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11 février 2023

Entre recherches, pratiques et théories : pour une culture de la recherche pédagogique

 Référence :

Simard, D., Martineau, S. (2010). Entre recherches, pratiques et théories : pour une culture de la recherche pédagogique. Revue française en ligne Recherches en éducation. Hors série no. 2. Octobre 2010, p. 9-22. 

Dans un texte écrit en 1965[1], Jean Piaget remet en question la pédagogie de son époque au double point de vue des méthodes éducatives et de son développement scientifique. Il se demande pourquoi les pédagogues, si dévoués et en général compétents, « n’engendre[nt] pas une élite de chercheurs qui fassent de la pédagogie une discipline à la fois scientifique et vivante au même titre que toutes les disciplines appliquées participant à la fois de l’art et de la science? » (p. 20) Pourquoi les pédagogues, sur des aspects aussi cruciaux que les effets ou les résultats des « techniques éducatives » sur l’apprentissage des élèves, sont le plus souvent réduits à donner des conseils « en s’appuyant non pas sur un savoir, mais sur des considérations de bon sens ou de simple opportunité »? (p. 15) Pourquoi donc, la part étant faite aux facteurs sociologiques[2] susceptibles de freiner le développement de la pédagogie comme science, « la pédagogie est-elle si peu l’œuvre des pédagogues? » (p. 20) On connaît, bien sûr, le paradigme psychopédagogique de Piaget, son attachement aux travaux de Claparède et son immense contribution à l’autonomisation de la psychologie du développement de l’enfant, qui l’amène à concevoir la pédagogie dans un « rapport d’extériorité et de dépendance objective » à la psychologie (Schneuwly, 2008, p. 92). Mais en dépit de sa conception « applicationniste »[3] de la pédagogie, éminemment critiquable, force est d’admettre, plus de quarante ans plus tard, que les questions de Piaget sont toujours centrales dans l’exercice actuel de la profession enseignante. Non pas que la recherche en éducation, celle sur l’enseignement en particulier n’ait pas connu des développements importants au cours de cette période[4], mais nous pensons qu’une culture de la recherche pédagogique n’a pas encore pénétré ni les programmes de formation initiale à l’enseignement[5] ni la culture des enseignants. Telle est, du moins, l’hypothèse générale que le lecteur trouvera explorée dans ce texte, plus que démontrée. Il nous faudra, bien évidemment, définir ce que nous entendons par une culture de la recherche pédagogique. Avouant ensuite nos « biais », nous ferons état de quelques constats sur la culture des enseignants, des futurs enseignants, puis nous examinerons les programmes actuels de formation initiale à l’enseignement au regard de l’hypothèse posée. Cet examen, ce faisant, mettra en lumière ce qui pourrait être fait pour soutenir le développement d’une culture de la recherche pédagogique. Mais en tout premier lieu, et pour fixer les limites de notre propos, il nous semble nécessaire de tracer les grandes lignes de l’évolution de la recherche en éducation et des programmes de formation initiale à l’enseignement au Québec depuis les années 1960.

 

1. Les grandes lignes d’évolution des programmes de formation initiale à l’enseignement et de la recherche en éducation au Québec

 

Le grand projet des quarante dernières années en éducation, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe, est sans aucun doute la professionnalisation de l’enseignement et de la formation à l’enseignement[6]. Pour ce qui concerne le Québec, deux mots nous viennent à l’esprit pour caractériser l’évolution de la formation initiale des enseignants depuis les années 1960, c’est-à-dire depuis la Révolution tranquille, qui a marqué, pour le dire à grands traits, l’entrée du Québec dans la modernité : universitarisation et professionnalisation. La période qui va de la fin des années 60 à la fin des années 1980 est celle de l’universitarisation. Celle de la professionnalisation, qui commence à la fin des années 80 et au début des années 1990, connaîtra deux moments importants, 1994 et 2001. Avant d’y venir, on nous permettra de dire un mot de la première période.

 

Pour nous en tenir à la formation initiale des enseignants, le grand changement amorcé par la Commission royale d’enquête sur l’enseignement au Québec, qui a mené ses travaux de 1961 à 1966, et qui a produit un volumineux rapport connu sous le nom de Rapport Parent (du nom de son président Mgr Alphonse-Marie Parent), est celui du transfert de la formation des enseignants des écoles normales à l’université. Cette décision fut en partie justifiée par la nécessité de rehausser la culture générale des enseignants, en particulier leur culture disciplinaire, surtout pour les enseignants du secondaire, et de leur donner une base de connaissances « scientifiques » en pédagogie, que l’on voulait désormais « plus ouverte à l’innovation » et aux méthodes actives, et surtout plus attentive au progrès des connaissances dans le domaine de la psychologie de l’enfant (Lessard, 2008, p. 7). De ce point de vue, l’universitarisation de la formation initiale des enseignants apparaît « tout absorbée », dès le milieu des années 60, « dans la logique de la professionnalisation » (Lessard, 2008, p. 7). On voulait aussi rompre avec un passé religieux et traditionnel en mettant fin aux institutions qui contribuaient à le reproduire (Mellouki, 1989). Et pour entrer dans un nouvel ordre social, moderne, libéral, fonctionnel et ouvert sur le monde, il fallait changer les institutions, en particulier l’ordre scolaire. L’ancienne culture des humanités se voit donc remplacer par un concept de culture beaucoup plus large, intégrant la pluralité des univers de connaissance, la science, la technique, la culture de masse, et surtout mieux adapté aux impératifs d’une société moderne. À cette conception de la culture correspond une représentation de la société, conçue « comme un organisme vivant » dont l’harmonie et le bon fonctionnement dépendent de l’interdépendance et de la complémentarité des membres et des organes qui la composent (Mellouki, 1989). Le Québec des années 60 se tourne donc vers le modèle anglo-américain des facultés des sciences de l’éducation, qui forment des enseignants en partenariat avec les facultés ou départements disciplinaires et les milieux de pratique.

 

Au début des années 90, et participant, comme nous l’avons dit, d’un mouvement de fond à l’échelle internationale où l’on voit bon nombre de pays procéder à des reconfigurations curriculaires en prenant appui sur l’idée de professionnalisation, le Québec amorce un tournant important dans la formation initiale des enseignants. Non pas que l’universitarisation soit remise en cause, mais il apparaît clair que la formation n’est pas suffisamment professionnelle : 1. elle n’est pas arrimée aux conditions réelles et à la pratique concrète du métier; 2. elle est beaucoup trop théorique, éclatée, spécialisée; 3. les composantes de la formation ne sont pas intégrées; 4. la formation pratique et la place des stages sont nettement insuffisantes; 5. les enseignants manquent de polyvalence, ils sont trop axés sur la discipline, leur identité professionnelle est faible, mal définie (Lessard, 2008, p. 7). Ces critiques, combinées à un contexte de renouvellement massif du corps enseignant, ont entraîné des changements importants.

 

Sur le plan curriculaire et professionnel, les changements se sont déroulés en deux temps, soit 1994 et 2001. Dans un premier temps, on voit apparaître la « formulation d’un modèle d’enseignant professionnel » (Lessard, 2008, p. 9). Si ce modèle était bien dans l’air du temps depuis plusieurs années, s’il inspirait les actions et le discours ministériels, c’est vraiment au début des années 90 que prend forme l’idée d’une formation professionnelle axée sur le développement de compétences professionnelles, et avec elle la nécessité de mettre en place « un continuum de formation », comprenant la formation initiale, l’insertion en milieu de travail et la formation continue, et ce, dans la perspective d’une logique de développement professionnel articulée aux exigences du métier réel. Par ce modèle, on voulait aussi « produire une identité professionnelle plus claire et plus forte » (Lessard, 2008, p. 10), faire en sorte que la profession enseignante soit choisie dès l’entrée à l’université, comme cela est souvent le cas dans d’autres formations professionnelles, et non comme un pis-aller, par dépit, faute de mieux faire ou de faire autre chose, et que les étudiants se retrouvent, tout au long de leur formation, dans un programme qui intègre toutes les composantes de leur formation (disciplinaire, didactique, pédagogique, pratique et fondamentale) dans une logique professionnelle. On trouve ici l’idée de la construction d’une « spécificité professionnelle », pour reprendre les mots de Lang (1999), et qui exige de définir des compétences spécifiques pour exercer une profession donnée. Toujours selon Lang, la définition d’une « professionnalité spécifique » est elle-même inséparable de la revendication d’un statut social distinct dans la division du travail. Ces deux processus, différents mais complémentaires, débouchent ultimement sur la construction d’une identité sociale. Finalement, et c’est un point capital, sur la base de travaux largement inspirés de l’épistémologie de la pratique professionnelle de l’américain Donald Schön, qui rompait avec l’épistémologie positiviste, on estimait qu’il fallait allonger la formation pratique et soumettre les futurs enseignants à des expériences pratiques plus longues et mieux encadrées, auxquelles le milieu scolaire en général et les enseignants en particulier seraient fortement associés, à la manière du modèle américain des Professional Development Schools (PDS). On a ainsi vu poindre la modèle de l’enseignant comme « praticien réflexif », qui est devenu, en quelque sorte, la nouvelle koinè, la langue commune des programmes de formation à l’enseignement.

 

La formulation d’un modèle d’enseignant « professionnel », qui prend forme au début des années 90, connaîtra son point culminant et d’aboutissement en 2001, avec la publication du document ministériel La formation à l’enseignement. Les orientations, les compétences professionnelles. Que trouvons-nous dans ce document? Essentiellement, on trouve un référentiel de compétences professionnelles requises pour l’enseignement, c’est-à-dire « un ensemble fini de compétences professionnelles communes à tous les enseignants » (Lessard, 2008, p. 11), quels que soient l’ordre et la discipline d’enseignement. Le référentiel comporte douze compétences professionnelles et repose sur deux grandes orientations : la formation d’un enseignant professionnel capable d’agir efficacement dans des situations marquées par l’incertitude et le conflit de valeurs, et la formation d’un enseignant cultivé, héritier, interprète et critique des objets de culture à transmettre. Ce document marque un moment fort dans l’évolution de la formation et de la profession enseignante au Québec. Prenant acte des États généraux sur l’éducation (1996) et de la réforme des programmes d’études du primaire et du secondaire, il exprime clairement « une volonté d’unifier le corps enseignant autour d’une même professionnalité, du même noyau dur de compétences » (Lessard, 2008, p. 11).

 

On pourrait, grosso modo, reprendre le même découpage chronologique pour ce qui concerne le développement de la recherche en éducation, qui est d’ailleurs devenue une priorité au Québec à partir de 1964, dans la foulée des travaux de la commission Parent. Les décennies 70 et 80 seront marquées par l’implantation, l’essor, la consolidation et la diversification de la recherche en éducation. En quête d’une reconnaissance institutionnelle et scientifique, les chercheurs en éducation adoptent progressivement la logique de la recherche universitaire (recherches subventionnées, publications savantes évaluées par les pairs). Le modèle est largement positiviste et favorise peu les échanges et les interfaces entre les savoirs savants et les savoirs issus de la pratique. En outre, la subdivision des sciences de l’éducation en plusieurs sous-domaines entraîne le morcellement et la spécialisation des savoirs savants qui éloignent davantage les praticiens du milieu de la recherche et des lieux d’échange et de collaboration avec les chercheurs (CSE, 2006). Ce modèle, qui a certes permis de produire des savoirs formalisés, comporte l’inconvénient majeur de ne pas s’adresser à un enseignant réel qui intervient dans une vraie classe, mais à une sorte d’enseignant idéal, irréel, qui intervient dans un contexte entièrement prévisible où toutes les variables sont contrôlées (Gauthier, Martineau, Simard, 1995).

 

Le projet de constituer une science de l’éducation, c’est-à-dire une pédagogie scientifique de type « applicationniste » et garante du succès de l’action éducative – ce qui est largement le projet de Piaget –, s’est considérablement refroidi dans les années 80 et surtout 90, notamment à la suite des critiques formulées par Schön (1994) qui amènent les chercheurs en éducation à douter de la pertinence du modèle de la rationalité scientifique et technique pour rendre compte de la compétence professionnelle des enseignants en contexte d’action et de leur capacité à faire face à des situations problématiques marquées par la complexité, l’incertitude et le conflit de valeurs. On a peu à peu pris conscience qu’on ne pouvait tirer directement des théories scientifiques de l’apprentissage ou du développement de l’enfant des prescriptions pédagogiques, des buts et des finalités d’éducation. La science, on l’oublie trop souvent, est impuissante à prescrire l’action. Le rapport descriptif/prescriptif est l’un des cas de figure que nous devons bien garder à l’esprit – pour se prémunir de ses dangers – lorsque nous nous engageons dans une réflexion sur les rapports théorie et pratique.

 

À la suite des critiques de Schön, et dans la foulée de l’émergence d’un paradigme dialogique et communicationnel dans les sciences humaines à partir des années 1980 (Dosse, 1997), caractérisé par une inflexion pragmatique et herméneutique qui renoue avec l’action dotée de sens, l’intentionnalité et les justifications des acteurs engagés dans l’action sociale, la recherche en éducation prendra une nouvelle orientation. Bon nombre de chercheurs sortiront en effet de leurs laboratoires universitaires pour se rapprocher des milieux de la pratique et prendre en compte beaucoup plus finement le travail réel de l’enseignant. On a ainsi vu se multiplier des recherches sur les pratiques enseignantes et sur les savoirs des enseignants au cours des deux dernières décennies. Reposant sur des approches théoriques diverses – sociologiques, phénoménologiques, cognitivistes, etc. – et des méthodologies tout aussi variées – entretiens, histoires de vie, observation participante, recherche-action, recherche collaborative, analyse de cas –, on est parti à la recherche de l’expérience vécue, du sens que l’acteur lui donne, du savoir tacite de l’enseignant dans ses composantes à la fois identitaires et professionnelles. Globalement, ces recherches ont voulu faire contrepoids à la thèse selon laquelle les enseignants sont de simples applicateurs de savoirs produits par d’autres, en particulier par des chercheurs universitaires. Les enseignants produisent du savoir et ce savoir, rendu explicite par l’analyse réflexive et la mise en discours, constituerait la base de la culture professionnelle des enseignants. Si ces recherches ont sans doute permis de créer des ponts entre la recherche universitaire et les milieux de la pratique, de susciter des échanges et des collaborations entre les chercheurs et les acteurs de terrain, si elles ont permis de décrire, d’analyser et de comprendre plus finement le travail réel d’un enseignant dans sa classe et de produire des connaissances utiles pour enseigner et pour la formation à l’enseignement, elles comportent aussi des revers dont il faut prendre garde. D’abord nous pensons qu’elles peuvent conduire à rejeter l’utilité que peuvent avoir pour un enseignant des résultats de recherche issus d’approches plus positivistes, qui informent, nourrissent et soutiennent l’enseignant dans l’analyse d’une situation problématique et les décisions qu’il est amené à prendre (Martineau, Gauthier, 1998; Simard, 2004). Ensuite, ces recherches, généralement centrées sur le sens de l’expérience vécue dans une situation éducative toujours singulière, peuvent conduire à penser que le savoir d’un enseignant est personnel et singulier (Malo, 2008), se nourrissant peu des savoirs théoriques et des résultats de la recherche sur l’enseignement.

 

Dans une recherche doctorale récente portant sur le raisonnement pédagogique dans l’identification des difficultés scolaires, Mauricio Nunez Rojas (2009) a réalisé une recherche collaborative de type ethnométhodologique en utilisant l’« atelier d’écriture et d’analyse de cas ». Il a travaillé avec sept enseignantes qui se sont engagées dans un long processus de recherche consistant à écrire, à discuter, à mettre en commun et à réécrire des cas d’élèves présentant une difficulté particulière. Au terme de cette démarche, les enseignantes avouent en arriver qu’à « des problématiques ouvertes pour lesquelles ils reconnaissent n’être qu’au début d’une compréhension » (p. 80). Cet aveu met en lumière à quel point il est difficile pour des enseignants, même chevronnés, de parvenir à une définition claire des problématiques soulevées et des actions à entreprendre. On est aussi frappé par l’absence ou la quasi absence – mais peut-être que les interactions verbales nous amèneraient à nuancer – des savoirs théoriques et de la recherche sur l’enseignement pour soutenir leurs analyses. Si la réflexion des enseignants sur les difficultés scolaires des cas d’élèves présentés prend souvent la forme d’enquêtes dominées par le raisonnement clinique, on ne trouve, en revanche, du moins sur la base des textes des enseignants qui forment le corpus analysé, aucune référence à des travaux ou à des résultats de la recherche sur l’enseignement. Le travail de ce chercheur met aussi en lumière trois difficultés inhérentes à ce type de recherche qui viennent en quelque sorte limiter leur apport à la constitution d’une base de connaissances en enseignement. Ces difficultés se structurent autour des couples tacite/narratif, singulier/général, narratif/analytique. On en dira tour à tour un mot rapidement. Ces recherches de type expérientiel, biographique, phénoménologique[7], postulent généralement que la mise en discours de l’enseignant par l’écriture, l’explicitation ou le partage de la parole, garantit l’accès à l’expérience vécue et au savoir tacite qu’elle recèle. Or, nous le savons depuis au moins Freud, le discours n’est jamais une copie de l’expérience vécue et peut même bloquer l’accès à cette expérience. Le passage du tacite au narratif n’est donc pas exempt de difficultés particulières qui doivent être prises en compte dans l’analyse des pratiques déclarées des enseignants Deuxièmement, en mettant l’accent sur la singularité de chaque enseignant, sur son histoire de vie, personnelle, scolaire et professionnelle, et sur le caractère tout aussi singulier et personnel de son savoir, on voit tout de suite les difficultés relatives à sa généralisation pour constituer une base de connaissances professionnelles pour enseigner. Enfin, et la recherche de Nunez Rojas le montre bien, le narratif n’est pas nécessairement l’analytique et l’explicatif. Le fait de raconter, de mettre en discours sa pratique, ce n’est pas nécessairement l’analyser, l’expliquer, la conceptualiser. Analyser, expliquer, conceptualiser, nous le verront plus loin, voilà ce qui nous semble le moment épistémologique de la recherche pédagogique.

 

Autant la conception scientifique, universitaire, positiviste, applicationniste et réductionniste des savoirs nie la complexité et les nombreuses dimensions du travail réel de l’enseignant, autant les recherches centrées sur l’expérience vécue comportent des limites qui peuvent entraver la constitution d’une base de connaissances en enseignement, condition de la professionnalisation des enseignants. En forçant le trait, et considérant l’évolution des programmes de formation à l’enseignement et la recherche en éducation au Québec depuis quarante ans, tout se passe comme si nous étions passés d’une théorie sans pratique à une pratique sans théorie. C’est à éviter ce double piège que devrait contribuer une culture de la recherche pédagogique.

 

2. Une culture de la recherche pédagogique

 

Le défi de la professionnalisation des enseignants, si nous acceptons de le relever, nous oblige à éviter les écueils d’une théorie sans pratique et d’une pratique sans théorie. Une culture de la recherche pédagogique se situe donc entre le projet d’une pédagogie scientifique, qui n’est plus tenable, et le réflexionnisme a-théorique et autoréférentiel, guère plus fécond. Selon notre point de vue, une culture de la recherche pédagogique favorise l’établissement de liens entre la théorie et la pratique et contribue au développement de la compétence professionnelle des enseignants, elle-même comprise de manière large et ouverte, comme nous le verrons à l’instant. Alors que faut-il entendre par une culture de la recherche pédagogique? Sans prétendre ici apporter une réponse complète et définitive à cette question, donnons-nous au moins quelques repères.

 

Commençons par une première remarque sur le terme de « pédagogie », dont nous dirons que nous l’entendons ici au sens large, comme un ensemble de procédés et de conseils méthodiques pour faire la classe, pour instruire et éduquer, incluant une réflexion sur les valeurs, les buts et les finalités de l’éducation. Ainsi comprise, la pédagogie se veut une pratique et une pensée de l’éducation. On dira ensuite, comme deuxième remarque, qu’une culture de la recherche pédagogique devrait être le fait des pédagogues eux-mêmes, engagés dans l’action. L’histoire nous l’enseigne, la pédagogie est apparue quand des problèmes d’enseignement sont survenus. Ces problèmes ont incité ce qu’on appelait autrefois des maîtres d’école à réfléchir sur leur métier et à se mettre à la recherche de solutions qui ont fini par constituer un « savoir faire la classe ». La pédagogie, au sens où nous l’entendons, n’est donc pas d’abord une création d’intellectuels ou de théoriciens de l’éducation, mais un ensemble de propositions issues des praticiens eux-mêmes qui réfléchissent à partir et en vue de l’action. Elle s’adresse donc à des enseignants réels qui doivent, jour après jour, intervenir dans une classe réelle, affronter la complexité et surmonter les contradictions des situations éducatives en vue de faire accéder à la culture et à la liberté des êtres humains qui ne le veulent pas toujours ou d’emblée.

 

Durkheim, dans Éducation et sociologie (2005), disait à peu près la même chose lorsqu’il définissait la pédagogie comme une « théorie pratique ». Une « théorie pratique », c’est-à-dire, dans l’esprit de Durkheim, ni une science de l’éducation, qui cherche à décrire et à comprendre « des choses présentes ou passées, ou d’en rechercher les causes ou d’en déterminer les effets » (p. 77), ni simplement un art ou une pratique au sens d’« un système de manières de faire qui sont ajustées à des fins spéciales » (p. 79). Ni une science ni un art, la pédagogie est une « théorie pratique » dont l’objectif « n’est pas de décrire ou d’expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être » (p. 77). Une culture de la recherche pédagogique se trouve donc là à notre avis, dans cet écart entre la théorie proprement dite et la pratique ainsi comprise, dans cet espace intermédiaire entre une théorie sans pratique et une pratique sans théorie, dans ce lieu qui relie théorie et pratique, et que désigne précisément l’expression de « théorie pratique ». C’est bien ce lieu qui nous intéresse ici, où nous allons devoir penser l’articulation entre la théorie et la pratique. Alors comment penser cette articulation? Ce qui revient à se demander : comment approcher et concevoir la relation entre la pratique éducative et la réflexion sur cette pratique? Penser cette articulation, ce pourrait être une manière de se prémunir d’une triple tentation : la tentation scientiste – à laquelle d’ailleurs n’échappe pas tout à fait Durkheim –, celle d’une pédagogie qui voudrait tirer de la science ses normes, ses règles, ses fins et ses pratiques; l’antipédagogisme, qui consisterait à célébrer les seuls savoirs académiques, un art d’enseigner découlant de leur maîtrise; la tentation pédagogiste, enfin, qui célèbre non plus les savoirs mais l’enfance, l’autonomie de l’enfance, et qui est une pratique sans théorie, privée de ce minimum de distance pour penser et rendre compte de ce qu’elle fait.

 

Pour penser cette articulation entre théorie et pratique, nous nous servirons du modèle herméneutique élaboré par Paul Ricoeur (1983), en particulier de sa théorie du texte qui le conduit à une théorie de l’action (1986). Il sera peut-être un peu moins surprenant de recourir à ce modèle si nous gardons à l’esprit que nous nous en servons à titre heuristique. Dans son exploration des médiations entre le temps et le récit, Ricoeur examine la dynamique de l’activité mimétique, à savoir la préfiguration (mimèsis I), qui trouve sa source dans le monde de la vie, dans le souffrir et le pâtir de l’action, la configuration (mimèsis II), qui est mise en forme ou mise en intrigue, et la refiguration (mimèsis III), qui transforme le monde de l’action par l’activité de lecture. Le parcours mène donc de la préfiguration pratique à la refiguration herméneutique par la le biais de la configuration épistémologique (Petit, cité dans Dosse, p. 561-562). Sur la base de ce modèle, nous pouvons concevoir la recherche pédagogique comme un processus dynamique qui va de l’épreuve à la pratique par la médiation du problème (Fabre, 2002). Et d’abord l’épreuve (la préfiguration), car c’est bien de l’expérience pratique, quand elle ne va plus d’elle-même, que surgit la réflexion pédagogique. Entrer en pédagogie n’implique-t-il pas d’abord, comme le pensait Meirieu (1995) lorsqu’il parle du « moment pédagogique », de reconnaître cette épreuve, souvent pétrie des résistances des élèves? Cette épreuve est bien réelle, contextualisée, et force l’enseignant à porter la plus grande attention possible à ce qui a été vécu, vu, entendu et observé, et à le dire avec ses propres mots. La configuration consiste pour sa part à prendre une distance à l’égard du problème et à le mettre en perspective. Le moment de la configuration s’apparente à un thème et variations en musique, consistant d’abord à fournir les données du problème – ou le thème –, puis à produire des variations en le construisant ou en le posant autrement, de manière, enfin, à l’énoncer de nouveau, à la fois plus riche de toutes les variations et plus clair dans son énonciation. Cette démarche, qui cherche à prendre une distance et à mettre en perspective – peut prendre appui sur les points de vue et les analyses d’autres enseignants – où il s’agit de prendre en considération ce qui a été vu et vécu autrement – et convoquer des modèles ou des outils théoriques solides, des propositions issues du patrimoine de la tradition pédagogique occidentale et des résultats de la recherche se rapportant au problème examiné. La configuration, comme effort de variation et de construction systématique du problème, permet ainsi de passer de l’expérience vécue, singulière, exprimée dans ses propres mots, et de revenir à soi, transformé, avec d’autres mots par le détour des mots des autres. La refiguration consiste, quant à elle, à tirer des conséquences pratiques de ce qui a été analysé et expliqué et à considérer les effets de son action au regard d’un contexte donné et des finalités poursuivies. On est ainsi conduit d’un amont à un aval, d’une compréhension implicite à une compréhension explicite par la médiation de la construction d’un problème, où se nouent des rapports à la fois complémentaires et concurrentiels (Bru, 2002) entre des croyances, des valeurs, des savoirs – d’expérience, disciplinaires, curriculaires, des savoirs issus de la recherche, de la tradition pédagogique, de culture générale, etc. – et des pratiques. Ce processus, selon nous, peut être examiné à la faveur de la dialectique de l’expliquer et du comprendre (Ricoeur, 1986), dialectique où la réflexion pédagogique tente de combiner ou de concilier l’action juste, le « ce qui doit être », l’effort axiologique, tout à fait central dans la refiguration herméneutique, à la ligne de la connaissance, à ce qui est, à l’effort épistémologique de construction, de variation et de définition du problème. La recherche pédagogique, comprise comme articulation entre la recherche, la pratique et la théorie, se situe donc entre « fait et sens » (Soëtard, 2002), entre objectivisme et subjectivisme, entre « l’épreuve et le problème » (Fabre, 2002), entre les vérités que nous construisons sur l’éducation – sur l’apprentissage, le développement de l’enfant, l’efficacité des formes d’enseignement, les résultats de la recherche scientifique – et la nécessité où se trouve tout enseignant de considérer la pertinence ou le sens de son action (Dumont, 1981; Simard, Côté, 2008).

 

Si la recherche pédagogique peut être comprise comme un processus dynamique qui va de l’épreuve à la pratique par la médiation du problème, il faut voir aussi que les problèmes ne sont pas toujours d’ordre « psycho-pédago-didactique »[8]. Ils touchent aussi aux incertitudes de notre époque, à la condition de l’homme moderne, postmoderne. On pense, bien sûr, à la pluralité et à la diversité des modes de pensée et d’agir qui donnent à chacun la conscience de la précarité de ses repères et qui rendent plus incertain le projet de transmission d’une culture commune. On pense aussi au relativisme normatif ambiant qui affecte les structures d’autorité et la relation enseignant/élèves. On pense encore au formidable impact de la culture télévisuelle et virtuelle sur la culture des jeunes, qui bouscule les modes traditionnels de transmission scolaire de la culture. Ces transformations, et bien d’autres, disent amplement l’importance des problèmes qui affecte l’intervention éducative de nos jours. C’est pourquoi une culture de la recherche pédagogique, ainsi que le développement des compétences professionnelles des enseignants, doivent être pensés de manière large et ouverte. À notre avis, cette culture de la recherche pédagogique ne peut pas uniquement se rabattre sur la maîtrise de compétences formelles, sur le modèle de l’enseignant comme expert. Elle devrait aussi fournir aux futurs enseignants, c’est un enjeu majeur de la professionnalisation selon nous, une représentation d’eux-mêmes qui maintient des liens profonds avec une responsabilité qui soit à la fois culturelle, politique, éthique et critique (Leroux, 2005). Dans cette perspective, nous estimons que c’est leurrer les futurs enseignants que leur laisser croire que tout se réduit au « psycho-pédago-didactique », au « je sais comment enseigner et faire apprendre » parce que la science me dit comment l’enfant apprend, ou au « je sais comment enseigner et faire apprendre» parce que l’épistémologie me dit comment se construisent les savoirs. Soyons clairs, nous sommes loin de minimiser l’importance de la psychologie et de la didactique, mais nous estimons qu’une part de ce qui fera la compétence professionnelle des enseignants et l’efficacité de leurs pratiques se situe aussi sur d’autres plans : institutionnel, social, culturel, politique (Bourgeault, 2005). C’est encore, peut-être, les empêcher de se construire une culture de la recherche pédagogique au sens défini plus haut. À ce titre, développer une culture de la recherche pédagogique, c’est, pensons-nous, contribuer à l’élaboration d’une posture intellectuelle chez nos futurs enseignants, qui est une posture critique, fondée et argumentée (Mellouki, Simard, 2005).

 

3. La culture des enseignants et les programmes de formation initiale à l’enseignement

 

Le moment est venu d’étayer l’hypothèse générale de ce texte, à savoir qu’une véritable culture de la recherche pédagogique n’a pas encore pénétré ni les programmes de formation initiale à l’enseignement ni la culture des enseignants. Nous le ferons en avouant d’abord nos « biais », à partir de notre propre expérience de formateurs d’enseignants depuis une douzaine d’années à l’université. Puis nous examinerons les programmes de formation initiale à l’enseignement sous l’angle de leur contribution au développement d’une culture de la recherche pédagogique et ce, en prenant toujours appui sur notre expérience de formateurs, à laquelle s’ajoute la fonction de directeur de programme de formation initiale à l’enseignement que nous avons assumée au cours des dernières années.

 

Et d’abord nos « biais », qui touchent à la culture des enseignants et de nos étudiants en formation. Ces « biais », on pourrait assez bien les exprimer en disant que la culture des enseignants nous paraît aujourd’hui d’orientation instrumentale ou « technique », « foncièrement scolaire », caractérisée par le pédagogisme[9]. Elle est d’orientation instrumentale ou « technique » au sens où « compte pour elle le comment plus que le quoi et le pourquoi, ou même le pour qui » (Bourgeault, 2005, p. 239). Elle est « foncièrement scolaire » dans la mesure où « les enseignants demeurent des écoliers » (p. 239). Nous le constatons d’ailleurs chaque fois que nous rencontrons des enseignants dans le cadre de journées de formation, qui ont souvent un rapport conflictuel à la théorie, ou lorsque nous parlons à nos étudiants dans le cadre de nos cours, même avec ceux qui sont à la fin de leur formation universitaire : importe avant tout pour eux les consignes pour la préparation des examens, la rédaction du travail de fin de session, le nombre de pages à lire, l’utilité de ces lectures pour enseigner, les exigences liées à la réussite du cours, etc. Nous sommes toujours surpris de voir à quel point ces étudiants cherchent à coller aux attentes du professeur, comme de bons écoliers ont appris à le faire, mais qu’on ne fait plus quand on a développé une posture critique aux savoirs et à sa formation. Elle est, enfin, caractérisée par le pédagogisme, comme si les transformations profondes dans lesquelles sont engagées nos sociétés, économiques, culturelles et sociopolitiques, ne concernaient pas l’école et l’intervention éducative. Même la pratique de l’analyse réflexive, abondamment pratiquée dans le cadre de la formation pratique en milieu scolaire, et selon ce que nous en rapportent les étudiants, semble enfermée sur l’expérience vécue, la narration et la mise en commun de cette expérience et exclure le moment pourtant central de la configuration dans la recherche pédagogique.

 

On gardera à l’esprit que ce sont des « biais », les nôtres, qui donnent à notre point de vue son aspect partiel, probablement partial. Et c’est toujours ce point de vue qui oriente notre lecture des programmes de formation à l’enseignement au regard du développement d’une culture de la recherche pédagogique. Nous nous en tiendrons ici à cinq remarques.

 

  • Notre première remarque touche à la place et au rôle de la formation fondamentale dans l’élaboration d’une culture de la recherche pédagogique. On a assisté lors de la dernière reconfiguration des programmes de formation initiale à l’enseignement, celle de 2002, à la disparition à peu près complète des cours qui relèvent de ce qu’on appelle au Québec les fondements de l’éducation, qui regroupe les enseignements en philosophie de l’éducation, en histoire des idées, des pratiques pédagogiques et des institutions éducatives. Ces cours sont disparus des programmes en enseignement secondaire de l’Université du Québec à Trois-Rivières[10], et en ce qui concerne l’Université Laval, le seul cours au programme du baccalauréat en enseignement secondaire est optionnel et suivi par une mince proportion d’étudiants inscrits à ce programme. Les étudiants quittent donc l’université avec une connaissance à peu près nulle de la pensée éducative et pédagogique occidentale et sans savoir que bien des pédagogues avant eux se sont mesurés à des problèmes qu’ils ont tenté de mettre en forme et de solutionner. Pourquoi enseigner? À qui doit-on enseigner? Qu’est-ce qui est digne d’être enseigné? Quelles sont les finalités éducatives? Quelles sont les meilleures façons d’enseigner? Comment enseigner à des élèves qui ne veulent pas apprendre? Comment redonner le goût du travail à l’école? Comment vivre avec les autres dans une classe et à l’école? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, sont encore très actuelles et se posent pour quiconque enseigne, pour quiconque prétend instruire et éduquer des jeunes. Ces questions ne sont toujours pas résolues et se posent chaque fois que les sociétés se transforment, et l’on n’avancera pas dans la compréhension que nous pouvons en avoir en ignorant la pensée éducative et pédagogique qui nous précède. Dans la perspective du développement d’une culture de la recherche pédagogique, il nous semble que nous devrions lui faire une bien meilleure place.

 

·       Notre deuxième remarque touche aux enjeux identitaires et professionnels d’une culture de la recherche pédagogique. Si l’action du ministère, comme nous l’avons vu, a sans doute permis d’assurer une offre de formation cohérente, structurée en capacités d’action, selon l’approche par compétences, nous pensons en revanche qu’elle est aussi trop uniforme et nous dirions trop abstraite. Cette uniformité repose au fond sur un certain modèle de professionnalité, plus précisément sur l’idée que ce qui fait la professionnalité enseignante, c’est la maîtrise d’un certain nombre de compétences formelles, peu importe l’ordre d’enseignement, la discipline et le contexte. On a aussitôt vu resurgir un vieux débat, opposant les disciplinaires d’un côté et les pédagogues de l’autre, ceux-ci mettant l’accent sur l’unité de la pratique pédagogique que ceux-là récusent en faisant valoir la préséance absolue de la formation disciplinaire sur toute pédagogie, un art de l’enseignement découlant de sa maîtrise. C’est là un débat fondamental, aux enjeux identitaires et professionnels névralgiques, et qui touche très profondément au problème de l’équilibre dans une formation professionnelle réussie et à la responsabilité de l’enseignant dans la transmission. On trouve, bien évidemment, de bons arguments de part et d’autre. Ce n’est pas ici le moment d’y revenir. Nous contentant de dire qu’une formation professionnelle réussie et la responsabilité dans la transmission ne peuvent pas uniquement se rabattre sur la maîtrise de compétences formelles, sur l’enseignant comme expert, mais elles ne peuvent pas non plus se concevoir exclusivement comme la maîtrise d’un champ disciplinaire (Martineau et Gauthier, 2000). Pour sortir de cette opposition largement stérile, nous pensons qu’une formation professionnelle équilibrée, qui prend au sérieux la responsabilité de la transmission, c’est un enjeu majeur de la professionnalisation, devrait fournir aux futurs enseignants une culture de la recherche pédagogique qui maintient, répétons-le, des liens profonds avec une responsabilité qui soit à la fois culturelle, politique, éthique et critique (Leroux, 2005). Or, quand nous regardons les programmes de formation actuels, quinze ans après le virage « professionnalisant », force nous est de constater qu’un certain type de rationalité domine, qui nous paraît volontiers instrumentale ou « applicationniste ». On ne sera donc pas surpris de constater le net recul des sciences sociales et de la philosophie dans nos programmes de formation, et ce, paradoxalement au moment où la réussite scolaire de tous les élèves constitue le credo des réformateurs de l’éducation. Nous pensons que cette absence de l’analyse sociologique pour comprendre les problématiques et les enjeux sociaux de la réussite scolaire conforte à son niveau une certaine idéologie d’inspiration libérale qui consiste à faire porter la responsabilité de la réussite sur les seuls individus, notamment sur les enseignants. En gros, le raisonnement est à peu près le suivant : pour améliorer la réussite des élèves, il faut améliorer la formation des enseignants et donc améliorer les pratiques pédagogiques. Loin de nous l’idée de nier une relation significative entre les pratiques enseignantes et la réussite scolaire des élèves, mais c’est une fois de plus priver les futurs enseignants, et, ce faisant, faire le jeu d’une certaine idéologie dominante, d’outils théoriques essentiels pour réfléchir sur la responsabilité de l’école comme institution sociale.

 

·       Notre troisième point touche à l’importance d’une initiation à la recherche scientifique dans une culture de la recherche pédagogique. Nous savons beaucoup mieux aujourd’hui qu’une initiation à la recherche scientifique en formation initiale à l’enseignement est l’un des facteurs importants qui expliquent en partie la place, l’appropriation et l’utilisation de la recherche dans l’exercice de la profession enseignante. Une enquête récente menée par le Conseil supérieur de l’éducation (2006) montre que plus un enseignant aura été initié à la recherche au cours de sa formation initiale, plus il aura tendance à s’engager dans une formation continue aux cycles supérieurs et plus il sera susceptible, ce faisant, de s’intéresser et d’utiliser les résultats de la recherche dans sa pratique. L’enquête montre également que les enseignants sont peu nombreux à avoir été initié à la recherche au cours de leur formation initiale, soit sous la forme d’un cours de méthodologie ou d’initiation à la recherche, ou encore à la faveur d’une participation à des activités ou à la réalisation d’un projet de recherche. En effet, les cours d’initiation à la recherche sont peu présents dans les programmes donnés par les universités québécoises : « seulement six des onze universités qui offrent ce programme incluent au moins un cours d’initiation ou d’introduction à la recherche en éducation comme exigence dans le programme conduisant à l’obtention d’une permis d’enseignement au primaire. Au surplus, la réussite de ce cours n’est pas obligatoire dans plus de la moitié des universités » (CSE, 2006, p. 82). On le constate, les cours d’initiation à la recherche occupent donc une place très restreinte dans les programmes de formation initiale à l’enseignement. De notre point de vue, c’est pour contribuer au développement d’une culture de la recherche pédagogique qu’une initiation sérieuse à la recherche est non seulement pertinente, mais nécessaire dans la formation professionnelle d’un futur enseignant.

 

·       Notre quatrième remarque, nous voulons y insister, touche au rôle de la critique dans une culture de la recherche pédagogique et se rapporte à l’élaboration d’une posture intellectuelle. Nous l’avons déjà souligné en parlant de la responsabilité éducative de la transmission dans un monde hautement complexe. La critique peut aussi jouer un rôle à l’égard de la recherche scientifique elle-même. On nous permettra de nous expliquer en centrant notre propos sur les stratégies d’enseignement pour apprendre à lire. Les débats sur les stratégies d’enseignement favorisant la lecture ont plus d’une centaine d’années en Amérique du Nord. Il s’agit donc d’un vieux débat, fortement polarisé, dont le pendule oscille alternativement entre les tenants d’une approche graphophonétique de l’apprentissage de la lecture et les défenseurs d’une stratégie globale, mieux connue sous le nom de whole-language. Le dernier virage de ce débat interminable remonte aux années 70, alors que les approches plus formelles, centrées sur le « tout linguistique », la matière à enseigner, ont cédé le pas à une vague de fond en provenance d’Angleterre (Bernstein) et des États-Unis (Halliday). Le Québec n’y a pas échappé. On sait en effet que l’implantation des programmes de perfectionnement des maîtres (PPMF) dans les années 70 incitait fortement les enseignants à abandonner les approches centrées sur l’apprentissage du code au profit du whole-language. Vingt ans plus tard, alors que le Québec connaît une nouvelle réforme et que les approches inspirées du whole-language sont encore privilégiées, aux États-Unis, le débat a ressurgi dès le début des années 90 à la suite de la décision de l’État de la Californie d’abandonner l’approche whole language. S’appuyant sur l’analyse des pratiques rapportées par les enseignants, le California Task Force on Reading (1995) attribuait la faiblesse en lecture des élèves au fait que 89% des enseignants pratiquaient ou bien le whole-language ou le literature-based, une variante de la première (Pierre, 2003)[11]. Symbole de l’inefficacité des approches de type whole-language, la piètre performance des élèves de la Californie a suscité de nombreuses recherches, dont les recherches en enseignement explicite, qui ont eu, pour l’essentiel, deux résultats, deux effets. Le premier consiste à avoir fortement ébranlé les colonnes épistémologiques sur lesquelles reposait l’édifice du whole-language. On ne trouve aujourd’hui à peu près plus de chercheurs pour soutenir que cette approche est la meilleure pour apprendre à lire à de jeunes élèves. En outre, grâce aux recherches menées depuis une trentaine d’années, nous savons que l’enseignement explicite est nettement plus efficace pour favoriser l’apprentissage de la lecture chez les jeunes élèves présentant des difficultés d’apprentissage ou dont le niveau de littératie est peu élevé à l’entrée à l’école. Cela dit, si nous savons beaucoup mieux comment enseigner à des jeunes élèves présentant les caractéristiques que nous venons d’évoquer, en revanche les travaux de recherche sur l’efficacité de l’enseignement ont également eu pour effet de ramener le pendule à l’un des pôles du spectre pédagogique, dominé largement par le décodage, l’apprentissage graphophonétique, le repérage des mots, la lecture. En réaction à cette cristallisation autour du « tout linguistique », des recherches conduites depuis quelques années aux États-Unis ont eu pour incidence non pas de ramener le pendule à l’autre bout du spectre, mais de réintroduire un équilibre dans l’apprentissage de la lecture, d’adopter une approche équilibrée (balanced reading approaches) où l’on trouve de manière non syncrétique, et selon l’âge des élèves, leur niveau de littératie, leurs difficultés et les objectifs visés, un enseignement systématique du décodage et des approches centrées sur le sens (Pressley, 1998; Thompson et Nicholson, 1999). De même, les recherches menées depuis quelques années sur l’enseignement exemplaire, sur les enseignants exemplaires (Langer, 2005), montrent que les enseignants efficaces, c’est-à-dire ceux qui produisent des gains d’apprentissage chez leurs élèves, pratiquent l’enseignement explicite mais ne font pas que cela. Dans cette perspective, si les recherches plaident en faveur de l’enseignement explicite, dont l’efficacité en lecture est avérée avec certains élèves et en fonction de certains objectifs, en revanche les développements récents de la recherche sur l’apprentissage de la lecture nous invitent à se garder, en cette matière comme en bien d’autres, de conclusions définitives. Le rôle de la critique dans le développement d’une culture de la recherche pédagogique plaide donc en faveur d’un usage prudent des résultats de la recherche scientifique en éducation (Gauthier, Martineau, Simard, 1994; Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau, Simard, 1997). Le développement de cette culture nous oblige donc, en formation initiale à l’enseignement, à faire la meilleure place possible aux résultats de la recherche scientifique sur l’enseignement, ce qui ne semble pas être le cas actuellement (Brodeur, Dion, Mercier, Laplante et Bournot-Trites, 2008; Pierre, 2003), et à les examiner de manière critique, en particulier dans le cadre de la formation pratique, à la lumière de problèmes circonscrits et en tenant compte du contexte d’intervention et des buts d’éducation poursuivis.

 

·       Ce dernier point, et ce sera notre cinquième et dernière remarque, met en lumière toute l’importance, dans le cadre de la formation pratique, d’un accompagnement systématique des futurs enseignants dans le développement d’une culture de la recherche pédagogique, au sens défini plus haut. Certes la pratique de l’analyse réflexive est centrale dans l’apprentissage et l’exercice d’une profession, mais quand on a que ses propres mots pour dire ou mettre en forme son expérience, on ne « raconte [plus que sa] petite historie et rien de plus »  (Zoller et Hameline, 2002), p. 76). Cet abus d’analyse réflexive en détériore alors l’usage et confine à un réflexionnisme creux. 

 

On nous permettra, avant de terminer, de dire un dernier mot. Nous avons tracé les grandes lignes de l’évolution de la formation initiale à l’enseignement et de la recherche au Québec. Nous pensons, au total, que nous avons réalisé de réels progrès, que nos programmes sont plus cohérents, mieux définis, et que la recherche est plus accordée aux exigences de la pratique réelle. Et nous avons présenté le référentiel de compétences professionnelles pour l’enseignement (2001) comme un point d’aboutissement, quarante ans après l’héritage du rapport Parent. C’est un point d’aboutissement mais c’est aussi, et peut-être surtout, un défi lancé aux enseignants pour qu’ils deviennent les principaux acteurs du développement de leur compétence professionnelle. Si l’histoire des professions nous enseigne que la professionnalisation d’une occupation s’accompagne d’une culture de la recherche, alors la professionnalisation des enseignants devrait prendre appui sur le développement d’une culture de la recherche pédagogique, pour maintenir en dialogue et en tension recherches, pratiques et théories. Ce défi s’adresse  bien sûr aux enseignants en exercice, mais il concerne, au premier chef, la formation initiale des futurs enseignants. Les universités sauront-elles former des enseignants qui puissent relever ce défi? Nous laissons la question ouverte.

 

Références

 

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[1] Cf. son ouvrage Psychologie et pédagogie (1969), qui regroupe deux textes, l’un daté de 1935 – la deuxième partie de l’ouvrage (p. 183-245) – qui porte sur les implications pédagogiques que l’on peut tirer des découvertes de la psychologie génétique; le deuxième, daté de 1965, forme la première partie de l’ouvrage (p. 11-181).

 

[2] Et parmi eux le faible statut dans nos sociétés de la profession d’éducateur dans l’échelle des valeurs intellectuelles, le peu d’autonomie intellectuelle spécifique du corps enseignant comparée à celle des autres professions libérales et le fait, enfin, que le corps enseignant ne constitue pas une corporation professionnelle (Piaget, 1969, p. 20-25).

 

[3] Le terme est de Bernard Schneuwly, 2008, p. 92.

[4] En effet, la recherche sur l’enseignement s’est considérablement développée au cours des trente dernières années. On trouve, par exemple, sur des problèmes aussi fondamentaux que l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques, notamment auprès d’élèves en difficulté d’apprentissage, une littérature scientifique abondante, largement américaine. 

 

[5] On pourrait sans doute le soutenir également pour la formation continue des enseignants, mais dans le cadre de cette contribution, nous nous en tiendrons à la formation initiale des enseignants.

 

[6] Pour s’en convaincre, on lira à ce sujet le numéro thématique de la Revue des sciences de l’éducation, « La professionnalisation de l’enseignement et de la formation des enseignants », vol. XIX, no 1, 1993.

[7] Nous sommes bien conscients qu’il nous faudrait ici nuancer selon qu’il s’agit d’une étude de cas, d’une recherche-action, d’une recherche collaborative, etc.

[8] Nous tirons cette expression du texte de Guy Bourgeault (2005, p. 237).

[9] Nous nous inspirons en partie ici d’un texte de Guy Bourgeault (2005, p. 239).

[10] Dans cette même université, le programme de formation à l’éducation préscolaire et à l’enseignement primaire (BEPEP) continue d’offrir deux cours (totalisant 90 heures) de fondements de l’éducation à saveur historico-philosophique mais leur existence est précaire et régulièrement remise en question.

[11] Sur l’histoire de ce débat et l’enseignement de la lecture, on lira l’excellent texte de Régine Pierre, L’enseignement de la lecture au Québec de 1980 à 2000 : fondements historiques, épistémologiques et scientifiques, Revue des sciences de l’éducation, 2003, p. 3-35.


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