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03 février 2023

La spécialisation des savoirs et la perspective culturelle dans l’enseignement : une approche herméneutique

 Référence :

Simard, D., Martineau, S., Gauthier, C. (2001). La spécialisation des savoirs et la perspective culturelle dans l’enseignement : une approche herméneutique. Dans L’éducation au tournant du nouveau millénaire, sous la direction de G. Lemoyne et C. Lessard, Université de Montréal : Les Publications de la Faculté des sciences de l’éducation. p. 223-242.

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Introduction

À l’instar des autres pays industrialisés, le Québec a procédé à une réforme en profondeur de ses programmes d’études aux niveaux primaire et secondaire. Ramenée à l’essentiel, et au moins depuis un avis du Conseil supérieur de l’éducation (1994)[1], cette réforme tourne résolument le dos à la «logique subjective» des programmes d’études actuels axés sur la croissance personnelle et la créativité et met l’accent sur le rehaussement culturel du curriculum d’études et sur le développement des habiletés cognitives. Le Rapport final de la Commission des États généraux (1996) sur l’éducation a confirmé cette tendance de fond que le Rapport du Groupe de travail sur la réforme du curriculum (1997a) s’est chargé de préciser et de développer en de multiples volets (perspective culturelle dans le choix des matières, approche culturelle dans l’enseignement, connaissance des productions culturelles, etc.). Le mot d’ordre est clair : c’est la perspective culturelle qui doit désormais présider à l’orientation générale des programmes d’études. Or, privilégier ainsi une perspective culturelle, c’est concevoir l’éducation comme l’appropriation d’un patrimoine de connaissances, de valeurs et de symboles qui permet à chacun de mieux comprendre le monde, d’y vivre et d’y répondre d’une manière active, créatrice et autonome. En d’autres termes, parce que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de productions humaines, connaître les plus significatives d’entre elles permet de se situer dans l’histoire et dans son identité humaine. L’Énoncé de politique éducative (1997b) ne fera qu’entériner cette réhabilitation de la culture dans les programmes d’études. En cela, il participe d’une tendance générale qui s’est affirmée aussi bien dans le reste du Canada (Commission royale d’enquête de l’Ontario, 1994) qu’aux États-Unis (Department of Education, 1997) et en Europe. En France, notamment, le Rapport Morin (1998) dessine le programme d’un «nouvel humanisme», intégrant la culture des humanités et la culture scientifique. En un mot comme en mille, c’est la culture qui est la source, la finalité et le contenu substantiel de l’éducation, pour reprendre au passage les termes de Forquin (1989). L’éducation est plus qu’une activité sociale, économique et politique; elle est d’abord et avant tout une activité culturelle inscrite au cœur même de la mission essentielle de l’école.

Cependant, nous sommes bien loin du consensus et des divergences surgissent dès qu’il s’agit de préciser les contenus de culture à transmettre et les moyens à mettre en œuvre pour faire de l’école un véritable lieu de culture (Audet, St-Pierre, 1997). Comment, en effet, articuler l’école à la culture de nos jours ? Comment penser l’école comme lieu de culture ? Comment raviver la dimension pédagogique et plus largement éducative de la culture ? Comment peut-on penser et assumer, en enseignement, la perspective culturelle ? Que devons-nous transmettre et comment ? Au regard de ces questions, la récente demande ministérielle de rehaussement culturel des programmes d’études est certes une voie prometteuse, mais elle demeure pour le moins ambiguë (Chené, Saint-Jacques, 1999). En effet, le concept de culture n’y est pas clairement défini et les propositions concrètes qui appuient les énoncés de principes sont le plus souvent imprécises, voire contradictoires (Saint-Jacques, Chené, 1998). De plus, et au-delà des énoncés généraux sur la place et l’importance de la culture à l’école, il nous faut bien admettre que nous en savons encore très peu sur le savoir culturel des enseignants, sur le fonctionnement réel, le rôle et la place des références culturelles dans l’enseignement et leur impact sur l’apprentissage des élèves. Ce bref rappel donne à penser que la question des rapports entre l’éducation et la culture est plus que jamais à l’ordre du jour et qu’elle pose un défi pédagogique fondamental qui concerne chaque éducateur. Ce texte se situe dans ce procès de questionnement. De façon plus précise, et à partir d’une approche herméneutique, nous souhaitons contribuer à la clarification d’un enseignement qui désire s’inscrire dans une perspective culturelle. Cette clarification, nous la ferons autour de la question de la grande disjonction entre la culture scientifique et la culture des humanités à laquelle s’ajoute la spécialisation des savoirs. Nous terminerons ce texte par quelques considérations pédagogiques. Mais avant, quelques mots sur l’herméneutique.

 

1.     L’herméneutique en bref

On parle beaucoup d’herméneutique de nos jours. Cette formidable extension de l’herméneutique n’est sans doute pas étrangère à la prise de conscience de plus en plus aiguë de la relativité de toutes les conceptions du monde et de l’historicité de tout présent (Gadamer, 1996). Le perspectivisme généralisé, amorcé depuis Nietzsche, est une donnée essentielle de la pensée contemporaine qui propulse à l’avant-scène le problème de l’interprétation. Mais, si l’on parle abondamment d’herméneutique, il ne faut pas croire pour autant que l’herméneutique est récente. Au contraire, l’herméneutique est une «vieille affaire» qui remonte aux origines de la pensée grecque. Elle est donc bien antérieure à l’apparition du terme latin hermeneutica, introduit par Dannhauer au XVIIe siècle, et à l’idée d’une science méthodique telle que la modernité l’a développée (Gadamer, 1991). De manière générale, l’herméneutique désigne traditionnellement l’art, la technique ou la méthode de l’interprétation des textes sacrés, puis des textes profanes et juridiques ensuite. Pour la plus grande partie de son histoire, l’herméneutique est essentiellement une discipline technique et normative qui s’exerce sur les terrains de l’exégèse biblique, de la philologie classique et de la jurisprudence. Au cours du XIXe siècle, et sous l’influence décisive de Schleiermacher, l’herméneutique s’est présentée comme une réflexion méthodologique sur la pratique interprétative à l’intérieur de ces disciplines (Grondin, 1990). À partir du XXe siècle, l’herméneutique fait son entrée sur la scène philosophique. Chez Heidegger, l’ontologie s’identifie en effet à l’herméneutique. Avec Gadamer et Ricoeur par la suite, nous assisterons à l’émergence de ce qu’on peut appeler avec Greisch (1993) une «philosophie herméneutique».

Depuis Heidegger et la publication de l’opus magnum de Gadamer, Vérité et méthode, l'herméneutique s'est déplacée d'une signification technique et normative à une signification philosophique. Il existe maintenant une philosophie herméneutique qui occupe une place centrale dans le paysage philosophique, intellectuel et culturel de notre époque, place qui justifie pleinement de lui accorder le titre de prima philosophia (Grondin, 1993a), que ce soit sous les espèces d'un «âge herméneutique de la raison» (Greisch, 1985), d'un «paradigme herméneutique de la raison» (Greisch, 1993), d'un «horizon herméneutique de la pensée contemporaine» (Grondin, 1993a), ou encore d'une «koinè philosophique» (Vattimo, 1991). Dans les dernières décennies, l'orientation s'est enrichie et complexifiée, tantôt nouant des liens fertiles avec d’autres disciplines (le droit, la littérature, la théologie, la musicologie), tantôt donnant lieu à de vigoureux débats internes. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ces relations et le détail de ces débats[2]. On précisera seulement que pour des raisons qui tiennent à la fois de la sensibilité et d’une certaine conception de la raison et de l’éducation, nous nous inspirons davantage de l’herméneutique représentée par Gadamer et Ricoeur. Afin de bien comprendre la suite de notre propos, on nous permettra de présenter brièvement quelques-uns des grands principes de cette approche herméneutique[3].

Principe 1. La compréhension a une structure herméneutique circulaire

Avec Heidegger, et par la suite Gadamer, la compréhension cesse d'être un phénomène exclusivement épistémique; elle est un mode d'être, une possibilité de s'orienter dans le monde à partir de sa situation concrète, un projet[4]. Toute compréhension comporte une pré-compréhension, une structure d'anticipation qui est à son tour pré-figurée par la tradition dans laquelle vit l'interprète et qui modèle ses préjugés (Gadamer, 1996). L'existence humaine se caractérise donc par son «interprétativité» (Grondin, 1993b). Cette compréhension préalable peut à son tour se déployer pour elle-même, se comprendre d'une manière explicite. Cette explicitation d'une compréhension préalable, telle est la tâche de l'Auslegung, de l'interprétation. L'idée d'une compréhension comme articulation d'une compréhension préalable correspond à la structure de ce que Heidegger appelle le cercle herméneutique (Heidegger, 1985; Vattimo, 1985).

Principe 2. La compréhension s'enracine d'abord dans le passé

Comme le dit si bien Grondin (1990, p. 1132), la compréhension est toujours enracinée «dans une tradition porteuse de sens». La tradition n'est pas une chose que nous pouvons mettre de côté. En vertu du principe du «travail de l'histoire» (Wirkungsgeschichte), nous appartenons d'abord à une tradition historique et c'est à partir d'elle que nous abordons les choses. Ainsi, notre connaissance de l'histoire, de l'art, de la science ou des lois morales, notre compréhension des concepts tels que le bien, la vérité, l'objectivité, bref la manière suivant laquelle nous comprenons et nous questionnons le monde, tout cela relève d'abord d'une tradition historique et culturelle. Par conséquent, nos interprétations ne sont jamais neutres mais toujours conditionnées par la tradition dans laquelle nous vivons et qui forme la substance de nos préjugés. La tradition est à la fois ce qui limite notre compréhension et ce qui la rend possible, à la fois ce qui la contraint et ce qui l'ouvre.

Principe 3. La compréhension est toujours linguistique

Si la compréhension est toujours conditionnée par une tradition historique, celle-ci vient à nous à travers le langage. L’herméneutique comprend l’existence humaine dans son rapport au monde comme interprétation, c’est-à-dire comme une expérience qui se réalise sur le mode d’une échange dialogique au sein d’une langue (Vattimo, 1991). Le langage n'est donc pas un outil neutre, extérieur à l'interprète, mais le véhicule même des traditions interprétatives. La langue parle en nous et nous constitue comme patrimoine de textes et de formes historiquement finies, comme ensemble de règles et comme dialogue interpersonnel (Vattimo, 1991). Nous appartenons au langage comme nous appartenons à l'histoire : ni devant, ni derrière, ni au-dessus, mais compris dans l'histoire, et donc compris dans une tradition interprétative et langagière. En ce sens, le «travail de l'histoire» à travers le langage n'est pas entièrement transparent; il dépasse notre subjectivité, la limite et la rend possible. Si l'interprétation est le ressort constitutif de toute activité cognitive et pratique, le langage est le mode d'être privilégié de cette activité interprétante (Grondin, 1993a).

Principe 4. La compréhension est toujours productive

La compréhension comporte une dimension productive qui se situe entre la création ex nihilo et la pure reproduction (Gallagher, 1992). Si la compréhension s'enracine d'abord dans une tradition interprétative qui la limite et la rend possible, en revanche elle n'est pas que la simple reprise et reproduction de la tradition. La compréhension s'enracine aussi dans le présent, dans les intérêts, les questions, les besoins, les attentes de sens et les préoccupations de l'interprète. En ce sens, la compréhension ne loge ni du côté du sujet, ni du côté de l'objet ou de la tradition, mais dans cet entre-deux où le dialogue se noue (Charlot, 1997). «La compréhension, aiguillée par des questions qui lui sont propres, n'est pas un acte seulement reproducteur, (...) mais toujours aussi, parce que jaillissant d'une application, un comportement productif» (Grondin, 1993b, p. 176-177). Toute compréhension comporte donc une production, à la fois une transformation de soi et de la tradition interprétative et langagière.

Principe 5. La compréhension comporte une application

Si la compréhension s'enracine aussi dans le présent, dans les questions, les intérêts, les préoccupations et les attentes de sens de l'interprète, en d'autres termes si l'interprète est constitutif de la vérité herméneutique dans son rapport à l'histoire, au texte ancien ou à l'oeuvre d'art, c'est que la compréhension comporte un aspect d'application à soi, une compréhension de soi, un Sichverstehen. Comprendre le passé, un texte, une oeuvre d'art, c'est en quelque sorte le traduire dans ses propres termes, l'appliquer à sa situation présente, y trouver un éclairage pour sa vie. «Dans les termes de Gadamer, comprendre veut dire avoir réussi à appliquer un sens à notre situation, avoir trouvé réponse à nos questions» (Grondin, 1993b, p. 176). Et cette application n'a rien d'une application instrumentale; elle relève plutôt d'une phronèsis, c'est-à-dire d'une recherche de sens à partir de sa situation concrète, recherche de sens qui implique une ouverture à l'autre (Porcher et Abdallah-Pretceille, 1998), et donc la possibilité d'un dialogue véritable (Aubenque, 1986 ; Brihat, 1966, Grondin, 1993b). À ce propos, Rey écrit : «Ni le monde, ni le positionnement rationnel vis-à-vis de celui-ci n’ont de sens s’il n’y a pas autrui. L’idée même de sens exige l’intersubjectivité» (1996, p. 193).

Principe 6. La compréhension possède la structure logique du questionnement.

L'être humain ne dispose pas d’une compréhension achevée et définitive sur le monde; sa rationalité est toujours limitée dirait Schütz (1987). L'être-là est pouvoir-être; son existence possède ce caractère d'ouverture et de possibilité. De sorte que sa compréhension préalable est aussi un projet, une esquisse, un guide ouvert à des modifications et à des développements (Vattimo, 1985). Cette ouverture de la compréhension à la structure logique de la question, de sorte que «la compréhension s'éprouve ici comme le résultat du jeu dialogique de la question et de la réponse» (Grondin, 1993b, p.179). On pourrait le dire autrement. Si la compréhension comporte une application à soi, une compréhension de soi, et que l'application consiste dans la recherche d'un sens à notre situation actuelle, alors l'application obéit à la dialectique de la question et de la réponse[5]. Par le questionnement, le Dasein (l’être-là heideggérien) s'ouvre à d'autres possibilités et d'autres sens au sujet du monde.

2.   Quel défi culturel ?

Société de l’information, société cognitive, économie du savoir, informatisation croissante, formation continue, etc., ces expressions laissent entrevoir de formidables défis d’éducation, de culture et de civilisation. Au-delà de la rhétorique d’usage, elles donnent à penser que cette fin de millénaire se déroule sous le sceau de la prolifération de l’information et de l’accroissement exponentiel des savoirs (Morin, 1998). Mais cette explosion remarquable présente aussi des revers. L’homme du 21e siècle – «branché» sur les journaux, la radio, la télévision câblée, les cd-rom, internet - croule littéralement sous la masse des informations que jour après jour il doit interpréter, comprendre et décoder. Ne pouvant plus compter sur un savoir acquis une fois pour toute, il doit constamment renouveler son réservoir de connaissances (Schütz, 1987) afin de répondre aux sollicitations nombreuses et souvent contradictoires d’un environnement social et culturel perpétuellement renouvelé. Et comme si ce n’était pas assez, cette prolifération des connaissances s’accompagne aussi de leur extrême dispersion. Chacun, d’une certaine manière, se trouve donc renvoyé à la sphère étroite de sa spécialisation, devenant plus ignorant de la totalité (Morin, 1986), plus impuissant à intégrer, à globaliser et à comprendre les problèmes de son époque dans toute leur complexité (Morin, 1998).

Cette prolifération/spécialisation des savoirs n’est pas sans rejaillir sur notre enseignement lorsque nous nous proposons, comme éducateur, de faire en sorte que les savoirs ne demeurent pas à l’extérieur des élèves, comme des entités abstraites et achevées que l’on ne soumet plus au doute, à la réflexion et à l’intégration personnelle. Comment faire pour que les savoirs deviennent l’objet d’une appropriation personnelle et significative par les élèves ? Comment faire pour les intégrer à un contexte plus large et à leur propre vie ? Comment faire pour que notre enseignement devienne l’occasion d’une démarche de culture, d’une transformation de ses représentations et de ses savoirs ? Le caractère de plus en plus cognitif de toutes les activités humaines, l’abondance et la spécialisation des savoirs posent donc un défi de taille à la pédagogie. Pour relever ce défi, nous pensons que le développement d’une compétence à s’approprier et à intégrer les savoirs est d’une importance de premier plan. Ainsi se dessine l’un des mandats de l’éducation à venir : fournir des outils qui permettent à chacun de s’approprier, d’intégrer et d’organiser les connaissances en un tout cohérent, original et personnel.

3.     La spécialisation des savoirs : pertinence de l’herméneutique

Nous sommes les enfants d’un siècle remarquable au chapitre du progrès des connaissances. Dans tous les domaines nous avons réalisé des progrès étonnants et les prouesses techniques n’ont pas fini de nous surprendre.

Mais cette réussite remarquable comporte aussi ses revers : la science présente un visage de plus en plus morcelé. L’éclatement des connaissances affecte non seulement «la possibilité d’une connaissance de la connaissance mais nos possibilités de connaissance sur nous-mêmes et sur le monde» (Morin, 1986, p. 13). La spécialisation de la science, son développement de plus en technique et bureaucratique fait qu’elle ne peut plus penser ou réfléchir son objet. Cette spécialisation détruit les grandes questions types de la culture humaniste. À la limite, on n’a plus besoin de l’idée d’homme ou de vie dans les sciences (Morin, 1984). Comme le disait Vattimo (1991, p. 39), le formidable développement des sciences et leur spécialisation croissante «se paye de la possibilité toujours moindre de se donner une image unitaire praticable du monde». Éclatement, disjonction, morcellement, insularisation des connaissances, disciplinarité close sont les termes qui reviennent le plus souvent pour qualifier le divorce entre la science et la culture, amorcée depuis la modernité, et la spécialisation croissante des savoirs.

Quand on quitte le terrain de ces généralités pour examiner l’expérience scolaire, on se rend compte que les enseignants, pour toutes sortes de raisons, cautionnent en quelque sorte ce divorce entre la science et la culture, cette ghettoïsation des savoirs, cet éclatement de la culture où nous retrouvons d’un côté les mathématiques, la science et la technologie, puissantes et prestigieuses, et de l’autre côté la culture, dont on ne sait plus très bien ce qu’elle est devenue, ce qu’elle signifie, tantôt une sagesse dérisoire d’un monde révolu, tantôt une activité artistique, tantôt un divertissement ou une forme de loisir qui déride un instant, le temps de refaire ses forces avant de revenir à la «vraie vie».

Il s’en suit que la formation est elle-même divisée entre deux types d’éducation sans communication réciproque : d’un côté les mathématiques, la science et la technologie, utiles et efficaces, assurant les carrières, aisément échangeables sur le marché de l’emploi, et de l’autre la culture, c’est-à-dire un saupoudrage de connaissances sans liens entre elles, et dans l’esprit de plusieurs une éducation artistique qui ne cesse elle-même de perdre du terrain au profit de l’anglais et de l’informatique. Il en résulte une hiérarchie des enseignants et des matières, un cloisonnement disciplinaire où chacun s’enferme pour défendre son petit jardin, une spécialisation prématurée. Dans ce contexte, comme le notait Michel de Certeau (1980), il ne faut pas s’étonner du caractère kaléidoscopique de la culture des jeunes, non pas pauvre mais anomique, et, en cela, reflet de l’enseignement reçu et de l’éclatement des disciplines. Alors la pédagogie peut-elle restaurer certaines passerelles entre les savoirs, rétablir certains liens entre les divers champs de l’activité humaine, ou doit-elle se résigner à se voir confiner à l’ordre des moyens et à n’être plus que la modeste servante d’une spécialisation aussi abusive que prématurée ? Par ailleurs, sur quelle base établir cette recherche de continuité de nos jours ? Et quel éclairage l’herméneutique peut apporter à ces questions ?

Cette continuité est possible selon Gadamer si nous reconnaissons l’enracinement contextuel de toute compréhension. Expliquons-nous. Comme nous l’avons vu, Gadamer reprend la découverte heideggérienne de la structure préalable. Toute compréhension comporte une pré-compréhension (principe 1) selon Heidegger. Mais pour Gadamer, cette pré-compréhension est à son tour pré-figurée par la tradition dans laquelle vit l’interprète et qui modèle ses préjugés (principes 2 et 3).

Or, cette structure préalable, cette structure d’engagement pratique, cette structure a priori ou encore cette structure de préjugés, on la retrouve non seulement à l’œuvre dans l’interprétation textuelle et historique, non seulement dans les sciences humaines, mais aussi dans les sciences naturelles. Qu’est-ce à dire? Tout simplement que les savoirs scientifiques sont également issus de traditions interprétatives au sein desquelles des normes, des méthodes, des critères de validité et de falsification se sont progressivement élaborés. Toute science objective présuppose une communauté de recherche où se pratique une compréhension intersubjective, c’est-à-dire que les acteurs de la science doivent aussi s’entendre sur les pratiques, les termes, les critères à partir desquels ils jugeront les résultats. C’est en ce sens que nous pouvons parler de l’enracinement contextuel de toute compréhension. Ainsi comprise, toute compréhension suppose une structure de préjugés qui est conforme à une tradition interprétative et langagière, à un paradigme interprétatif pour reprendre ici un terme de l’épistémologie contemporaine. L’herméneutique gadamérienne nous libère donc du rêve positiviste d’un langage descriptif neutre sur le monde, rêve qui devait d’ailleurs assuré aux sciences humaines la même objectivité que les sciences naturelles. Charlot (1997) dira quant à lui que le savoir n’est pas un «en soi» mais un rapport à soi, aux autres et au monde.

Sur ce point d’ailleurs, l’épistémologie contemporaine rejoint l’herméneutique. Nous devons à des auteurs comme Quine, Kuhn et Feyerabend d’avoir montré que la théorie oriente toujours l’observation et que la part du sujet dans la construction de la connaissance est importante. Pour le dire d’une manière rapide, la science a découvert l’ordre interprétatif. Alors pour nous qui sommes sur le terrain de l’éducation, qui essayons de penser l’éducation dans une perspective culturelle, l’épistémologie a montré que la science fait aussi partie de la culture. La science aussi est une institution humaine comme toutes les institutions humaines, une construction humaine progressivement élaborée, historiquement conditionnée, et donc inséparable de toute une série de facteurs aussi bien philosophiques et religieux, qu’économiques et politiques (Latour et Woolgar, 1989; Thuillier, 1983).

Il n’existe donc pas quelque chose comme une réalité objective, un critère absolu, une métathéorie ou un métalangage qui nous permettrait de mesurer en toute sécurité l’adéquation d’un paradigme à la réalité; il n’existe donc pas de fondation ultime, de point d’Archimède du savoir (Hannoun, 1996). Ce qui existe plutôt, ce ne sont que des phénomènes interprétés diversement selon des grilles paradigmatiques et symboliques différentes. Pour l’herméneutique, le monde est une réalité construite, fabriquée. Et cette construction découle toujours de significations qui ont pris forme au sein de traditions interprétatives et langagières (Bruner, 1996).

Nous pensons qu’il en résulte une autre conception de la science, du savoir et de la culture[6]. Si nous pouvons identifier une continuité entre les savoirs, si une telle recherche de continuité est possible, c’est dans l’affaiblissement de l’idée de fondation (Vattimo, 1991), dans l’expérience communautaire c’est-à-dire langagière et extra-méthodique qu’il faut la chercher (Gadamer, 1996). Dans cette perspective, il n’y a pas d’un côté la science, de l’autre la culture, d’un côté un pur discours sur la réalité qui a le monopole de la vérité, de l’autre l’espace irrationnel et informe de la subjectivité humaine. Ce qui existe plutôt, ce ne sont toujours que des savoirs partiels sur le monde, une diversité de points de vue, d’interprétations possibles, et nous ajouterions une histoire des savoirs, c’est-à-dire des polémiques où ils s’inscrivent, des débats et des enjeux, des réponses aux questions que les hommes se posent sur le monde. À notre avis, c’est de ce côté qu’il faut chercher si nous voulons inscrire notre activité éducative dans une perspective culturelle et ainsi créer des liens, des passerelles et des zones de communication entre les deux grands pôles de notre culture, celui de la culture des humanités et celui de la culture scientifique.

4.     Considérations pédagogiques

Quelles sont les conséquences de ce qui vient d’être dit sur la pédagogie? Première conséquence : si la réalité est une réalité construite à travers des significations qui prennent forme au sein de traditions interprétatives et langagières, alors il importe d’aider les jeunes à apprendre et à maîtriser les langages, c’est-à-dire les outils par lesquels nous construisons du sens et la réalité (Bruner, 1991). Ces outils, ce sont d’abord les outils de la pensée, en particulier la maîtrise de sa langue maternelle et les outils de la logique pour exposer ses idées de façon claire et cohérente. Ce sont aussi les outils de l’histoire qui permettent de faire des liens, de mettre en forme des événements et de faire apparaître du sens. Nous pensons encore à la connaissance de la méthode expérimentale, dont la place est si importante de nos jours dans l’élaboration de notre savoir et la compréhension de notre monde, et à la connaissance du langage mathématique en raison de son importance dans un grand nombre de disciplines. Nous pensons enfin à la connaissance des langages artistiques, à toutes ces formes symboliques perceptibles de la réalité humaine subjective, et à ces discours qui nous rendent sensibles à la dimension éthique qui traverse toute vie humaine. Mais il y a plus. En effet, dans une perspective herméneutique, il ne suffit pas d’apprendre les langages (scientifique, mathématique, historique, artistique, éthique), mais encore les processus par lesquels ils se construisent. Quelles sont les expériences, les besoins, les intérêts, les problèmes et les questions auxquels ils répondent ? Est-il possible de reconduire les langages au sein des problèmes qui dans l’histoire des hommes les ont fait surgir ? Ce faisant, nous replacerions l’accent sur les processus par lesquels nous trouvons des solutions à des problèmes et nous construisons la réalité, plutôt que sur le seul langage achevé. Au fond, il s’agit de montrer que derrière les livres où se dépose notre savoir, derrière ce bel objet patiemment constitué, derrière la représentation commune d’un processus linéaire d’élaboration progressive et cumulative du savoir, se cache une prodigieuse aventure humaine, l’aventure des hommes aux prises avec eux-mêmes et avec le monde, l’aventure des hommes où le hasard vient à la rencontre de la recherche obstinée, l’aventure des hommes, c’est-à-dire des expériences déterminantes et des questions fondatrices, des découvertes fulgurantes, des combats et des conquêtes, des ruptures et des rencontres aussi, où le cœur s’emmêle à la raison, l’imagination à la rigueur. Dans cette perspective herméneutique, il nous faudrait donc donner la priorité à la question sur la réponse si nous acceptons la proposition suivant laquelle nous ne comprenons bien un savoir que dans la mesure où nous remontons à la question à laquelle il répond.

Deuxièmement, et de façon complémentaire à cette première remarque, reconnaître l’historicité de la compréhension humaine, c’est reconnaître l’appartenance de la compréhension à des traditions interprétatives et langagières. Or ces traditions font partie de l’expérience éducative. Enseigner et apprendre, c’est s’inscrire dans la continuité de communautés de recherche et d’interrogation où se sont progressivement constituées des langages, des concepts et des méthodes, c’est reprendre pour son propre compte les questions et les démarches, les débats et les polémiques où s’inscrivent toujours les savoirs (Gallagher, 1992). Quand j’apprends la géométrie, j’apprends la géométrie dans un contexte défini par une tradition scientifique. Mais je ne fais pas qu’apprendre des formules, implicitement j’apprends l’histoire de la géométrie. Dans la mesure où le principe du «travail de l’histoire» correspond à l’expérience éducative, dans la mesure où les traditions font partie de l’expérience éducative, alors il est clair qu’une partie de l’enseignement devrait consister à devenir conscient de la force de la tradition sur notre compréhension (Gallagher, 1992). À partir d’une telle proposition, il est évident que la prise de conscience du «travail de l’histoire» sur notre compréhension déborde l’histoire comme discipline spécifique. En d’autres termes, il faut amener l’histoire à la conscience, ce qui exige d’enseigner dans une perspective historique, c’est-à-dire non seulement d’enseigner l’histoire mais d’enseigner l’histoire des disciplines. Si, comme nous l’avons vu, le passé est toujours compris dans nos interprétations, si les traditions interprétatives et langagières sont inscrites dans l’expérience éducative, alors enseigner, dans une perspective herméneutique et culturelle, cela ne peut plus seulement consister à transmettre des connaissances, mais plus encore, c’est aider l’élève à prendre conscience de la profondeur historique de ce qui lui est transmis. En particulier sur ce point, il est intéressant de noter que Gadamer rejoint une proposition de Dumont (1971) où il nous invitait à donner le pas à la perspective historique dans l’enseignement. Il nous faut former des héritiers et des critiques disait-il. Ainsi, l’élève retrouverait un fondement à sa culture et le sens du passé. Alors comment amener l’histoire à la conscience ? L’histoire vient à nous à travers le langage, lequel est pensé selon la dialectique de la question et de la réponse, et donc à partir du dialogue. Comment amener l’histoire à la conscience ? Par le dialogue répondrait simplement Gadamer.

Si toute compréhension appartient à l’histoire, alors les questions que l’élève pose sur le monde et les réponses qu’ils trouvent, ce ne sont pas des questions et des réponses qui lui appartiennent en propre, mais des réponses et des questions qui appartiennent aussi à des traditions interprétatives et langagières. Les questions que pose l’élève sont importantes (principe 6) car elles sont l’occasion de renouer avec les questions que d’autres avant lui ont posé et les réponses qu’ils ont tenté d’apporter, de renouer avec le dialogue dont la culture est l’écho, l’occasion de faire parler les textes et les savoirs à partir de sa situation d’interprète (principes 4 et 5). La compréhension s’éprouve donc ici comme le résultat d’un jeu dialogique de la question et de la réponse. Enseigner selon notre perspective, ce n’est pas seulement expliquer, exposer, rendre clair, expliciter les savoirs afin que les élèves puissent appréhender leurs contenus de vérité, ce n’est pas seulement faire connaître aux élèves les productions culturelles les plus significatives, mais encore les restituer au sein des questions, des problèmes et des besoins qui dans l’histoire et la culture des hommes ont rendu possible leur élaboration. C’est à notre sens une approche qui permet de « défossiliser », de « dépétrifier » et de décloisonner les savoirs (Meirieu, 1995), de les rendre à la vie en quelque sorte et de les dégager de leur neutralité scolaire en les réinscrivant dans leur contexte d’émergence, dans l’histoire et les questions de ceux et celles qui ont cherché à comprendre.

Nous pouvons enfin ajouter que si un «savoir n’a de sens et de valeur qu’en référence aux rapports qu’il suppose et qu’il produit avec le monde, avec soi-même, avec les autres» (Charlot, 1997, p. 74), en conséquence c’est sur le rapport au savoir qu’il faut travailler auprès des élèves. Il s’agit alors de les amener à s’inscrire dans un rapport à soi, aux autres et au monde où les savoirs proposés par l’école ne sont pas exclus. Plus encore, si le savoir est avant tout un rapport, c’est donc sur le processus qui conduit à adopter «un rapport de savoir au monde» (Charlot, 1997) que le pédagogue doit agir et non pas sur une simple accumulation encyclopédique de connaissances.

Conclusion

En somme, enseigner dans une perspective herméneutique et culturelle c’est faire en sorte que les savoirs deviennent la propriété des élèves. Plus encore, enseigner dans une telle perspective c’est faire de notre enseignement l’occasion d’une démarche de culture individuelle et collective. Et cette démarche de culture réside essentiellement dans l’élaboration d’un rapport au monde. Or, cette élaboration, c’est l’autre nom d’une appropriation/intégration/organisation de la culture qui résulte du jeu dialogique de la question et de la réponse. Appropriation, c’est-à-dire la capacité à faire sienne la culture, à la traduire dans ses propres mots, ses images, à la faire parler aux questions que nous lui posons; intégration, c’est-à-dire la capacité de faire des liens entre les contenus de culture et leur contexte d’émergence, de faire des liens entre les contenus de culture eux-mêmes et de faire des liens entre ma compréhension préalable et de nouveaux contenus; organisation, c’est-à-dire la capacité à les resituer les uns par rapport aux autres, à les mettre en forme, à les structurer et à en voir la cohérence interne. La culture ne réside pas simplement dans des savoirs, mais dans l’élaboration d’un rapport au monde personnel à partir de ses questions, de ses besoins, de ses intérêts et de ses attentes de sens, et où il devient possible de saisir et d’entrevoir la signification que la culture peut revêtir pour soi-même.

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[1] C’est dans cet avis, Rénover le curriculum du primaire et du secondaire, que le Conseil signalait les sérieuses lacunes du curriculum d’études actuel en matière de culture.

 

[2] Pour en savoir beaucoup plus long sur ces débats, on lira avec profit Atkins (1988), Gallagher (1992), Greisch (1993), Grondin (1993a, 1993b), Ricoeur (1986), Vattimo (1991), Warnke (1991).

 

[3] Pour une présentation quelque peu différente des ces principes, voir en particulier Gallagher (1992), p. 188-191 et 348-350.

 

[4] Dans le domaine de la sociologie, Schütz ne dira pas autre chose et pour lui la compréhension (verstehen) «est donc avant tout non pas une méthode utilisée par le chercheur en sciences sociales, mais la forme expérientielle particulière selon laquelle la pensée courante s’approprie le monde socio-culturel par la connaissance» (1987, p. 75). Or, cette appropriation du monde se fait en fonction des motifs de l’acteur : «les objets sociaux sont compréhensibles à la seule condition que l’on puisse les ramener à des activités humaines; et ces dernières ne sont compréhensibles que si l’on met en évidence leurs motifs en-vue-de ou leurs motifs parce-que» (1987, p. 99). Il poursuit un peu plus loin : «Le prototype de toute relation sociale est une liaison intersubjective de motifs. Si j’imagine, lorsque je projette mon acte, que vous le comprendrez et que cette compréhension vous incitera à réagir d’une certaine manière, j’anticipe que les en-vue de mon propre agir deviendront des parce-que de votre réaction, et vice versa» (1987, p. 100).

 

[5] Grondin (1993b, p. 178) écrit: «Si comprendre signifie appliquer un sens à notre situation, c'est parce qu'on a su y déceler une réponse à des questions actuelles. "Nos" questions, faut-il le préciser, dans la mesure où elles ont elles-mêmes été reprises d'une tradition et métamorphosées sous la pression d'une situation déterminée. Un texte ne devient parlant qu'à la lumière des questions que nous lui posons aujourd'hui. Il n'est pas d'interprétation qui ne soit une réponse à une question ou à une recherche d'orientation, d'autant que la compréhension s'accompagne nécessairement d'une rencontre avec soi».

 

[6] Une conception qui est en rupture avec une conception empiriste et objective de la science.

 


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