Référence :
Simard, D., Martineau, S. (2010). Entre recherches, pratiques et théories : pour une culture de la
recherche pédagogique. Revue française en ligne Recherches en éducation.
Hors série no. 2. Octobre 2010, p. 9-22.
Dans un texte écrit en 1965,
Jean Piaget remet en question la pédagogie de son époque au double point de vue
des méthodes éducatives et de son développement scientifique. Il se demande
pourquoi les pédagogues, si dévoués et en général compétents,
« n’engendre[nt] pas une élite de chercheurs qui fassent de la pédagogie
une discipline à la fois scientifique et vivante au même titre que toutes les
disciplines appliquées participant à la fois de l’art et de la science? »
(p. 20) Pourquoi les pédagogues, sur des aspects aussi cruciaux que les effets
ou les résultats des « techniques éducatives » sur l’apprentissage
des élèves, sont le plus souvent réduits à donner des conseils « en
s’appuyant non pas sur un savoir, mais sur des considérations de bon sens ou de
simple opportunité »? (p. 15) Pourquoi donc, la part étant faite aux facteurs
sociologiques
susceptibles de freiner le développement de la pédagogie comme science, « la
pédagogie est-elle si peu l’œuvre des pédagogues? » (p. 20) On connaît,
bien sûr, le paradigme psychopédagogique de Piaget, son attachement aux travaux
de Claparède et son immense contribution à l’autonomisation de la psychologie
du développement de l’enfant, qui l’amène à concevoir la pédagogie dans un « rapport
d’extériorité et de dépendance objective » à la psychologie (Schneuwly,
2008, p. 92). Mais en dépit de sa conception « applicationniste » de
la pédagogie, éminemment critiquable, force est d’admettre, plus de quarante
ans plus tard, que les questions de Piaget sont toujours centrales dans
l’exercice actuel de la profession enseignante. Non pas que la recherche en
éducation, celle sur l’enseignement en particulier n’ait pas connu des
développements importants au cours de cette période, mais
nous pensons qu’une culture de la recherche pédagogique n’a pas encore pénétré
ni les programmes de formation initiale à l’enseignement ni
la culture des enseignants. Telle est, du moins, l’hypothèse générale que le
lecteur trouvera explorée dans ce texte, plus que démontrée. Il nous faudra, bien
évidemment, définir ce que nous entendons par une culture de la recherche
pédagogique. Avouant ensuite nos « biais », nous ferons état de
quelques constats sur la culture des enseignants, des futurs enseignants, puis
nous examinerons les programmes actuels de formation initiale à l’enseignement au
regard de l’hypothèse posée. Cet examen, ce faisant, mettra en lumière ce qui
pourrait être fait pour soutenir le développement d’une culture de la recherche
pédagogique. Mais en tout premier lieu, et pour fixer les limites de notre
propos, il nous semble nécessaire de tracer les grandes lignes de l’évolution de
la recherche en éducation et des programmes de formation initiale à
l’enseignement au Québec depuis les années 1960.
1. Les grandes lignes d’évolution des programmes de formation initiale
à l’enseignement et de la recherche en éducation au Québec
Le grand projet des quarante dernières années en éducation, aussi bien en
Amérique du Nord qu’en Europe, est sans aucun doute la professionnalisation de l’enseignement
et de la formation à l’enseignement.
Pour ce qui concerne le Québec, deux mots nous viennent à l’esprit pour
caractériser l’évolution de la formation initiale des enseignants depuis les
années 1960, c’est-à-dire depuis la Révolution tranquille, qui a marqué, pour le dire
à grands traits, l’entrée du Québec dans la modernité : universitarisation
et professionnalisation. La période
qui va de la fin des années 60 à la fin des années 1980 est celle de
l’universitarisation. Celle de la professionnalisation, qui commence à la fin
des années 80 et au début des années 1990, connaîtra deux moments importants,
1994 et 2001. Avant d’y venir, on nous permettra de dire un mot de la première
période.
Pour nous en tenir à la formation initiale des enseignants, le grand
changement amorcé par la Commission royale
d’enquête sur l’enseignement au Québec, qui a mené ses travaux de 1961 à 1966,
et qui a produit un volumineux rapport connu sous le nom de Rapport Parent (du
nom de son président Mgr Alphonse-Marie Parent), est celui du transfert de la
formation des enseignants des écoles normales à l’université. Cette décision fut
en partie justifiée par la nécessité de rehausser la culture générale des
enseignants, en particulier leur culture disciplinaire, surtout pour les
enseignants du secondaire, et de leur donner une base de connaissances
« scientifiques » en pédagogie, que l’on voulait désormais
« plus ouverte à l’innovation » et aux méthodes actives, et surtout
plus attentive au progrès des connaissances dans le domaine de la psychologie
de l’enfant (Lessard, 2008, p. 7). De ce point de vue, l’universitarisation de
la formation initiale des enseignants apparaît « tout absorbée », dès
le milieu des années 60, « dans la logique de la
professionnalisation » (Lessard, 2008, p. 7). On voulait aussi rompre avec
un passé religieux et traditionnel en mettant fin aux institutions qui
contribuaient à le reproduire (Mellouki, 1989). Et pour entrer dans un nouvel
ordre social, moderne, libéral, fonctionnel et ouvert sur le monde, il fallait
changer les institutions, en particulier l’ordre scolaire. L’ancienne culture
des humanités se voit donc remplacer par un concept de culture beaucoup plus
large, intégrant la pluralité des univers de connaissance, la science, la
technique, la culture de masse, et surtout mieux adapté aux impératifs d’une
société moderne. À cette conception de la culture correspond une représentation
de la société, conçue « comme un organisme vivant » dont l’harmonie
et le bon fonctionnement dépendent de l’interdépendance et de la
complémentarité des membres et des organes qui la composent (Mellouki, 1989).
Le Québec des années 60 se tourne donc vers le modèle anglo-américain des
facultés des sciences de l’éducation, qui forment des enseignants en
partenariat avec les facultés ou départements disciplinaires et les milieux de
pratique.
Au début des années 90, et participant, comme nous l’avons dit, d’un
mouvement de fond à l’échelle internationale où l’on voit bon nombre de pays
procéder à des reconfigurations curriculaires en prenant appui sur l’idée de
professionnalisation, le Québec amorce un tournant important dans la formation
initiale des enseignants. Non pas que l’universitarisation soit remise en cause,
mais il apparaît clair que la formation n’est pas suffisamment professionnelle :
1. elle n’est pas arrimée aux conditions réelles et à la pratique concrète du
métier; 2. elle est beaucoup trop théorique, éclatée, spécialisée; 3. les
composantes de la formation ne sont pas intégrées; 4. la formation pratique et
la place des stages sont nettement insuffisantes; 5. les enseignants manquent
de polyvalence, ils sont trop axés sur la discipline, leur identité
professionnelle est faible, mal définie (Lessard, 2008, p. 7). Ces critiques,
combinées à un contexte de renouvellement massif du corps enseignant, ont entraîné
des changements importants.
Sur le plan curriculaire et professionnel, les changements se sont
déroulés en deux temps, soit 1994 et 2001. Dans un premier temps, on voit
apparaître la « formulation d’un modèle d’enseignant professionnel »
(Lessard, 2008, p. 9). Si ce modèle était bien dans l’air du temps depuis
plusieurs années, s’il inspirait les actions et le discours ministériels, c’est
vraiment au début des années 90 que prend forme l’idée d’une formation
professionnelle axée sur le développement de compétences professionnelles, et
avec elle la nécessité de mettre en place « un continuum de formation »,
comprenant la formation initiale, l’insertion en milieu de travail et la
formation continue, et ce, dans la perspective d’une logique de développement
professionnel articulée aux exigences du métier réel. Par ce modèle, on voulait
aussi « produire une identité professionnelle plus claire et plus forte »
(Lessard, 2008, p. 10), faire en sorte que la profession enseignante soit
choisie dès l’entrée à l’université, comme cela est souvent le cas dans
d’autres formations professionnelles, et non comme un pis-aller, par dépit,
faute de mieux faire ou de faire autre chose, et que les étudiants se
retrouvent, tout au long de leur formation, dans un programme qui intègre
toutes les composantes de leur formation (disciplinaire, didactique,
pédagogique, pratique et fondamentale) dans une logique professionnelle. On
trouve ici l’idée de la construction d’une « spécificité
professionnelle », pour reprendre les mots de Lang (1999), et qui exige de
définir des compétences spécifiques pour exercer une profession donnée.
Toujours selon Lang, la définition d’une « professionnalité
spécifique » est elle-même inséparable de la revendication d’un statut
social distinct dans la division du travail. Ces deux processus, différents
mais complémentaires, débouchent ultimement sur la construction d’une identité
sociale. Finalement, et c’est un point capital, sur la base de travaux
largement inspirés de l’épistémologie de la pratique professionnelle de l’américain
Donald Schön, qui rompait avec l’épistémologie positiviste, on estimait qu’il
fallait allonger la formation pratique et soumettre les futurs enseignants à
des expériences pratiques plus longues et mieux encadrées, auxquelles le milieu
scolaire en général et les enseignants en particulier seraient fortement
associés, à la manière du modèle américain des Professional Development Schools (PDS). On a ainsi vu poindre la
modèle de l’enseignant comme « praticien réflexif », qui est devenu,
en quelque sorte, la nouvelle koinè,
la langue commune des programmes de formation à l’enseignement.
La formulation d’un modèle d’enseignant « professionnel », qui
prend forme au début des années 90, connaîtra son point culminant et
d’aboutissement en 2001, avec la publication du document ministériel La formation à l’enseignement. Les
orientations, les compétences professionnelles. Que trouvons-nous dans ce
document? Essentiellement, on trouve un référentiel de compétences
professionnelles requises pour l’enseignement, c’est-à-dire « un ensemble
fini de compétences professionnelles communes à tous les enseignants »
(Lessard, 2008, p. 11), quels que soient l’ordre et la discipline
d’enseignement. Le référentiel comporte douze compétences professionnelles et
repose sur deux grandes orientations : la formation d’un enseignant
professionnel capable d’agir efficacement dans des situations marquées par
l’incertitude et le conflit de valeurs, et la formation d’un enseignant
cultivé, héritier, interprète et critique des objets de culture à transmettre.
Ce document marque un moment fort dans l’évolution de la formation et de la
profession enseignante au Québec. Prenant acte des États généraux sur
l’éducation (1996) et de la réforme des programmes d’études du primaire et du
secondaire, il exprime clairement « une volonté d’unifier le corps
enseignant autour d’une même professionnalité, du même noyau dur de
compétences » (Lessard, 2008, p. 11).
On pourrait, grosso modo, reprendre le même découpage chronologique pour
ce qui concerne le développement de la recherche en éducation, qui est
d’ailleurs devenue une priorité au Québec à partir de 1964, dans la foulée des
travaux de la commission Parent. Les décennies 70 et 80 seront marquées par
l’implantation, l’essor, la consolidation et la diversification de la recherche
en éducation. En quête d’une reconnaissance institutionnelle et scientifique,
les chercheurs en éducation adoptent progressivement la logique de la recherche
universitaire (recherches subventionnées, publications savantes évaluées par
les pairs). Le modèle est largement positiviste et favorise peu les échanges et
les interfaces entre les savoirs savants et les savoirs issus de la pratique.
En outre, la subdivision des sciences de l’éducation en plusieurs sous-domaines
entraîne le morcellement et la spécialisation des savoirs savants qui éloignent
davantage les praticiens du milieu de la recherche et des lieux d’échange et de
collaboration avec les chercheurs (CSE, 2006). Ce modèle, qui a certes permis
de produire des savoirs formalisés, comporte l’inconvénient majeur de ne pas
s’adresser à un enseignant réel qui intervient dans une vraie classe, mais à
une sorte d’enseignant idéal, irréel, qui intervient dans un contexte entièrement
prévisible où toutes les variables sont contrôlées (Gauthier, Martineau,
Simard, 1995).
Le projet de constituer une science de l’éducation, c’est-à-dire une
pédagogie scientifique de type « applicationniste » et garante du
succès de l’action éducative – ce qui est largement le projet de Piaget –,
s’est considérablement refroidi dans les années 80 et surtout 90, notamment à
la suite des critiques formulées par Schön (1994) qui amènent les chercheurs en
éducation à douter de la pertinence du modèle de la rationalité scientifique et
technique pour rendre compte de la compétence professionnelle des enseignants
en contexte d’action et de leur capacité à faire face à des situations
problématiques marquées par la complexité, l’incertitude et le conflit de
valeurs. On a peu à peu pris conscience qu’on ne pouvait tirer directement des
théories scientifiques de l’apprentissage ou du développement de l’enfant des
prescriptions pédagogiques, des buts et des finalités d’éducation. La science,
on l’oublie trop souvent, est impuissante à prescrire l’action. Le rapport
descriptif/prescriptif est l’un des cas de figure que nous devons bien garder à
l’esprit – pour se prémunir de ses dangers – lorsque nous nous engageons dans
une réflexion sur les rapports théorie et pratique.
À la suite des critiques de Schön, et dans la foulée de l’émergence d’un
paradigme dialogique et communicationnel dans les sciences humaines à partir
des années 1980 (Dosse, 1997), caractérisé par une inflexion pragmatique et
herméneutique qui renoue avec l’action dotée de sens, l’intentionnalité et les
justifications des acteurs engagés dans l’action sociale, la recherche en
éducation prendra une nouvelle orientation. Bon nombre de chercheurs sortiront en
effet de leurs laboratoires universitaires pour se rapprocher des milieux de la
pratique et prendre en compte beaucoup plus finement le travail réel de
l’enseignant. On a ainsi vu se multiplier des recherches sur les pratiques enseignantes et sur les savoirs des
enseignants au cours des deux dernières décennies. Reposant sur des approches
théoriques diverses – sociologiques, phénoménologiques, cognitivistes, etc. –
et des méthodologies tout aussi variées – entretiens, histoires de vie,
observation participante, recherche-action, recherche collaborative, analyse de
cas –, on est parti à la recherche de l’expérience vécue, du sens que l’acteur
lui donne, du savoir tacite de l’enseignant dans ses composantes à la fois
identitaires et professionnelles. Globalement, ces recherches ont voulu faire
contrepoids à la thèse selon laquelle les enseignants sont de simples
applicateurs de savoirs produits par d’autres, en particulier par des
chercheurs universitaires. Les enseignants produisent du savoir et ce savoir,
rendu explicite par l’analyse réflexive et la mise en discours, constituerait
la base de la culture professionnelle des enseignants. Si ces recherches ont
sans doute permis de créer des ponts entre la recherche universitaire et les
milieux de la pratique, de susciter des échanges et des collaborations entre
les chercheurs et les acteurs de terrain, si elles ont permis de décrire,
d’analyser et de comprendre plus finement le travail réel d’un enseignant dans
sa classe et de produire des connaissances utiles pour enseigner et pour la
formation à l’enseignement, elles comportent aussi des revers dont il faut
prendre garde. D’abord nous pensons qu’elles peuvent conduire à rejeter
l’utilité que peuvent avoir pour un enseignant des résultats de recherche issus
d’approches plus positivistes, qui informent, nourrissent et soutiennent
l’enseignant dans l’analyse d’une situation problématique et les décisions
qu’il est amené à prendre (Martineau, Gauthier, 1998; Simard, 2004). Ensuite,
ces recherches, généralement centrées sur le sens de l’expérience vécue dans
une situation éducative toujours singulière, peuvent conduire à penser que le
savoir d’un enseignant est personnel et singulier (Malo, 2008), se nourrissant
peu des savoirs théoriques et des résultats de la recherche sur l’enseignement.
Dans une recherche doctorale récente
portant sur le raisonnement pédagogique dans l’identification des difficultés
scolaires, Mauricio Nunez Rojas (2009) a réalisé une recherche
collaborative de type ethnométhodologique en utilisant l’« atelier
d’écriture et d’analyse de cas ». Il a travaillé avec sept enseignantes qui se sont engagées dans un long
processus de recherche consistant à écrire, à discuter, à mettre en commun et à
réécrire des cas d’élèves présentant une difficulté particulière. Au terme de
cette démarche, les enseignantes avouent en arriver qu’à « des problématiques
ouvertes pour lesquelles ils reconnaissent n’être qu’au début d’une
compréhension » (p. 80). Cet aveu met en lumière à quel point il est
difficile pour des enseignants, même chevronnés, de parvenir à une définition
claire des problématiques soulevées et des actions à entreprendre. On est aussi
frappé par l’absence ou la quasi absence – mais peut-être que les interactions
verbales nous amèneraient à nuancer – des savoirs théoriques et de la recherche
sur l’enseignement pour soutenir leurs analyses. Si la réflexion des
enseignants sur les difficultés scolaires des cas d’élèves présentés prend
souvent la forme d’enquêtes dominées par le raisonnement clinique, on ne
trouve, en revanche, du moins sur la base des textes des enseignants qui
forment le corpus analysé, aucune référence à des travaux ou à des résultats de
la recherche sur l’enseignement. Le travail de ce chercheur met aussi en
lumière trois difficultés inhérentes à ce type de recherche qui viennent en
quelque sorte limiter leur apport à la constitution d’une base de connaissances
en enseignement. Ces difficultés se structurent autour des couples
tacite/narratif, singulier/général, narratif/analytique. On en dira tour à tour
un mot rapidement. Ces recherches de type expérientiel, biographique,
phénoménologique,
postulent généralement que la mise en discours de l’enseignant par l’écriture,
l’explicitation ou le partage de la parole, garantit l’accès à l’expérience
vécue et au savoir tacite qu’elle recèle. Or, nous le savons depuis au moins
Freud, le discours n’est jamais une copie de l’expérience vécue et peut même
bloquer l’accès à cette expérience. Le passage du tacite au narratif n’est donc
pas exempt de difficultés particulières qui doivent être prises en compte dans
l’analyse des pratiques déclarées des enseignants Deuxièmement, en mettant
l’accent sur la singularité de chaque enseignant, sur son histoire de vie,
personnelle, scolaire et professionnelle, et sur le caractère tout aussi singulier
et personnel de son savoir, on voit tout de suite les difficultés relatives à
sa généralisation pour constituer une base de connaissances professionnelles
pour enseigner. Enfin, et la recherche de Nunez Rojas le montre bien, le
narratif n’est pas nécessairement l’analytique et l’explicatif. Le fait de raconter,
de mettre en discours sa pratique, ce n’est pas nécessairement l’analyser, l’expliquer,
la conceptualiser. Analyser, expliquer, conceptualiser, nous le verront plus
loin, voilà ce qui nous semble le moment épistémologique de la recherche
pédagogique.
Autant la conception
scientifique, universitaire, positiviste, applicationniste et réductionniste
des savoirs nie la complexité et les nombreuses dimensions du travail réel de
l’enseignant, autant les recherches centrées sur l’expérience vécue comportent
des limites qui peuvent entraver la constitution d’une base de connaissances en
enseignement, condition de la professionnalisation des enseignants. En forçant
le trait, et considérant l’évolution des programmes de formation à
l’enseignement et la recherche en éducation au Québec depuis quarante ans, tout
se passe comme si nous étions passés d’une théorie sans pratique à une pratique
sans théorie. C’est à éviter ce double piège que devrait contribuer une culture
de la recherche pédagogique.
2. Une culture de la recherche
pédagogique
Le défi de la
professionnalisation des enseignants, si nous acceptons de le relever, nous
oblige à éviter les écueils d’une théorie sans pratique et d’une pratique sans
théorie. Une culture de la recherche pédagogique se situe donc entre le projet
d’une pédagogie scientifique, qui n’est plus tenable, et le réflexionnisme
a-théorique et autoréférentiel, guère plus fécond. Selon notre point de vue,
une culture de la recherche pédagogique favorise l’établissement de liens entre
la théorie et la pratique et contribue au développement de la compétence
professionnelle des enseignants, elle-même comprise de manière large et
ouverte, comme nous le verrons à l’instant. Alors que faut-il entendre par une
culture de la recherche pédagogique? Sans prétendre ici apporter une réponse
complète et définitive à cette question, donnons-nous au moins quelques
repères.
Commençons par une première remarque sur le terme de
« pédagogie », dont nous dirons que nous l’entendons ici au sens
large, comme un ensemble de procédés et de conseils méthodiques pour faire la
classe, pour instruire et éduquer, incluant une réflexion sur les valeurs, les buts
et les finalités de l’éducation. Ainsi comprise, la pédagogie se veut une
pratique et une pensée de l’éducation. On dira ensuite, comme deuxième
remarque, qu’une culture de la recherche pédagogique devrait être le fait des
pédagogues eux-mêmes, engagés dans l’action. L’histoire nous l’enseigne, la
pédagogie est apparue quand des problèmes d’enseignement sont survenus. Ces problèmes
ont incité ce qu’on appelait autrefois des maîtres d’école à réfléchir sur leur
métier et à se mettre à la recherche de solutions qui ont fini par constituer
un « savoir faire la classe ». La pédagogie, au sens où nous
l’entendons, n’est donc pas d’abord une création d’intellectuels ou de
théoriciens de l’éducation, mais un ensemble de propositions issues des
praticiens eux-mêmes qui réfléchissent à partir et en vue de l’action. Elle
s’adresse donc à des enseignants réels qui doivent, jour après jour, intervenir
dans une classe réelle, affronter la complexité et surmonter les contradictions
des situations éducatives en vue de faire accéder à la culture et à la liberté
des êtres humains qui ne le veulent pas toujours ou d’emblée.
Durkheim, dans Éducation et
sociologie (2005), disait à peu près la même chose lorsqu’il définissait la
pédagogie comme une « théorie pratique ». Une « théorie pratique »,
c’est-à-dire, dans l’esprit de Durkheim, ni une science de l’éducation, qui
cherche à décrire et à comprendre « des choses présentes ou passées, ou
d’en rechercher les causes ou d’en déterminer les effets » (p. 77), ni
simplement un art ou une pratique au sens d’« un système de manières de
faire qui sont ajustées à des fins spéciales » (p. 79). Ni une science ni
un art, la pédagogie est une « théorie pratique » dont l’objectif
« n’est pas de décrire ou d’expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais de
déterminer ce qui doit être » (p. 77). Une culture de la recherche
pédagogique se trouve donc là à notre avis, dans cet écart entre la théorie proprement
dite et la pratique ainsi comprise, dans cet espace intermédiaire entre une
théorie sans pratique et une pratique sans théorie, dans ce lieu qui relie
théorie et pratique, et que désigne précisément l’expression de « théorie pratique ».
C’est bien ce lieu qui nous intéresse ici, où nous allons devoir penser
l’articulation entre la théorie et la pratique. Alors comment penser cette
articulation? Ce qui revient à se demander : comment approcher et
concevoir la relation entre la pratique éducative et la réflexion sur cette
pratique? Penser cette articulation, ce pourrait être une manière de se prémunir
d’une triple tentation : la tentation scientiste – à laquelle d’ailleurs
n’échappe pas tout à fait Durkheim –, celle d’une pédagogie qui voudrait tirer
de la science ses normes, ses règles, ses fins et ses pratiques;
l’antipédagogisme, qui consisterait à célébrer les seuls savoirs académiques,
un art d’enseigner découlant de leur maîtrise; la tentation pédagogiste, enfin,
qui célèbre non plus les savoirs mais l’enfance, l’autonomie de l’enfance, et
qui est une pratique sans théorie, privée de ce minimum de distance pour penser
et rendre compte de ce qu’elle fait.
Pour penser cette articulation entre théorie et pratique, nous nous
servirons du modèle herméneutique élaboré par Paul Ricoeur (1983), en
particulier de sa théorie du texte qui le conduit à une théorie de l’action
(1986). Il sera peut-être un peu moins surprenant de recourir à ce modèle si nous
gardons à l’esprit que nous nous en servons à titre heuristique. Dans son
exploration des médiations entre le temps et le récit, Ricoeur examine la
dynamique de l’activité mimétique, à savoir la préfiguration (mimèsis I), qui trouve sa source dans le
monde de la vie, dans le souffrir et le pâtir de l’action, la configuration (mimèsis II), qui est mise en forme ou
mise en intrigue, et la refiguration (mimèsis
III), qui transforme le monde de l’action par l’activité de lecture. Le
parcours mène donc de la préfiguration pratique à la refiguration herméneutique
par la le biais de la configuration épistémologique (Petit, cité dans Dosse, p.
561-562). Sur la base de ce modèle, nous pouvons concevoir la recherche
pédagogique comme un processus dynamique qui va de l’épreuve à la pratique par
la médiation du problème (Fabre, 2002). Et d’abord l’épreuve (la
préfiguration), car c’est bien de l’expérience pratique, quand elle ne va plus
d’elle-même, que surgit la réflexion pédagogique. Entrer en pédagogie
n’implique-t-il pas d’abord, comme le pensait Meirieu (1995) lorsqu’il parle du
« moment pédagogique », de reconnaître cette épreuve, souvent pétrie
des résistances des élèves? Cette épreuve est bien réelle, contextualisée, et
force l’enseignant à porter la plus grande attention possible à ce qui a été
vécu, vu, entendu et observé, et à le dire avec ses propres mots. La
configuration consiste pour sa part à prendre une distance à l’égard du
problème et à le mettre en perspective. Le moment de la configuration s’apparente
à un thème et variations en musique, consistant d’abord à fournir les données
du problème – ou le thème –, puis à produire des variations en le construisant
ou en le posant autrement, de manière, enfin, à l’énoncer de nouveau, à la fois
plus riche de toutes les variations et plus clair dans son énonciation. Cette
démarche, qui cherche à prendre une distance et à mettre en perspective – peut
prendre appui sur les points de vue et les analyses d’autres enseignants – où
il s’agit de prendre en considération ce qui a été vu et vécu autrement – et
convoquer des modèles ou des outils théoriques solides, des propositions issues
du patrimoine de la tradition pédagogique occidentale et des résultats de la
recherche se rapportant au problème examiné. La configuration, comme effort de
variation et de construction systématique du problème, permet ainsi de passer
de l’expérience vécue, singulière, exprimée dans ses propres mots, et de
revenir à soi, transformé, avec d’autres mots par le détour des mots des
autres. La refiguration consiste, quant à elle, à tirer des conséquences
pratiques de ce qui a été analysé et expliqué et à considérer les effets de son
action au regard d’un contexte donné et des finalités poursuivies. On est ainsi
conduit d’un amont à un aval, d’une compréhension implicite à une compréhension
explicite par la médiation de la construction d’un problème, où se nouent des
rapports à la fois complémentaires et concurrentiels (Bru, 2002) entre des
croyances, des valeurs, des savoirs – d’expérience, disciplinaires,
curriculaires, des savoirs issus de la recherche, de la tradition pédagogique, de
culture générale, etc. – et des pratiques. Ce processus, selon nous, peut être
examiné à la faveur de la dialectique de l’expliquer et du comprendre (Ricoeur,
1986), dialectique où la réflexion pédagogique tente de combiner ou de
concilier l’action juste, le « ce qui doit être », l’effort
axiologique, tout à fait central dans la refiguration herméneutique, à la ligne
de la connaissance, à ce qui est, à l’effort épistémologique de construction,
de variation et de définition du problème. La recherche pédagogique, comprise comme
articulation entre la recherche, la pratique et la théorie, se situe donc entre
« fait et sens » (Soëtard, 2002), entre objectivisme et subjectivisme,
entre « l’épreuve et le problème » (Fabre, 2002), entre les vérités
que nous construisons sur l’éducation – sur l’apprentissage, le développement
de l’enfant, l’efficacité des formes d’enseignement, les résultats de la
recherche scientifique – et la nécessité où se trouve tout enseignant de
considérer la pertinence ou le sens de son action (Dumont, 1981; Simard, Côté,
2008).
Si la recherche pédagogique peut être comprise comme un processus
dynamique qui va de l’épreuve à la pratique par la médiation du problème, il
faut voir aussi que les problèmes ne sont pas toujours d’ordre
« psycho-pédago-didactique ». Ils
touchent aussi aux incertitudes de notre époque, à la condition de l’homme
moderne, postmoderne. On pense, bien sûr, à la pluralité et à la diversité des
modes de pensée et d’agir qui donnent à chacun la conscience de la précarité de
ses repères et qui rendent plus incertain le projet de transmission d’une
culture commune. On pense aussi au relativisme normatif ambiant qui affecte les
structures d’autorité et la relation enseignant/élèves. On pense encore au
formidable impact de la culture télévisuelle et virtuelle sur la culture des
jeunes, qui bouscule les modes traditionnels de transmission scolaire de la
culture. Ces transformations, et bien d’autres, disent amplement l’importance des
problèmes qui affecte l’intervention éducative de nos jours. C’est pourquoi une
culture de la recherche pédagogique, ainsi que le développement des compétences
professionnelles des enseignants, doivent être pensés de manière large et
ouverte. À notre avis, cette culture de la recherche pédagogique ne peut pas
uniquement se rabattre sur la maîtrise de compétences formelles, sur le modèle
de l’enseignant comme expert. Elle devrait aussi fournir aux futurs enseignants,
c’est un enjeu majeur de la professionnalisation selon nous, une représentation
d’eux-mêmes qui maintient des liens profonds avec une responsabilité qui soit à
la fois culturelle, politique, éthique et critique (Leroux, 2005). Dans cette
perspective, nous estimons que c’est leurrer les futurs enseignants que leur
laisser croire que tout se réduit au « psycho-pédago-didactique », au
« je sais comment enseigner et faire apprendre » parce que la
science me dit comment l’enfant apprend, ou au « je sais comment
enseigner et faire apprendre» parce que l’épistémologie me dit comment se
construisent les savoirs. Soyons clairs, nous sommes loin de minimiser l’importance
de la psychologie et de la didactique, mais nous estimons qu’une part de ce qui
fera la compétence professionnelle des enseignants et l’efficacité de leurs
pratiques se situe aussi sur d’autres plans : institutionnel, social,
culturel, politique (Bourgeault, 2005). C’est encore, peut-être, les empêcher
de se construire une culture de la recherche pédagogique au sens défini plus
haut. À ce titre, développer une culture de la recherche pédagogique, c’est,
pensons-nous, contribuer à l’élaboration d’une posture intellectuelle chez nos
futurs enseignants, qui est une posture critique, fondée et argumentée
(Mellouki, Simard, 2005).
3. La culture des enseignants et les programmes de formation initiale à
l’enseignement
Le moment est venu d’étayer l’hypothèse générale de ce texte, à savoir
qu’une véritable culture de la recherche pédagogique n’a pas encore pénétré ni
les programmes de formation initiale à l’enseignement ni la culture des
enseignants. Nous le ferons en avouant d’abord nos « biais », à
partir de notre propre expérience de formateurs d’enseignants depuis une
douzaine d’années à l’université. Puis nous examinerons les programmes de
formation initiale à l’enseignement sous l’angle de leur contribution au
développement d’une culture de la recherche pédagogique et ce, en prenant
toujours appui sur notre expérience de formateurs, à laquelle s’ajoute la
fonction de directeur de programme de formation initiale à l’enseignement que
nous avons assumée au cours des dernières années.
Et d’abord nos « biais », qui touchent à la culture des enseignants
et de nos étudiants en formation. Ces « biais », on pourrait assez bien
les exprimer en disant que la culture des enseignants nous paraît aujourd’hui
d’orientation instrumentale ou « technique », « foncièrement scolaire »,
caractérisée par le pédagogisme.
Elle est d’orientation instrumentale ou « technique » au sens où
« compte pour elle le comment
plus que le quoi et le pourquoi, ou même le pour qui » (Bourgeault, 2005, p.
239). Elle est « foncièrement scolaire » dans la mesure où « les
enseignants demeurent des écoliers » (p. 239). Nous le constatons d’ailleurs
chaque fois que nous rencontrons des enseignants dans le cadre de journées de
formation, qui ont souvent un rapport conflictuel à la théorie, ou lorsque nous
parlons à nos étudiants dans le cadre de nos cours, même avec ceux qui sont à
la fin de leur formation universitaire : importe avant tout pour eux les
consignes pour la préparation des examens, la rédaction du travail de fin de
session, le nombre de pages à lire, l’utilité de ces lectures pour enseigner, les
exigences liées à la réussite du cours, etc. Nous sommes toujours surpris de
voir à quel point ces étudiants cherchent à coller aux attentes du professeur,
comme de bons écoliers ont appris à le faire, mais qu’on ne fait plus quand on
a développé une posture critique aux savoirs et à sa formation. Elle est,
enfin, caractérisée par le pédagogisme, comme si les transformations profondes
dans lesquelles sont engagées nos sociétés, économiques, culturelles et
sociopolitiques, ne concernaient pas l’école et l’intervention éducative. Même
la pratique de l’analyse réflexive, abondamment pratiquée dans le cadre de la
formation pratique en milieu scolaire, et selon ce que nous en rapportent les
étudiants, semble enfermée sur l’expérience vécue, la narration et la mise en
commun de cette expérience et exclure le moment pourtant central de la
configuration dans la recherche pédagogique.
On gardera à l’esprit que ce sont des « biais », les nôtres,
qui donnent à notre point de vue son aspect partiel, probablement partial. Et
c’est toujours ce point de vue qui oriente notre lecture des programmes de
formation à l’enseignement au regard du développement d’une culture de la
recherche pédagogique. Nous nous en tiendrons ici à cinq remarques.
- Notre première remarque touche à la place et au
rôle de la formation fondamentale dans l’élaboration d’une culture de la
recherche pédagogique. On a assisté lors de la dernière reconfiguration
des programmes de formation initiale à l’enseignement, celle de 2002, à la
disparition à peu près complète des cours qui relèvent de ce qu’on appelle
au Québec les fondements de l’éducation, qui regroupe les enseignements en
philosophie de l’éducation, en histoire des idées, des pratiques
pédagogiques et des institutions éducatives. Ces cours sont disparus des programmes
en enseignement secondaire de l’Université du Québec à
Trois-Rivières,
et en ce qui concerne l’Université Laval, le seul cours au programme du
baccalauréat en enseignement secondaire est optionnel et suivi par une
mince proportion d’étudiants inscrits à ce programme. Les étudiants
quittent donc l’université avec une connaissance à peu près nulle de la
pensée éducative et pédagogique occidentale et sans savoir que bien des
pédagogues avant eux se sont mesurés à des problèmes qu’ils ont tenté de
mettre en forme et de solutionner. Pourquoi enseigner? À qui
doit-on enseigner? Qu’est-ce qui est digne d’être enseigné? Quelles sont
les finalités éducatives? Quelles sont les meilleures façons d’enseigner?
Comment enseigner à des élèves qui ne veulent pas apprendre? Comment
redonner le goût du travail à l’école? Comment vivre avec les autres dans
une classe et à l’école? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, sont
encore très actuelles et se posent pour quiconque enseigne, pour quiconque
prétend instruire et éduquer des jeunes. Ces questions ne sont toujours pas
résolues et se posent chaque fois que les sociétés se transforment, et l’on
n’avancera pas dans la compréhension que nous pouvons en avoir en ignorant
la pensée éducative et pédagogique qui nous précède. Dans la perspective
du développement d’une culture de la recherche pédagogique, il nous semble
que nous devrions lui faire une bien meilleure place.
·
Notre deuxième remarque touche aux enjeux
identitaires et professionnels d’une culture de la recherche pédagogique. Si
l’action du ministère, comme nous l’avons vu, a sans doute permis d’assurer une offre
de formation cohérente, structurée en capacités d’action, selon l’approche par
compétences, nous pensons en revanche qu’elle est aussi trop uniforme et nous
dirions trop abstraite. Cette uniformité repose au fond sur un certain modèle
de professionnalité, plus précisément sur l’idée que ce qui fait la
professionnalité enseignante, c’est la maîtrise d’un certain nombre de
compétences formelles, peu importe l’ordre d’enseignement, la discipline et le
contexte. On a aussitôt vu resurgir un vieux débat, opposant les disciplinaires
d’un côté et les pédagogues de l’autre, ceux-ci mettant l’accent sur l’unité de
la pratique pédagogique que ceux-là récusent en faisant valoir la préséance
absolue de la formation disciplinaire sur toute pédagogie, un art de
l’enseignement découlant de sa maîtrise. C’est là un débat fondamental, aux
enjeux identitaires et professionnels névralgiques, et qui touche très
profondément au problème de l’équilibre dans une formation professionnelle
réussie et à la responsabilité de l’enseignant dans la transmission. On trouve,
bien évidemment, de bons arguments de part et d’autre. Ce n’est pas ici le
moment d’y revenir. Nous contentant de dire qu’une formation professionnelle
réussie et la responsabilité dans la transmission ne peuvent pas uniquement se
rabattre sur la maîtrise de compétences formelles, sur l’enseignant comme
expert, mais elles ne peuvent pas non plus se concevoir exclusivement comme la
maîtrise d’un champ disciplinaire (Martineau et Gauthier, 2000). Pour sortir de
cette opposition largement stérile, nous pensons qu’une formation
professionnelle équilibrée, qui prend au sérieux la responsabilité de la
transmission, c’est un enjeu majeur de la professionnalisation, devrait fournir
aux futurs enseignants une culture de la recherche pédagogique qui maintient,
répétons-le, des liens profonds avec une responsabilité qui soit à la fois
culturelle, politique, éthique et critique (Leroux, 2005). Or, quand nous
regardons les programmes de formation actuels, quinze ans après le virage
« professionnalisant », force nous est de constater qu’un certain
type de rationalité domine, qui nous paraît volontiers instrumentale ou
« applicationniste ». On ne sera donc pas surpris de constater le net
recul des sciences sociales et de la philosophie dans nos programmes de
formation, et ce, paradoxalement au moment où la réussite scolaire de tous les
élèves constitue le credo des réformateurs de l’éducation. Nous pensons que
cette absence de l’analyse sociologique pour comprendre les problématiques et
les enjeux sociaux de la réussite scolaire conforte à son niveau une certaine
idéologie d’inspiration libérale qui consiste à faire porter la responsabilité
de la réussite sur les seuls individus, notamment sur les enseignants. En gros,
le raisonnement est à peu près le suivant : pour améliorer la réussite des
élèves, il faut améliorer la formation des enseignants et donc améliorer les
pratiques pédagogiques. Loin de nous l’idée de nier une relation significative
entre les pratiques enseignantes et la réussite scolaire des élèves, mais c’est
une fois de plus priver les futurs enseignants, et, ce faisant, faire le jeu
d’une certaine idéologie dominante, d’outils théoriques essentiels pour
réfléchir sur la responsabilité de l’école comme institution sociale.
·
Notre troisième point touche à l’importance
d’une initiation à la recherche scientifique dans une culture de la recherche
pédagogique. Nous savons beaucoup mieux aujourd’hui qu’une initiation à la
recherche scientifique en formation initiale à l’enseignement est l’un des
facteurs importants qui expliquent en partie la place, l’appropriation et
l’utilisation de la recherche dans l’exercice de la profession enseignante. Une
enquête récente menée par le Conseil supérieur de l’éducation (2006) montre que
plus un enseignant aura été initié à la recherche au cours de sa formation
initiale, plus il aura tendance à s’engager dans une formation continue aux
cycles supérieurs et plus il sera susceptible, ce faisant, de s’intéresser et
d’utiliser les résultats de la recherche dans sa pratique. L’enquête montre
également que les enseignants sont peu nombreux à avoir été initié à la
recherche au cours de leur formation initiale, soit sous la forme d’un cours de
méthodologie ou d’initiation à la recherche, ou encore à la faveur d’une
participation à des activités ou à la réalisation d’un projet de recherche. En
effet, les cours d’initiation à la recherche sont peu présents dans les programmes
donnés par les universités québécoises : « seulement six des onze
universités qui offrent ce programme incluent au moins un cours d’initiation ou
d’introduction à la recherche en éducation comme exigence dans le programme
conduisant à l’obtention d’une permis d’enseignement au primaire. Au surplus,
la réussite de ce cours n’est pas obligatoire dans plus de la moitié des
universités » (CSE, 2006, p. 82). On le constate, les cours d’initiation à
la recherche occupent donc une place très restreinte dans les programmes de
formation initiale à l’enseignement. De notre point de vue, c’est pour
contribuer au développement d’une culture de la recherche pédagogique qu’une
initiation sérieuse à la recherche est non seulement pertinente, mais
nécessaire dans la formation professionnelle d’un futur enseignant.
·
Notre quatrième remarque, nous voulons y
insister, touche au rôle de la critique dans une culture de la recherche
pédagogique et se rapporte à l’élaboration d’une posture intellectuelle. Nous l’avons
déjà souligné en parlant de la responsabilité éducative de la transmission dans
un monde hautement complexe. La critique peut aussi jouer un rôle à l’égard de
la recherche scientifique elle-même. On nous permettra de nous expliquer en
centrant notre propos sur les stratégies d’enseignement pour apprendre à lire.
Les débats sur les stratégies d’enseignement favorisant la lecture ont plus
d’une centaine d’années en Amérique du Nord. Il s’agit donc d’un vieux débat,
fortement polarisé, dont le pendule oscille alternativement entre les tenants
d’une approche graphophonétique de l’apprentissage de la lecture et les
défenseurs d’une stratégie globale, mieux connue sous le nom de whole-language. Le dernier virage de ce
débat interminable remonte aux années 70, alors que les approches plus
formelles, centrées sur le « tout linguistique », la matière à
enseigner, ont cédé le pas à une vague de fond en provenance d’Angleterre
(Bernstein) et des États-Unis (Halliday). Le Québec n’y a pas échappé. On sait
en effet que l’implantation des programmes de perfectionnement des maîtres
(PPMF) dans les années 70 incitait fortement les enseignants à abandonner les
approches centrées sur l’apprentissage du code au profit du whole-language. Vingt ans plus tard,
alors que le Québec connaît une nouvelle réforme et que les approches inspirées
du whole-language sont encore
privilégiées, aux États-Unis, le débat a ressurgi dès le début des années 90 à
la suite de la décision de l’État de la Californie d’abandonner l’approche whole language. S’appuyant sur l’analyse
des pratiques rapportées par les enseignants, le California Task Force on Reading (1995) attribuait la faiblesse en
lecture des élèves au fait que 89% des enseignants pratiquaient ou bien le whole-language ou le literature-based, une variante de la
première (Pierre, 2003).
Symbole de l’inefficacité des approches de type whole-language, la piètre performance des élèves de la Californie a suscité de
nombreuses recherches, dont les recherches en enseignement explicite, qui ont
eu, pour l’essentiel, deux résultats, deux effets. Le premier consiste à avoir
fortement ébranlé les colonnes épistémologiques sur lesquelles reposait
l’édifice du whole-language. On ne
trouve aujourd’hui à peu près plus de chercheurs pour soutenir que cette
approche est la meilleure pour apprendre à lire à de jeunes élèves. En outre,
grâce aux recherches menées depuis une trentaine d’années, nous savons que
l’enseignement explicite est nettement plus efficace pour favoriser
l’apprentissage de la lecture chez les jeunes élèves présentant des difficultés
d’apprentissage ou dont le niveau de littératie est peu élevé à l’entrée à
l’école. Cela dit, si nous savons beaucoup mieux comment enseigner à des jeunes
élèves présentant les caractéristiques que nous venons d’évoquer, en revanche
les travaux de recherche sur l’efficacité de l’enseignement ont également eu
pour effet de ramener le pendule à l’un des pôles du spectre pédagogique,
dominé largement par le décodage, l’apprentissage graphophonétique, le repérage
des mots, la lecture. En réaction à cette cristallisation autour du « tout
linguistique », des recherches conduites depuis quelques années aux États-Unis
ont eu pour incidence non pas de ramener le pendule à l’autre bout du spectre,
mais de réintroduire un équilibre dans l’apprentissage de la lecture, d’adopter
une approche équilibrée (balanced reading
approaches) où l’on trouve de manière non syncrétique, et selon l’âge des
élèves, leur niveau de littératie, leurs difficultés et les objectifs visés, un
enseignement systématique du décodage et des approches centrées sur le sens
(Pressley, 1998; Thompson et Nicholson, 1999). De même, les recherches menées
depuis quelques années sur l’enseignement exemplaire, sur les enseignants
exemplaires (Langer, 2005), montrent que les enseignants efficaces,
c’est-à-dire ceux qui produisent des gains d’apprentissage chez leurs élèves,
pratiquent l’enseignement explicite mais ne font pas que cela. Dans cette
perspective, si les recherches plaident en faveur de l’enseignement explicite, dont
l’efficacité en lecture est avérée avec certains élèves et en fonction de
certains objectifs, en revanche les développements récents de la recherche sur
l’apprentissage de la lecture nous invitent à se garder, en cette matière comme
en bien d’autres, de conclusions définitives. Le rôle de la critique dans le
développement d’une culture de la recherche pédagogique plaide donc en faveur
d’un usage prudent des résultats de la recherche scientifique en éducation
(Gauthier, Martineau, Simard, 1994; Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau,
Simard, 1997). Le développement de cette culture nous oblige donc, en formation
initiale à l’enseignement, à faire la meilleure place possible aux résultats de
la recherche scientifique sur l’enseignement, ce qui ne semble pas être le cas
actuellement (Brodeur, Dion, Mercier, Laplante et Bournot-Trites, 2008; Pierre,
2003), et à les examiner de manière critique, en particulier dans le cadre de
la formation pratique, à la lumière de problèmes circonscrits et en tenant
compte du contexte d’intervention et des buts d’éducation poursuivis.
·
Ce dernier point, et ce sera notre cinquième et
dernière remarque, met en lumière toute l’importance, dans le cadre de la
formation pratique, d’un accompagnement systématique des futurs enseignants
dans le développement d’une culture de la recherche pédagogique, au sens défini
plus haut. Certes la pratique de l’analyse réflexive est centrale dans
l’apprentissage et l’exercice d’une profession, mais quand on a que ses propres
mots pour dire ou mettre en forme son expérience, on ne « raconte [plus
que sa] petite historie et rien de plus »
(Zoller et Hameline, 2002), p. 76). Cet abus d’analyse réflexive en
détériore alors l’usage et confine à un réflexionnisme creux.
On nous permettra, avant de terminer, de dire un dernier mot. Nous avons
tracé les grandes lignes de l’évolution de la formation initiale à
l’enseignement et de la recherche au Québec. Nous pensons, au total, que nous
avons réalisé de réels progrès, que nos programmes sont plus cohérents, mieux
définis, et que la recherche est plus accordée aux exigences de la pratique
réelle. Et nous avons présenté le référentiel de compétences professionnelles
pour l’enseignement (2001) comme un point d’aboutissement, quarante ans après
l’héritage du rapport Parent. C’est un point d’aboutissement mais c’est aussi,
et peut-être surtout, un défi lancé aux enseignants pour qu’ils deviennent les
principaux acteurs du développement de leur compétence professionnelle. Si l’histoire
des professions nous enseigne que la professionnalisation d’une occupation
s’accompagne d’une culture de la recherche, alors la professionnalisation des
enseignants devrait prendre appui sur le développement d’une culture de la
recherche pédagogique, pour maintenir en dialogue et en tension recherches,
pratiques et théories. Ce défi s’adresse
bien sûr aux enseignants en exercice, mais il concerne, au premier chef,
la formation initiale des futurs enseignants. Les universités sauront-elles
former des enseignants qui puissent relever ce défi? Nous laissons la question
ouverte.
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