Épistémologie et ontologie chez Freitag
Le projet général de l’œuvre de
Michel Freitag est de «(…) mettre en lumière le caractère dialectique de
la réalité qui forme l’objet des sciences sociales (…)» (2006).
Son œuvre se veut une théorie générale de la société laquelle
prend forme dans une sociologie dialectique. Une œuvre qui s’inscrit en
filiation avec Hegel et Marx ainsi qu’avec les approches: phénoménologiques, compréhensives,
interprétatives; herméneutiques. Ce qui signifie, au plan méthodologique, une
analyse simultanée des structures et de l’expérience des acteurs. Son œuvre
s’inscrit aussi dans la tradition des humanités et des sciences de l’esprit en
développant une connaissance où se conjuguent tout à la fois connaissances
empiriques; synthèse théorique; critique de la réalité sociale.
Une œuvre à la posture
épistémologique singulière qui se traduit par le refus de la coupure
épistémologique typique du positivisme et de son avatar actuel le
postpositivisme. Pour Freitag il n’y a pas de démarcation radicale entre
science et sens commun. Le savoir sociologique se déploie dans le même champ
ontologique que les autres pratiques sociales. Ce qui ne conduit pas à annuler
la spécificité du regard sociologique. L’interprétation et la pratique
sociologiques (comme pour les SHS en général)
ne sont pas en extériorité par rapport à la société de sorte que, pour
Freitag, la théorie est un moment de la praxis. La compréhension dans son œuvre
associe donc à la fois la critique au sens kantien (laquelle se centre sur les
conditions de possibilité de la connaissance scientifique) et la critique au
sens hégélien ou marxien (laquelle se centre sur la dénonciation des formes de
domination et d’aliénation socio-historiques) dans une visée d’émancipation.
Freitag assume pleinement une posture
historiciste. C’est-à-dire un historicisme qui n’est pas téléologisme à sa voir
qu’il développe une vision de l’histoire qui s’inscrit contre toute forme
d’évolutionnisme. Il s’agit en fait d’une vision de l’histoire qui considère que
le développement historique ne s’opère pas n’importe comment. De manière
rétrospective, il est possible de reconstruire les développements historiques
et d’en saisir la logique interne. Cependant, cette reconstruction ne répond en
rien à une «nécessité historique» comme c’est le cas dans les visions
évolutionniste ou téléologique de l’histoire. C’est dire qu’en matière
d’histoire, les possibles sont toujours possibles.
Par ailleurs, Freitag adopte une ontologie ouverte à la contingence. Tout en intégrant la
contingence, il précise que, dans l’histoire humaine, les choses n’arrivent pas
n’importe comment. Il y a un pourquoi à ce qui advient dans l’histoire même si
ce qui advient n’est pas nécessaire. Dit autrement, ce qui existe aurait pu ne
pas exister ou aurait pu exister autrement. Mais, ce qui vient à l’existence
peut être saisi par une visée herméneutique car il n’arrive pas par pur hasard.
En schématisant, on peut dire que
son œuvre comporte trois dimensions : le questionnement philosophique; l’analyse
sociologique; l’engagement normatif. Cette triple dimension le conduit à proposer
une critique de l’évolution des sciences humaines et sociales. Selon lui, de nos jours, les sciences
humaines et sociales (SHS) sont le plus souvent réduites à produire des
connaissances dans une perspective opérationnelle («problem solving»). Elles
perdent alors leur capacité de distance critique et de synthèse générale.
Plutôt que de s’enfermer dans cette espace réduit, les sciences humaines et
sociales devraient assumer leur caractère à la fois idéologique et normatif. Ce qui leur permettrait de
remplir pleinement leur double mandat à savoir : développer une
connaissance empirique de la société et mener une critique des finalités
sociétales. Plus encore, Freitag considère que les SHS ont un rôle capital à
jouer dans l’éducation et l’élaboration des orientations collectives. Elles sont
pour lui un agent essentiel de l’autoréflexivité collective. Mais pour jouer
entièrement ce rôle, les SHS doivent tourner le dos à la fois au scientisme
classique et à l’orientation gestionnaire qui domine depuis quelques décennies.
Ce faisant, les SHS se reconnecteraient à la tradition des «humanités» dont
elles sont issues. En assumant entièrement leur héritage, les SHS pourraient
alors véritablement jouer leur rôle pédagogique. En somme, on l’aura compris,
pour Freitag, les SHS représentent une modalité indispensable de
l’autocompréhension de la société et de son orientation normative.
Une vision de l’être humain en société
Il convient de souligner que
Freitag accorde une place centrale au concept de société. Il constate en effet que
le concept de société a été abandonné en sociologie au profit du concept de
«social». Or, pour lui, ce concept de société est primordial non seulement pour
comprendre le monde humain mais aussi pour conserver notre humanité. La société
est, dans sa pensée, une évidence de la réalité humaine. Il la conçoit comme
une structure symbolique hiérarchisée de normes culturelles et institutionnelles.
Freitag développe une vision de l’être
humain qui tente d’articuler une position philosophique de la conscience de soi
(telle qu’on la retrouve dans les éthiques individualistes) et une position
sociologique prenant en compte l’existence de la société qui se reproduit selon
une logique propre. Ce qui est le propre de l’être humain c’est son inscription
dans le symbolique. Tout sujet évolue en effet dans un ordre symbolique qui lui pré-existe. Cet
ordre pré-existant c’est justement la société. N’étant ni des monades
(totalement libres), ni des automates (totalement déterminés), les êtres
humains sont liés à la société par ce que Freitag appelle un «rapport
d’objectivation symbolique». Fidèle à sa posture dialectique, Freitag précise
que les structures supra-individuelles orientent l’action mais cette
orientation implique une adhésion du sujet.
On l’aura compris, la liberté de
l’être humain n’est pensable chez Freitag qu’à l’intérieur de structures
sociales. En fait, il conçoit la liberté humaine à partir de la question du
sens. Dans sa vision dialectique (qui articule pratique significative et
totalité significative), il pense la normativité de la société comme étant en
quelque sorte l’équivalent du genre dans le règne animal. À la différence de l’animal, toutefois, la
normativité supra-individuelle est réflexive (elle existe par le langage et les
institutions). Elle se caractérise donc par son historicité. Et, cette
historicité provient des rapports de force politico-institutionnels issus de la
volonté des sujets. En somme, l’intériorisation du symbolique est conçue par
Freitag comme étant la rencontre d’une structure transcendantale (la société) à
priori et d’un individu. Ainsi, les structures sociales sont constitutives de
l’identité et de la sociabilité. Ces structures sont donc vues comme des
conditions ontologiques essentielles à l’existence humaine. Contrairement à une
certaine métaphysique libérale, Freitag voit donc les médiations non pas comme
des freins mais comme des conditions à la liberté.
Plus concrètement, dans la
postmodernité qui est la nôtre, la société se passe de légitimation via une
référence transcendantale car le réel y est simplement conçu comme la somme des
problèmes empiriques lesquels appellent une gestion technico-économique. Dit
autrement, l’opérativité capitaliste réifie l’action humaine vue comme le
résultat d’un calcul stratégique.
Implications éducatives
Pour comprendre la vision de
l’éducation de Freitag, il faut d’abord comprendre son analyse de la technique
dans la société postmoderne. On nous permettra de le citer ici longuement :
•1- Ontologiquement, la technique ou la
technicité est une dimension essentielle mais cependant partielle et non
suffisante de l’action humaine, et plus largement de toute activité subjective
dans le monde.
•2-Cette dimension formelle de l’activité,
déjà présente dans l’existence animale, s’est, dans la société humaine,
objectivée et autonomisée dans une succession de figures historiques.
•3- Une rupture fondamentale est en voie de
s’opérer relativement à cette détermination instrumentale unitaire qui a
caractérisée la constitution et l’essor de la technique dans la modernité (…).
•4- Cette mutation, à laquelle une portée
ontologique radicale doit être reconnue, reste néanmoins encore l’enjeu d’un
choix sociétal à caractère politique, normatif, esthétique et pédagogique. (Freitag,
1995, p. 325-326)
Cette rupture dont parle Freitag
signifie que dans la société postmoderne, la technique est devenue
technologisme et technocratisme, ce qui entraîne la disparition de la structure
de différenciation entre : des fins et des moyens; de la réalité et de sa
représentation; du sujet et de l’objet; de l’individu et de la société; de la
société et de la nature. Toute action est alors ramenée à sa seule dimension
instrumentale : donc mesurable. Dans le technologisme et le technocratisme, la
technique n’est plus déterminée de l’extérieur (par exemple, par le culturel,
le politique, le social) mais se caractérise par son autofinalisation. La
société (et, par conséquent, le
politique) se dissout au profit de la gestion et de la production du social :
«(…) on assiste, dans cette mutation, à l’encadrement de la vie publique et
plus largement de toute la vie sociale par des formes de régulation à caractère
technique et non plus normatif-expressif». (1995, p. 378)
Dans ce contexte, l’éducation subit
des dérives. On y constate ainsi disparition de la formation synthétique de
l’individu comme membre d’une totalité (société puis humanité) au profit de «formations
professionnelles» pour un marché du travail. Tout semble réduit à une question
de technique. Donc, on observe la multiplication des savoir-faire. L’université
devient alors le royaume de l’expertise et non plus de l’érudition. Toute
formation doit donc conduire à une performance. Le connaître est ainsi réduit
au faire. À l’instar de l’éducation en général, la pédagogie se centre sur la
performativité, les savoir-faire, l’efficacité et l’efficience. Enseigner n’est plus une mission, une vocation.
Enseigner est un métier dont la technique s’apprend.
En terminant cette section
rappelons que pour Freitag, ce n’est pas la question de la technique qui est la
question ontologique fondamentale. La question ontologique fondamentale c’est
celle de la norme. Ainsi, l’enjeu éducatif majeur est de dépasser le point de
vue technique et gestionnaire (dominant) pour former des acteurs au point de
vue civilisationnel. C’est dire qu’il faudrait remettre le développement
technologique – et économique – à sa juste place (instrumentale) et non plus
lui accorder toute la place. Pour ce faire, il faudrait adhérer collectivement
à des finalités en mesure de présenter une valeur transcendantale positive pour
l’action humaine. Or, est-il encore possible d’avoir foi en des fins
transcendant les intérêts immédiats de l’action autrement que dans la foi
religieuse ? Sommes-nous encore capables d’un agir commun qui a pour fin la
société ? Pouvons-nous agir de telle sorte que nous soyons liés normativement,
expressivement, transcendentalement et non pas seulement empiriquement (comme
dans la technique et l’économie) ? L’éducation a ici un rôle capital à jouer
mais, pour qu’elle en soit capable, il faudrait la dégagée de l’emprise d’une
vision instrumentale des choses.
Le concept d’humanitude
Pour répondre aux questions
précédentes, Freitag propose de reconnaître le caractère transcendantal de
«l’humanitude».
L’Humanitude pourrait ainsi être
la référence ontologique qui serait en mesure de servir de fondement
transcendantal afin de régir le développement et l’application des techniques. Ce
concept dépasse l’humanité empirique et ses contingences. La référence à
l’humanitude permettrait de fonder l’espoir non pas uniquement sur le besoin
subjectif d’espérance mais aussi, et surtout, sur la reconnaissance d’une
réalité qui nous dépasse et nous surplombe (ce qui manque profondément à nos
sociétés postmodernes).
Références
• Dagenais, D., Gagné, G. (dir.) (2014). La
sociologie de Michel Freitag. Montréal : Nota bene.
• Filion, Jean-François (2006). Sociologie
dialectique. Introduction à l’œuvre de Michel Freitag. Montréal : Nota
bene. Postface de Michel Freitag.
• Freitag, Michel (1995). Le naufrage de
l’université. Et autres essais d’épistémologie politique. Québec : Nuit
blanche.
• Freitag, Michel (2002). L’oubli de la
société. Pour une théorie critique de la postmodernité. Québec : Les
Presses de l’Université Laval. Avec la collaboration de Yves Bonny.
• Freitag, Michel (2008). L’impasse de la
globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme.
Montréal : Écosociété. Propos recueillis par Patrick Ernst.
•
Freitag, Michel (2011). L’abîme de la
liberté. Critique du libéralisme. Montréal: Liber.
• Freitag, Michel (2011). La connaissance
sociologique. Dialectique et société. Volume 1. Montréal : Liber. Première
parution en 1986.
• Freitag, Michel (2011). Introduction à une
théorie générale du symbolique. Dialectique et société. Volume 2. Montréal
: Liber. Première parution en 1986.
• Freitag, Michel (2013). Culture, pouvoir,
contrôle. Les modes de reproduction formels de la société. Dialectique et
société. Volume 3. Montréal : Liber. Première parution en 1986.
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