements privés de sens ? C’est Ricoeur (1986) qui fournit ici
des pistes pour comprendre ce phénomène. Le sens d’une action n’est pas un
donné immédiat mais un construit a posteriori. Alors, l’acteur, qui
agit au travers de logiques souvent contradictoires dans des institutions, s’il
souhaite « faire du sens » avec ses expériences, n’a d’autre option que de
construire un récit de soi.
Collectivement, une société a ainsi besoin de se raconter
elle-même pour exister.
Cette vision du monde partagée entre différents individus au
sein d’une même culture est certes, dans une certaine mesure, une nécessité
dans l’élaboration de l’identité individuelle et collective, mais cela
justifie-t-il que le narratif élaboré dans ce contexte soit imposé aux
individus faute de quoi ils perdraient leur identification culturelle ?
Il convient de ne pas oublier que le récit identitaire d’une
culture varie dans le temps : le Québec catholique des années 50 ne se
reconnaitrait pas nécessairement dans les valeurs prônées aujourd’hui.
Le danger du discours qui dénonce l’appropriation culturelle est de réifier la culture, de la réduire à des signes apparents, souvent folkloriques et, surtout, d’enfermer les membres de la culture minoritaire spoliée dans une vision monolithique de leur culture. Se pointe ici, à n’en pas douter, un risque totalitaire, sachant que le totalitarisme se caractérise par l’imposition d’une vision unitaire du monde, vision qui exclut la dissidence. En voulant légitimement être respectées, les cultures spoliées risqueraient donc, selon nous, de prêter flanc à la caricature d’elles-mêmes et de devenir des cultures sclérosées qui refusent la pluralité en leur propre sein.
B) volonté d’aliéner la culture minoritaire, de lui
enlever son identité
Dans le cadre d’un procès, se poserait la question de
l’intention de l’appropriateur : voulait-il en tirer profit de l’artefact
(ou rendre grâce à cet artéfact, ou n’en était-il pas conscient), voulait-il
nuire à la culture d’origine (pour l’effacer).
De nos jours, les attaques dénonçant l’appropriation
culturelle semblent unanimement prêter une intention malveillante aux «
appropriateurs ».
Dans le mythe qui se construit présentement, l’appropriateur
veut toujours aliéner à l’autre son récit originel et ainsi carrément l’aliéner
définitivement à lui-même. L’aliénation consiste alors à faire croire à
l’aliéné qu’il n’est capable de rien, qu’il n’est rien, … qu’il est né pour un
petit pain… Il s’agit donc de le
soumettre en effaçant son identité, sa volonté de s’opposer. Cela a souvent été
le cas durant les colonisations, la culture dominante ne donnant parfois même
pas le statut d’être humain au colonisé, et bien évidemment si on n’est pas
humain on n’est pas censé avoir de culture.
Dans le cas d’une reconnaissance progressive du statut
d’être humain, le ressortissant de la culture dominée devra « faire ses
preuves » en adhérant aux valeurs de la culture conquérante, en voyant le
monde par ses yeux car c’est seulement ainsi qu’il obtiendra une reconnaissance.
Particulièrement si sa culture a été plus ou moins effacée, voir tellement
reprise ou pénétrée par la culture du conquérant, qu’elle ne consiste plus en
un système culturel cohérent ou est devenue méconnaissable de ses origines… (Anta Diopp)
Les autochtones ont ainsi fait l’objet de tentatives
répétées de non seulement éradiquer leur culture, à travers notamment les
pensionnats, des relocalisations, l’interdiction de pratiquer leurs rites, y
compris la tente à suer (jusqu’au milieu des années 50), … (Mike
Ormsby in Pathways: the Ontario journal of
outdoor education, 2018).
À partir de là, comment les communautés autochtones peuvent-elles
considérer la pratique de danses autochtones dans des camps de vacances, la
commercialisation des tentes à suer… est-ce une appropriation culturelle ou une
sensibilisation et une reconnaissance ?
Dans l’histoire on a de nombreux exemples où le conquérant
souhaitait éliminer le peuple conquis, l’ancien adversaire : pour cela,
dans cette antique conception, rien de plus simple : on tue tous les mâles
(la part génétique), et on détruit tous les symboles de leur culture (on
détruit tous les temples et bâtiments, on va jusque à semer du sel sur la terre
arable pour être certain que même le référent écologique (géographique) ne
puisse plus renaitre).
Mais il y a des cas plus subtils…
Rapport Durham 1839
« Je n'ai jamais eu le moindre doute au sujet du
caractère national qui doit être donné au Bas-Canada; ce doit être celui de la
majorité de la population de l’Amérique britannique, celui de la grande race
qui doit, dans un laps de temps de courte durée, être prédominante sur tout le
continent nord-américain.
Les Anglais détiennent déjà la majorité des plus grandes
propriétés du pays ; ils ont pour eux une incontestable supériorité
d’intelligence ; ils ont la certitude que la colonisation doit augmenter
leur nombre jusqu’à devenir une majorité ; et ils appartiennent à la race
qui domine le continent américain.
La langue, les lois et le caractère du continent
nord-américain sont anglais ; et toute autre race que la race anglaise
(j’applique ce mot à tous ceux qui parlent la langue anglaise) y apparaît dans
un état d’infériorité.
Dans l’un ou l’autre cas, il semblerait que la grande
masse des Canadiens français soit condamnée, jusqu’à un certain point, à
occuper une position inférieure et à dépendre des Anglais pour l’emploi.
C’est pour les tirer de cette infériorité que je désire
donner aux Canadiens notre caractère anglais.
Quelle que soit leur lutte, il est évident que le
processus d’assimilation aux habitudes anglaises est déjà commencé. »
On peut observer à travers ces extraits le lien entre
domination économique et culture. Bien évidemment nous n’avons pas disparu mais
il y a eu un effet :
Les habitants de la Nouvelle France étaient traditionnellement
désignés par le terme « Canadiens ». Toutefois, suite à l’Acte
d’union qui a découlé du rapport Durham, par la domination économique et aussi
par nécessité de se donner un nom les distinguant à la fois des américains et
des anglais d’Angleterre, les anglophones du Canada ont pris la désignation de
Canadiens et ont progressivement attribué le terme « French
Canadian » afin d'identifier l'ensemble des Canadiens francophones. À compter de
la pendaison de Louis Riel en
1885, l'expression « Canadiens français » se substitua à
« Canadiens » dans la langue française elle-même, pour désigner
l'identité de la collectivité canadienne originaire de Nouvelle-France.
D’un point de vue identitaire, cela correspond pour un
individu à se voir confisquer son nom et nominalement se voir identifier comme
une exception, une minorité.
Alors que maintenant les québécois sont vus de l’intérieur
de leur propre territoire comme des dominants…
Bien évidemment, il y a de nombreux exemples ou l’intention
n’est pas exprimée mais a été vécue :
Que faut-il penser de l’évolution musicale qui part des
chants de travail, des negro spirituals, du ragtime (dont la base est le cake
walk qui est une parodie des bals occidentaux), du blues et finalement le jazz…?
Parti de l’âme des esclaves afro-américains, cette musique devient portée par
des instruments occidentaux traditionnels, voire d’inventions modernes tels le
saxophone. Jazz qui est d’abord exclusivement joué par des noirs, ostracisé
puis progressivement admis dans les clubs où les noirs peuvent entrer en tant
que musiciens mais pas en tant que clients…. Pour progressivement être
remplacés dans ces mêmes clubs par des musiciens blancs… mais pas totalement…
et il y eu la reprise en France de cette nouvelle création. Et il y a eu
l’influence du Jazz sur la musique classique.
Le Jazz, musique d’un groupe dominé et discriminé est
aujourd’hui vue comme un apport majeur à la culture universelle de l’être
humain. Les noirs en sont-ils privés pour autant ? Se sont-ils vus privés de «
leur » musique ? Bien entendu non ! Au contraire, le jazz fait partie du
patrimoine culturel mondial, il représente un apport évident de la « culture
noire » à l’humanité. Personne ne nie toutefois sont origine et la plupart des
grandes figures du Jazz sont noires. Il en va de même, mais dans une moindre
mesure, du blues, musique toujours identifiée à ses origines afro-américaines
mais qui est devenu un langage universel pour dire la douleur, de la solitude,
la pauvreté. Si les plus grands bluesmen sont noirs, les blancs peuvent le
jouer. Appropriation ou reconnaissance et hommage ? Si on exclut la ségrégation
et le racisme de l’époque, le jazz est ainsi un exemple d’interfécondation
culturelle…
Il se trouve donc que bien des supposées appropriations
semblent souvent être en réalité des hommages ou même, justement, des
tentatives de sensibiliser les spectateurs à l’horreur de l’appropriation
culturelle.
Le jeu
entre signifié et signifiant est au cœur des démarches artistiques : il s’agit
de susciter un sens nouveau en mettant en abîme ce qui semblait acquis. C’est particulièrement vrai pour le théâtre…
Il s’agit de toucher émotionnellement, c’est tout le sens du mot esthétique, et
éventuellement de faire réfléchir. Si je voulais parler de l’esclavage au
théâtre, et faire réagir le public, il est probable que je choisirais de
provoquer des tensions entre les signifiés usuels et les signifiants établis de
ceux-ci. Si mon auditoire est occidental, je proposerais des chants issus de
l’esclavage chantés uniquement par des blancs qui seraient soumis à des noirs
ou à des femmes provenant des philipines… Si ce sont des afroaméricains qui
interprètent ces chants je reproduis l’histoire et cela établirait une distance
probablement plus grande et un message d’universalité moindre.
Si les cultures minoritaires et ostracisées ont droit au
respect, si elles ont droit aussi à une forme de réparation, cela leur
donne-t-il le droit d’imposer les usages culturels ? Mener le combat de la
réparation et de la reconnaissance sur le terrain des signes culturels ne
semble pas la meilleure option car, à terme, cela peut instaurer une forme de
ségrégation à l’envers. Même, cela peut faire le jeu des cultures dominantes
qui ont toujours folklorisé les cultures dominées. Le devoir de mémoire et la
justice réparatrice n’exigent pas à de nous mener sur le terrain d’un
absolutisme culturel, bien au contraire.
Nous pensons aussi aux inégalités économiques et au projet
d’émancipation collective que l’Occident a porté pendant des décennies, pour le
meilleur et pour le pire (Beauchemin, 2004; Steiner, 2000; Taylor, 1998; Todorov, 2006).
Conclusion
Il se pourrait que la quête de reconnaissance et de justice réparatrice des groupes marginalisés, en se concentrant sur la culture, et ses symboles comme s’ils existaient pour eux-mêmes, occulte probablement l’enjeu majeur qui est la cause : la domination économique et politique. La lutte contre l’appropriation culturelle se trompe ainsi peut-être de cible en s’attaquant au symbole plutôt qu’à ses racines : l’appropriation culturelle – quand elle est nocive – est la conséquence d’une volonté de domination économique, rarement purement ethnique, qui utilise l’effacement des repères culturels pour annihiler l’identité et ainsi la volonté d’opposition d’une population vouée à l’esclavage ou à céder ses ressources.
Références
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