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02 février 2023

Le triangle didactico-pédagogique, un triangle qui ne tourne pas rond

par

Clermont Gauthier et Stéphane Martineau

texte d'une conférence présentée au congrès de l'ACFAS en mai 1998

 

Introduction

Il est toujours inconfortable de se faire définir par autrui; c'est le sentiment qui habite le chercheur en pédagogie à la lecture de certains ouvrages de didactique où sa discipline est reléguée parfois de façon un peu paternaliste voire même méprisante à une affaire de relations humaines ou encore est taxée de ne pas offrir de support théorique rigoureux.  Il serait donc mal avisé de tenter, à notre tour, de critiquer la didactique sans susciter d'emblée la réprobation générale des didacticiens.  Qu'on se rassure cependant, même si nos écrits antérieurs ont porté plus sur la pédagogie que sur la didactique, nous ne ferons pas valoir ici une position qui favoriserait un exclusivisme mais bien une vision complémentaire de ces deux champs de savoir.  Pour ce faire nous avons utilisé un artifice commode pour initier notre réflexion, le modèle du triangle.  Si les modèles, comme le triangle, peuvent présenter la vertu de la simplicité afin de faciliter la compréhension, il sont susceptibles parfois de masquer des aspects importants.  C'est ce que nous tenterons de montrer dans le cas du triangle didactico-pédagogique qui s'avère insuffisant pour faire apparaître des différences entre la pédagogie et la didactique.

Tout au long de ce texte, en nous appuyant sur une vision du travail enseignant empruntant à la discipline de l'ergonomie où le contexte de travail est fondamental à l'analyse, nous tenterons de montrer qu'en dépit des mêmes éléments de base, (élèves, savoir et enseignant) la didactique et la pédagogie les pensent fondamentalement différemment.  Cette différence, loin de constituer une tare peut s'avérer une source féconde de découvertes dont nous esquisserons quelques aspects.

1- Une même modélisation pour des champs disciplinaires différents.

Il semble commode, sinon communément admis, dans le champ de la didactique de représenter le système didactique comme un triangle dont les pôles représentent respectivement le savoir, l'enseignant et l'apprenant (ce dernier terme écrit avec ou sans s).  En effet, un bref relevé de quelques ouvrages a permis de retracer ce qui manifestement ressemble à une constante.  Pour Chevallard (1991) «le didacticien (...) s'intéresse au jeu qui se mène - tel qu'il peut l'observer puis le reconstruire, en nos classes concrètes - entre un enseignant, des élèves, et un savoir... » (p.14).  Halté (1992) reprend essentiellement le modèle triangulaire de Chevallard et commente en insistant sur la dimension systémique du modèle: «Chaque pôle se constitue dans la relation qu'il établit aux autres.  De la même façon, penser l'apprenant tout seul, jusqu'au bout, ce serait oublier qu'il apprend quelque chose et, qui plus est, par l'entremise de médiations institutionnelles.  Le même raisonnement conduit à la nécessité d'étudier les relations à deux termes: savoir et apprenant, enseignant et apprenant, savoir et enseignant, et à introduire dans l'étude. (p.20).  Develay utilise également la même modélisation triangulaire.  En 1992 il écrivait: «La didactique, en centrant son analyse sur la relation de l'apprenant au savoir, dans le cadre des relations enseignant-apprenant et enseignant-savoir, introduit une tripolarité là où n'existait qu'une bipolarité.» (p. 67).  Il ira dans le même sens en 1994: «Le regard didactique est centré sur les conditions d'appropriation d'un savoir par un apprenant.  La modélisation didactique considère, dans cette optique, les situations didactiques comme permettant les interactions maximales entre le savoir, l'élève et l'enseignant.» (p. 98).

Cette modélisation à partir du triangle ne semble toutefois pas se limiter aux seuls didacticiens.  En effet, Houssaye utilise aussi dans son ouvrage cette représentation, mais cette fois en parlant de pédagogie: «Toute situation pédagogique nous paraît s'articuler autour de trois pôles (savoir-professeurs-élèves), mais fonctionnant sur le principe du tiers exclu.» (1988, p. 40).  En ce sens, il est important de remarquer que pour Houssaye, la pédagogie ne se limite pas aux relations humaines mais comprend aussi la discipline à enseigner.

Triangle pédagogique et triangle didactique semblent donc à première vue des concepts interchangeables. C'est ce qu'ont tenté de montrer Bertrand et Houssaye (1995, p. 15) dans un article assez récent.  Pour ces auteurs, didactique et pédagogie sont des termes aux significations identiques au sens où il est possible dans chacun de ces cas de représenter la situation éducative par le même triangle dont les trois pôles correspondent à l'enseignant, au savoir et aux élèves.  Pour eux, l'identité de signification entre les termes didactique et pédagogie est manifeste et s'il y a une différence, elle n'existe en fin de compte que pour marquer l'inscription institutionnelle des chercheurs appartenant soit au champ de la didactique, soit au champ de la pédagogie (p. 12). Pour illustrer cette confusion, d'une manière un peu sarcastique, ils renvoient aux définitions de Mialaret: «Les rapports entre les deux termes sont d'ailleurs si difficiles à préciser que Mialaret en 1976 incluait la didactique dans la pédagogie et en arrivait en 1982 à inverser le rapport, après avoir défini en 1979 la didactique comme l'ensemble des méthodes, techniques et procédés pour l'enseignement, et avoir distingué la méthodologie générale de l'enseignement des méthodologies particulières.  Décidément il est vraiment difficile de s'y retrouver»  (Bertrand et Houssaye, p.11). Soulignons tout de même que, s'il n'y a pas de différence "ontologique" entre la pédagogie et la didactique, cela ne signifie pas pour autant qu'il y ait identité des regards. D'ailleurs ce phénomène n'est pas unique à ces deux disciplines. Par exemple, et pour quitter momentanément l'univers des sciences de l'éducation, bien qu'il soit devenu très difficile de soutenir que leur différence est d'ordre ontologique, la sociologie et l'anthropologie, n'en continuent pas moins (et en dépit de convergences de plus en plus nombreuses) à porter leur regard respectif sur des objets différents et à adopter des angles de vision distincts pour un même objet.

2. Un même oubli en didactique et en pédagogie : le contexte de travail de l'enseignant.

Nous aimerions montrer que, tant chez les théoriciens de la didactique que de la pédagogie, du moins dans la vision proposée par Houssaye, un oubli majeur semble avoir été commis, le contexte réel de travail de l'enseignant; oubli qui a pour effet de rendre les deux champs disciplinaires identiques, mais seulement en apparence.  

Nous pensons que même si les trois pôles du triangle peuvent être constitutifs à la fois du champ disciplinaire et didactique, il est possible néanmoins de construire une différence discriminante à l'aune de l'importance que chacun des champs disciplinaires accorde au contexte de la classe.  Pour la didactique, même si le contexte n'est pas exclu, il semble qu'il soit posé comme en périphérie, alors qu'au contraire, nous pensons que l'enseignement s'est profondément transformé, d'abord et avant tout, précisément au regard la prise en compte de ce contexte.  En cela, même si nous sommes plutôt en accord, d'un point de vue formel, avec l'hypothèse avancée par Bertrand et Houssaye, concernant l'identité conceptuelle (et de la grande confusion) entre pédagogie et didactique au regard des trois pôles du triangle, nous ferons cependant valoir une autre vision de l'enseignement (pour ne pas l'appeler encore pédagogie) qui se démarque sensiblement de leur thèse et qui aboutit à des conséquences différentes, notamment en ce qui concerne les angles de vision spécifiques appartenant au questionnement de la didactique et de la pédagogie. 

Accordons-nous un léger détour pour examiner une transformation majeure du discours et de la pratique sur l'enseignement afin de bien asseoir notre thèse.

2.1 Un bref regard en arrière

Nous avons déjà soutenu ailleurs l'hypothèse que la manière d'enseigner dans les écoles se modifiée en profondeur au XVIIe siècle (Gauthier, 1993a, 1993b, 1993c; Gauthier et Tardif, 1996).  En effet, la confluence d'un certain nombre de facteurs contribue alors à provoquer ce changement.  La Réforme protestante, la Contre-réforme catholique, l'émergence d'un nouveau sentiment de l'enfance et des problèmes urbains liés au désoeuvrement d'un nombre grandissant de jeunes, concourent à l'accroissement notable de la fréquentation scolaire et à l'augmentation du nombre d'écoles. Cette conjoncture nouvelle provoquera l'apparition de problèmes d'enseignement également nouveaux.  On ne peut plus désormais enseigner au singulier, dans un rapport un à un, un maître avec un élève, comme on le faisait depuis des siècles. On le sait, depuis l'Antiquité grecque, en passant par le Moyen Âge et la Renaissance, la manière d'enseigner les rudiments ne s'était pratiquement pas modifiée.  Ce qui pouvait tenir lieu de méthode d'enseignement se limitait en gros à organiser le contenu selon la logique disciplinaire, à faire lire, relire, apprendre par coeur, copier.  On le comprendra aisément, il n'était pas nécessaire de remettre en cause une façon séculaire d'enseigner puisque durant quinze siècles le contexte d'enseignement avait fort peu évolué, c'est-à-dire dans le sens précis où il n'y avait presque pas d'élèves dans les classes.  Cette façon de faire ne peut cependant plus tenir la route quand, à partir du XVIIe siècle, on retrouve dans les écoles beaucoup plus d'élèves. Par exemple, on mentionne des classes pouvant atteindre jusqu'à 100 élèves à Paris. Imaginons un instant un enseignant d'une telle classe demander aux élèves de venir à tour de rôle réciter leurs leçons auprès de lui à son bureau alors que la masse des autres est livrée à elle-même.  Il est évident que l'enseignant ne peut plus fonctionner comme auparavant, qu'il ne peut plus utiliser cette méthode individualisée du type «un à un».  Il doit donc inventer une nouvelle façon de faire la classe pour répondre à ce nouveau contexte où il est tenu d'enseigner simultanément à un groupe d'élèves.

C'est cette nouvelle façon de faire la classe pour répondre à des exigences inédites du contexte que nous l'avons appelée «pédagogie».

Le savoir pédagogique qui se met alors en place est issu de l'expérience des enseignants de métier qui codifient leur «savoir faire la classe», c'est une pédagogie qui rompt avec la manière d'enseigner où la connaissance de la matière suffisait à elle seule pour soutenir le rapport individuel du maître à son élève. Qu'était-ce donc alors que la pédagogie? Tout simplement une méthode et des procédés précis pour faire la classe dans ce nouveau contexte, un discours et une pratique d'ordre pour conjurer le désordre, pour faire apprendre «tout à tous», «plus, plus vite et mieux», selon les mots de Coménius. La pédagogie de cette époque c'est la formalisation du «savoir faire la classe» dans des traités qui donnent une série de conseils à l'enseignant non seulement au sujet du contenu de la matière et de la façon de le faire passer mais aussi sur tous les aspects de la vie de la classe, de l'organisation du temps et de l'espace à la gestion des conduites des élèves, à leur posture et à leurs déplacements, des micro-événements aux grandes étapes qui scandent diversement le cours de l'année scolaire. Ces habiletés, conseils pratiques, attitudes et savoir-faire, transmis et légués par les maîtres chevronnés aux enseignants des générations suivantes, constitueront bientôt un code uniforme des savoir-faire, une véritable tradition pédagogique, une sorte de dispositif de répétition de la manière de faire la classe, tradition qui se transmettra d'ailleurs jusqu'au XXe siècle sans modifications vraiment importantes.

C'est donc l'apparition d'un nouveau contexte qui a obligé les enseignants du XVIIe à modifier radicalement leur manière d'enseigner et à prendre en compte la totalité des aspects de la vie de la classe. Or, si les pôles du triangle sont toujours les mêmes (enseignant, savoir, élèves), le pôle «élèves» s'est grandement modifié. En effet, il acquiert désormais une importance fondamentale, ce qui entraîne une transformation de l'organisation de la classe.  Loin d'être au singulier, ce pôle se conjugue dorénavant au pluriel.  Il devient alors un véritable souci pour l'enseignant au point que ce dernier ne peut plus penser ni pratiquer son enseignement de la même manière.  Il doit prendre en compte le groupe, le collectif à qui il s'adresse, et ce collectif, bouge, dérange, apprend le contenu à des rythmes différents, peut être motivé à des degrés divers.  Pour ce faire, il doit inventer une méthode pour enseigner, pour instruire et éduquer ce collectif, c'est-à-dire la pédagogie.

On rétorquera que plusieurs auteurs pensent la didactique au pluriel puisqu'ils écrivent le mot élèves au pluriel dans leur modèle triangulaire.  Mais l'écrire est une chose, le penser est cependant tout autre chose.  En effet, même si ces différents auteurs emploient le mot parfois au singulier et parfois au pluriel, il reste que dans leur argumentation l'usage est principalement au singulier.  Le fait qu'on emploie majoritairement le mot apprenant au singulier, ou qu'on l'emploie occasionnellement au pluriel mais sans s'en expliquer véritablement signifie une seule et même chose: l'idée de collectif d'enfants n'est pas présente chez ces auteurs ou si elle l'est ce n'est qu'accessoirement et non fondamentalement.  Pour nous, l'idée du collectif d'enfants, autrement dit l'idée d'une classe, n'est pas une particularité secondaire, subsidiaire, périphérique mais bien première, capitale et centrale dans tout enseignement.  On ne peut enseigner dans notre contexte sans prendre en compte d'entrée de jeu, obligatoirement, le collectif d'enfants à qui on s'adresse.  En cela, le concept de pédagogie de Houssaye n'est pas vraiment différent du concept de didactique des didacticiens au sens où il ne prend pas davantage en compte dans son argumentation de cette dimension contextuelle fondamentale: le collectif d'élèves.

2.2 Un bref regard sur aujourd'hui

Nous venons de le voir, la pédagogie est née d'une réflexion sur le travail réel d'enseignants réels au prise avec des problèmes réels. Or, ces problèmes se sont dès le début posés en rapport à la gestion d'un collectif d'élèves. Mais, avant de revenir sur cette question du collectif d'élèves, réfléchissons sur le concept de travail.

Dans le domaine du travail, toute pensée formalisée risque toujours de sombrer dans l'abstraction. La pédagogie (ou la didactique) ne fait pas exception.  Ainsi, a pu se développer au cours de ce siècle toute une pensée pédagogique de type philosophico-littéraire dont les assises empiriques étaient bien pauvres. Heureusement, ce temps semble en bonne partie révolu et la recherche pédagogique tend de plus en plus à s'appuyer sur des résultats de recherches. L'idée que l'école, - comme tout lieu de travail - met en scène un collectif de travailleurs devant remplir un mandat donné par la société, s'impose graduellement.  Or, les agents remplissent ce mandat non seulement en ayant recours à leurs savoirs mais aussi à travers l'utilisation de divers matériel (pédagogique et autres) lesquels demandent des ressources financières. De plus, ce collectif d'acteurs est structuré, c'est-à-dire que les travailleurs occupent des positions à la fois symboliques et hiérarchiques et accomplissent des tâches qui ne sont pas identiques. Ainsi, à l'intérieur d'une école retrouve-t-on les membres de la direction, le personnel enseignant, les "spécialistes" (psychologue scolaire, travailleur social, etc.), le personnel de secrétariat, ou celui dit de soutien. Mais, bien sûr, l'école ne renferme pas que des travailleurs rémunérés; elle inclut aussi les élèves, «travailleurs obligés». Il faut donc retenir que toute institution imprime à ses membres, d'une manière plus ou moins marquée, un mode de fonctionnement qui lui est spécifique (Crozier et Friedberg, 1981).

Pourquoi rappeler ici ces éléments connus ? Parce que cet ensemble d'éléments n'est pas sans affecter la pédagogie. En effet, le travail enseignant ne se résume pas dans un rapport aux savoirs à enseigner ou dans une relation interpersonnelle comme il est habituellement courant de le représenter (Develay, 1992).  Il est plutôt fait de multiples contraintes (Durand, 1996). Et, ces contraintes naissent de et exercent une influence sur l'organisation même du travail : contraintes de temps et d'horaire, d'espace, de matériel et de ressources disponibles mais aussi contraintes du découpage disciplinaire, du travail sur et avec un collectif d'élèves, etc.  De plus, depuis quelques années l'enseignant voit les tâches non pédagogiques occuper une part de plus en plus grande de son temps (Tardif, 1996). Ajoutons également que l'arrivée dans les écoles de groupes de spécialistes (par exemple, les orthopédagogues) a eu pour effet de réduire le contrôle du titulaire de classe sur les tâches proprement pédagogiques. On le voit, l'enseignement, en tant qu'activité professionnelle, est loin de se développer en vase clos. Il s'en suit donc que la pédagogie, "l'outil" de l'enseignant, ne peut qu'évoluer en fonction des changements organisationnels concrets qui surviennent dans l'institution scolaire.

En somme, la pédagogie - c'est-à-dire la mise en oeuvre de certains moyens afin d'atteindre des finalités d'instruction et d'éducation - sera tributaire de l'environnement de travail. Par conséquent, si l'on veut comprendre quelque chose à la pédagogie, il s'avère désormais "nécessaire de l'articuler aux autres composantes du processus du travail enseignant" (Tardif, 1996, p. 5). Si on nous permet un raccourci, on pourrait dire que la pédagogie tente d'agencer les diverses composantes du travail enseignant. Elle a donc à voir avec les buts, l'objet, les résultats, les techniques et les savoirs correspondants à ce travail. Or, lorsqu'on y regarde de près le dénominateur commun de ces composantes est l'action sur et auprès d'un collectif d'élèves. Ainsi, bien que personne ne puisse apprendre à la place d'un autre et que l'apprentissage soit toujours en dernière analyse une question individuelle, il est indéniable que les buts de l'institution scolaire sont l'éducation et l'instruction de l'ensemble des élèves et non d'un seul d'entre eux. En ce cas, et comme l'enseignant - à l'image de tout travailleur - doit répondre aux attentes de l'institution pour lequel il oeuvre, les buts poursuivis par celui-ci ne peuvent qu'avoir une visée collective. Il en va de même en ce qui concerne l'objet de l'enseignement : ici les élèves. L'organisation du travail dans les écoles place l'enseignant devant un groupe et non pas devant un seul élève. Ce sera également au regard du groupe que l'on jugera des résultats du travail de l'enseignant : est-il capable de "tenir sa classe" ? ses élèves réussissent-ils bien aux examens provinciaux ? Par conséquent, une bonne partie des techniques et des savoirs des enseignants seront orientés vers "la gestion" du collectif d'élèves.

3.  Sous quel angle aborder le triangle?

Comme nous venons de le voir, le contexte est un élément fondamental au sens où un changement de contexte au XVIIe siècle a transformé complètement la manière d'enseigner et a suscité la production de traités qui s'adressaient à l'enseignant et lui indiquaient comment «faire la classe», comment instruire et éduquer non plus seulement quelques élèves mais un collectif plus nombreux qu'on appelle désormais une classe.  L'idée était de soutenir l'enseignant dans sa pratique.  Les trois mêmes éléments du triangle sont toujours présents mais on ne les considère pas de la même manière, pas sous le même angle de vision.

L'étude de cette relation, appelée aussi enseignement-apprentissage, peut alors se faire à partir de deux points de vue différents mais complémentaires, soit celui de l'enseignant comme gestionnaire du collectif ou soit celui de l'élève comme apprenti du contenu.  Pour Altet, pédagogie et didactique ne recouvrent chacune qu'un versant de la réalité du couple enseignement-apprentissage et sont porteuses de préoccupations et de questions propres: «Didactique et pédagogie sont donc deux approches complémentaires dans l'analyse du processus enseignement-apprentissage qui cherchent à produire des savoirs pour comprendre les pratiques d'enseignement et d'apprentissage.» (p. 17).  Selon que l'accent sera mis sur l'une ou l'autre des perspectives on parlera alors de «pédagogie» ou de «didactique» (Altet, 1994).  Après avoir analysé plusieurs définitions de la didactique, Altet (1994), offre une solution intéressante en suggérant de réserver le terme didactique à tout ce qui concerne les contenus disciplinaires et l'apprenant comme sujet d'apprentissage.  En d'autres mots, la didactique est l'étude du rapport au savoir des élèves.  Ce rapport comporte deux éléments fondamentaux: les savoirs à apprendre et leur apprentissage par les élèves.  Non pas que la relation maître-élèves soit évacuée mais le regard didactique est centré davantage sur l'apprenant confronté au savoir. Ce qui est central, c'est l'appropriation du savoir par l'apprenant. (Develay, 1992, p. 71) et même si ce dernier est écrit au pluriel, il est cependant pensé au singulier.  Pour Altet, il semble que les didacticiens, malgré bien des divergences de points de vue, s'accordent au moins sur ces deux champs de référence.  Le premier, de nature épistémologique, concerne l'origine, la structure, les méthodes d'élaboration et le fonctionnement des divers savoirs enseignés: «La matière enseignée, la connaissance des contenus à enseigner, la construction des contenus disciplinaires et méthodologiques, la nature profonde de la discipline enseignée: c'est l'entrée épistémologique(Altet, 1994, p. 13).  Le second, de nature psychologique, réfère à l'apprenant et à l'apprentissage d'une matière spécifique ou à l'apprentissage en général.  «L'acquisition des contenus en classe par l'apprenant, la manière dont les élèves les utilisent, se les approprient, la façon dont ils se les représentent: c'est l'entrée psychologique, cognitive  (Altet, 1994, p. 14)  En d'autres mots, la didactique «pose la question centrale des savoirs, des contenus d'enseignement, de leur apprentissage et ceci dans une institution précise.»  (p. 14).  Elle dissocie l'activité de l'apprenant de celle de l'enseignant et considère «que la nature du savoir à enseigner est déterminante pour l'apprentissage, et par voie de conséquence, pour l'enseignement.» (Develay, 1994, p. 96).

Par ailleurs, certains semblent soutenir que la didactique se déroule dans un temps différent de la pédagogie. Par exemple, pour Astolfi «la didactique travaille en amont de la réflexion pédagogique» et «s'arrête à la porte de la classe» (Altet, 1994, p. 17).  Ce propos est également celui de Tochon (1991) qui distingue la didactique et la pédagogie respectivement selon deux axes épistémologiques, celui des contenus anticipés pour la première et celui de l'interaction immédiate dans le présent relationnel de la classe pour la seconde.  Altet, avec raison, critique cette position parce que pour elle la didactique ne se limite pas à ce qui précède l'action, elle a aussi à voir avec ce qui se passe dans la classe au sens où elle se préoccupe également de l'apprentissage des élèves en situation. 

Dans le prolongement de cette idée, plusieurs conçoivent la didactique à peu près comme l'équivalent du concept de «theory of instruction».  Elle engloberait alors ce qui concerne aussi l'acte de transmission de la matière, donc pas seulement ce qui précède l'enseignement ni seulement l'apprentissage par les élèves.  Cela a pour conséquence de réserver le terme pédagogie aux aspects de la gestion, de la communication, des relations interpersonnelles dans la classe.  Cette conception présente cependant le défaut, du point de vue de l'étude des actions de l'enseignant qui nous intéresse, outre de confiner la pédagogie à la psychologie où elle a trop longtemps été associée depuis les années 1970, de trop séparer les questions relatives à l'enseignement d'une matière de celles de la gestion de la classe et de faire comme si la gestion de la classe, avec tout ce qu'elle implique comme valeurs, était une dimension périphérique, secondaire de l'enseignement.  

Pour bien illustrer la différence des questions posées par la pédagogie et la didactique, nous pourrions faire valoir, et ce en prenant une position cette fois différente de celle d'Altet (1994, p. 14), que chacune considère les pôles du triangle différemment.  L'élève du didacticien c'est l'apprenant alors que celui du pédagogue c'est le groupe, le collectif de la classe qu'il doit instruire et éduquer.  L'enseignant du didacticien peut être vu comme un spécialiste «des processus d'acquisition et de transmission des savoirs à propos d'une discipline donnée» (Develay, 1992, p. 67).  Cela s'entend puisque dans cette perspective l'apprentissage est un problème qui se situe au niveau individuel en ce qu'une analyse de l'apprentissage fait porter l'attention du chercheur (didacticien) sur les processus de traitement de l'information d'un apprenant Doyle (1986).  De son côté, l'enseignant de la pédagogie fait plutôt porter son attention sur la gestion du collectif en vue de l'instruire et de l'éduquer. Par ailleurs, le savoir pour le didacticien se pense entre autres à partir des concepts de représentation, d'obstacle à la compréhension du concept, de transposition didactique alors que le savoir pour le pédagogue ne peut se poser en l'absence de la variable de gestion de la classe; le pédagogue ne peut enseigner un contenu sans penser automatiquement à la gestion du groupe.

On s'accordera donc ici pour dire que la pédagogie (ou enseignement) signifie l'ensemble des actions que l'enseignant met en oeuvre dans le cadre de ses fonctions d'instruction et d'éducation d'un groupe d'élèves dans le contexte scolaire.  Ces comportements ont en commun la caractéristique de présenter une certaine organisation, un certain ordre.  Nous avons déjà avancé ailleurs (Gauthier 1993a, 1993c, 1996) que l'enseignant se devait de créer de l'ordre dans la classe pour que l'apprentissage advienne.  Non pas l'ordre au sens abusif du terme mais plutôt une certaine forme d'ordre pour que, dans le cadre d'un travail en collectif comme celui de la classe, des apprentissages (au sens d'instruction et d'éducation) puissent se réaliser. «Order does not necessarily mean passivity, absolute silence, or rigid conformity to rules, although these conditions are sometimes considered necessary for specific purposes (e.g. a major test).  Order in a classroom simply means that within acceptable limits the students are following the program of action necessary for a particular classroom event to be realized in the situation (Doyle, 1986, p. 396).  À ce propos, Doyle (1986) critique les chercheurs sur l'efficacité de l'enseignement pour avoir étudié les processus d'enseignement dans la classe dans un sens très étroit (expliquer, faire exercer, renforcer, etc.).  Ces processus se limitent à l'enseignement de la matière et ne prennent pas en compte la somme totale des actions que les enseignants réalisent dans la classe  (Doyle, 1986, p. 392).  Cette façon de poser le problème a eu pour effet de donner aux fonctions de gestion de la classe un rôle périphérique.  Au contraire, tout laisse penser que la gestion est plutôt une fonction centrale de la classe (Doyle, 1986, p. 394).  En ce sens Kounin, cité par Bennett (1978) a développé une série de concepts qui manifestent très bien l'étroite parenté entre ce que l'enseignant fait en regard de l'enseignement des contenus et ses comportements relatifs à la gestion de la classe:  «The most salient teacher behaviours in maintaining involvement in class teaching situations were "with-it-ness"- an awareness of monitoring events in the classroom regardless of her current activity; "smoothness"- teacher behaviours which maintained a smooth flow of classroom activities particularly at points of transition; "momentum" - freedom from slow downs; "group alerting" - maintaining attention to non-responding pupils, and "overlappingness"- the teacher's ability to deal with two or more things at the same time.  In group work situations the above behaviour is again related to work involvement, but the strongest relationship found was with "variety and challenge"- giving pupils varied tasks to do.» (Bennett, 1978, p. 138).

Plus encore, Carter et Doyle (1987) signalent même que, la plupart du temps, pour les enseignants, l'apprentissage prend l'allure d'un épiphénomène dans la classe.  En conséquence Doyle (1986) parle de deux tâches majeures que l'enseignant doit réaliser dans la classe.  La première réfère à  l'enseignement des contenus, couvrir le programme, s'assurer que les divers éléments sont maîtrisés, donner le goût de l'étude des diverses matières, etc. (p. 395), bref, c'est ce que les anglophones appellent «instruction».  La seconde concerne les fonctions de gestion de la classe: l'enseignant doit organiser ses groupes, établir des règles et procédures, réagir aux comportements inacceptables, enchaîner les activités, etc.  Nous avons donc là deux dimensions fondamentales de l'enseignement, ou le double agenda de l'enseignant (Leinhart, 1986; Shulman, 1986) que nous appelons «pédagogie» et qui constitue le coeur de la vie de la classe (Shulman, 1986).  «Two sorts of agendas are being followed, two sorts of curriculum are being negotiated.  One agenda is the organizational, interactional, social, and management aspect of classroom life, sometimes dubbed in the hidden curriculum, though its visibility has improved dramatically as it has been studied.  The second band of transmission is the academic task, school assignment, classroom content, and manifest curriculum.  The contents of these two agendas, these forms of pedagogical transmission, are at the very heart of the educational enterprise, because they define what schools are for, what purposes they are designed to accomplish.»  (Shulman, 1986, p. 8).  En d'autres mots, ces deux agendas recouvrent deux fonctions pédagogiques fondamentales exécutées par l'enseignant, instruire et éduquer, et mettent en scène un travail sur les trois pôles.

4. Quelques propositions au regard de l'enseignement de la matière dans le contexte du travail pédagogique en classe.

Récapitulons brièvement ce qui précède. La didactique et la pédagogie privilégient des angles de vision différents. Si la première étudie d'abord le rapport de l'élève au savoir, la seconde met plutôt l'emphase sur la gestion d'un collectif en vue de l'instruction et de l'apprentissage. Ainsi, si dans les deux cas le triangle comprend les trois mêmes termes, ceux-ci sont loin d'être regardés de la même façon. Ajoutons que cette idée du triangle, lorsqu'appliquée à la pédagogie, rappelle, premièrement, que le rapport pédagogique comporte une dimension épistémologique (le rapport aux savoirs) et deuxièmement, que ce rapport pédagogique est irréductible à la seule relation intersubjective (contrairement à ce que prétendait un certain courant psychopédagogique dans les années soixante-dix). Il importe de se rappeler qu'habituellement les promoteurs de la modélisation par le triangle escamotent trop souvent l'aspect social, collectif et contextuel de l'enseignement.

Nous aimerions maintenant mettre en évidence quelques conséquences qui découlent de nos propos et qui font voir comment la réflexion pédagogique telle que nous l'envisageons permet d'aborder l'enseignement de la matière en classe. 

4.1 L'enseignement est une activité multiforme

D'entrée de jeu précisons un point. La nature même du travail enseignant détermine l'enseignement de la matière en classe. Cette nature particulière du travail enseignant s'illustre notamment à travers la notion d'activité professionnelle complexe. Cette complexité a justement été fort bien démontrée à la fois par Doyle (1986) et par Tardif (1993).

D'abord Doyle (1986). Cet auteur a en effet identifié six caractéristiques propres à l'enseignement en classe. Ces six caractéristiques sont les suivantes : multidimensionnalité, simultanéité, immédiateté, imprévisibilité, visibilité, historicité. Examinons-les très rapidement une à une.

La multidimensionnalité renvoie au fait qu'une classe est toujours le lieu d'émergence de plusieurs événements; événements dont la nature peut être diverse. La simultanéité signifie que les phénomènes en classe n'attendent pas sagement leur tour pour se produire; bien au contraire, ils ont généralement la fâcheuse idée d'arriver en même temps. L'immédiateté nous rappelle que l'intervention pédagogique ne souffre pas les délais trop longs; enseigner c'est agir dans l'urgence comme dirait Perrenoud (1996). L'imprévisibilité quant à elle souligne l'impossibilité de tout prévoir dans une classe; les meilleures préparations ne pourront jamais éliminer totalement la nécessité d'improviser (Tochon, 1993) et de décider dans l'incertitude (Perrenoud, 1996). La visibilité met tout particulièrement en lumière le caractère "public" de l'enseignement auprès des élèves. Les faits et gestes de l'enseignant ne passent pas inaperçus dans la classe. De la même manière, les interactions, qu'elles soient verticales (entre l'enseignant et les élèves) ou horizontales (entre les élèves eux-mêmes) sont visibles, toujours susceptibles de se produire devant une "audience" (Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996). Enfin, l'historicité inscrit l'enseignement dans la durée et laisse entrevoir la construction d'une sorte de culture commune propre à chaque classe. Mais, que nous laissent entendre encore ces caractéristiques ? Elles laissent entrevoir à quel point la nature même du contexte de classe influe sur l'activité de l'enseignant. Lorsque l'enseignant "gère la matière", il ne peut en aucun cas faire fi des caractéristiques présentées ci-haut.

Tardif (1993), de son côté, identifie huit types d'action par lesquels il est possible de caractériser la pratique enseignante : l'agir traditionnel, l'agir affectif, l'agir instrumental, l'agir stratégique, l'agir normatif, l'agir dramatique, l'agir expressif, l'agir communicationnel. Il n'est pas dans notre intention de nous lancer dans une longue analyse de chacun. Plutôt, nous voulons simplement, une fois de plus, mettre en lumière la complexité de l'activité pédagogique. En effet, si chacun de ces "agirs" caractérise en partie le travail enseignant c'est parce que ce dernier présente véritablement un visage complexe, multiforme. L'enseignement, peut-être plus que toutes les autres activités professionnelles qui portent sur l'humain, est traversé par les tensions provenant des différents rapports à l'action qui l'habitent. Donc, le travail de l'enseignant en classe ne peut se réduire à un seul type d'action. L'enseignement est tour à tour une question technique, un investissement affectif, un problème éthique, une implication relationnelle, etc. Ces dimensions, loin d'être périphériques, sont au coeur même de la pratique enseignante.

En somme, chacun à leur manière, Doyle et Tardif nous disent que l'enseignement, la pédagogie selon nos termes, par sa nature même, pose à l'enseignant tout un ensemble de dilemmes qui prennent racine dans le fait même d'intervenir auprès d'un groupe dans un contexte donné. En effet, si les caractéristiques identifiées par Doyle et les types d'action de Tardif sont utiles pour comprendre ce qui se passe dans une classe, c'est parce qu'elles font ressortir cet élément crucial à nos yeux : dans le cadre de l'institution éducative l'enseignement est un enseignement collectif (Durand, 1996, p. 56) et contextualisé.    

4.2 L'élève n'est pas seul par rapport au contenu

"Il est incontestable, d'autre part, que l'élève ne se trouve pas seul face aux contenus qu'il doit acquérir, mais il est, d'un côté, entouré d'autres élèves qui se trouvent dans la même situation que lui, tandis qu'il est guidé (de même que ces camarades) par l'enseignant, qui, à chaque fois, corrige, explique davantage ou avance dans l'approfondissement des concepts et des mécanismes" (Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996, p. 67). Ce passage d'un ouvrage récent résume bien l'idée que nous exprimons ici. En effet, d'une certaine manière, l'élève n'est à toutes fins utiles jamais seul devant les savoirs.

Les élèves apprennent non seulement les uns des autres mais leur rapport au savoir sera en partie déterminé par la dynamique de classe. C'est ainsi, par exemple, que dans certains groupes de jeunes (surtout chez les garçons), se voir accoler l'étiquette de "bolé", n'est pas toujours souhaitable si l'on désire s'intégrer et être accepté par les autres. Membre d'un collectif, l'élève en intériorise donc plus ou moins la culture. Il acquiert en quelque sorte les compétences nécessaires à son métier d'élève (Perrenoud, 1994); c'est-à-dire qu'il développe les savoirs et savoir-faire nécessaire à "sa survie" en contexte scolaire. En outre, comme l'a bien montré l'ethnométhodologie (Coulon, 1993), la classe est comme une micro-société où chacun ajuste ses croyances et ses comportements en fonction d'autrui.

Enfin, ajoutons que certains chercheurs en sciences de l'éducation soutiennent de plus en plus l'idée selon laquelle la connaissance ne se construit pas que dans la tête des élèves. Par exemple, se référant au philosophe des sciences Karl Popper - pour qui les savoirs n'existent pas uniquement dans l'esprit des individus (ce qu'il appelle le deuxième monde) mais s'objectivent en quelque sorte dans un troisième monde d'où ils sont accessibles publiquement - les travaux de Bereiter et Scardamalia (1994) portant sur l'enseignement assisté par ordinateur (Computer-Supported Intentional Learning Environments), poursuivent l'objectif de créer une communauté d'apprenants qui construisent et s'approprient collectivement la connaissance. Ici le savoir n'est plus une propriété individuelle logée dans l'esprit de l'élève (le deuxième monde) mais plutôt une propriété commune, une construction en groupe, soumise publiquement à la critique (le troisième monde).

4.3 Le contenu (savoir enseigné) n'est pas indépendant de la dynamique globale de la classe.

Ce qui est vu en classe est lié au fonctionnement du groupe. Cela n'est un secret pour personne. Mais avons-nous suffisamment réfléchi aux implications de cet énoncé ? Dans l'optique de l'enseignant comme gestionnaire d'un collectif, qu'est-ce qu'une telle affirmation peut bien vouloir dire ?

Étant donné les limites de ce texte, nous ne pouvons fournir qu'une brève réponse. Celle-ci nous est suggérée par un article de Doyle paru en 1983. Ce chercheur, et ce avant même Shulman pour qui c'est une idée centrale, indique que les contenus curriculaires et les différentes transformations apportées par les enseignants, structurent ce qui se passe dans la salle de classe. Cette influence peut se faire sentir de deux manières différentes : 1) sur la structure sociale de la classe (les interactions; l'ordre); 2) sur la structure académique (les réponses aux questions; les activités d'apprentissage). Doyle tire une intéressante conclusion de cette thèse. Selon lui, la cognition et l'apprentissage sont des phénomènes qui n'appartiennent pas qu'aux acteurs mais qui renvoient aussi à divers contextes particuliers. Par le fait même, comprendre l'enseignement c'est donc comprendre aussi le contexte d'enseignement. En somme, les décisions prises au sujet de la matière n'ont pas que des effets sur le rapport de l'élève au savoir mais influencent également la dynamique du groupe. Nous avons ici, une fois de plus, une facette du regard particulier de la pédagogie sur l'un des trois termes du triangle : le savoir.

Mais il est aussi possible de prendre cette relation dans le sens inverse. Ainsi, les recherches des deux dernières décennies ont clairement montré l'enseignant comme un interprète du curriculum. Or, si les transformations qu'il fait subir au programme s'appuient en partie sur des considérations didactiques, elles sont loin de s'y réduire. En fait, les décisions prises par l'enseignant à cet égard reposeront sur des critères nombreux, parmi lesquels ont peut mentionner : l'intérêt des élèves pour le sujet à couvrir, les types d'activités pédagogiques pouvant "marcher" avec ce groupe précis, le moment de la semaine (le vendredi après-midi n'est peut-être pas le meilleur moment pour aborder une nouvelle notion d'arithmétique), le momentum à conserver, la discipline à maintenir. Les critères qui guideront les choix de l'enseignant en matière de gestion des contenus seront donc dictés par la dynamique du groupe. Sous le regard de la pédagogie, savoir et élèves (et nous insistons sur le "s") ne sont pas pensés séparément; ils s'entremêlent constamment.

4.4 L'enseignant gère l'apprentissage collectif.

Regarder le triangle didactico-pédagogique sous l'angle de l'enseignant a encore d'autres implications : dans sa pratique en classe, l'enseignant  a toujours en tête le collectif avant l'individu. Il doit assurer un rythme, séduire par rapport au contenu. Voyons cela un peu plus en détail.

Parce que les élèves sont regroupés sous forme de classe, les groupes présentent une certaine stabilité. Comme nous l'avons dit plus haut les groupes d'élèves sont structurés, ont une histoire et présentent une culture commune. Par conséquent, toute activité de l'enseignant en classe est surdéterminée. "Elle répond à une situation actuelle, elle s'inscrit dans un passé partagé" (Durand, 1996, p. 59). Durand ajoute immédiatement : "elle répond aussi à la nécessité de ménager un futur possible dans la classe" (p. 59). Dans cette situation, on comprendra que, comme nous l'avons vu plus haut, le choix des contenus, la façon de les organiser, le moment où on les aborde, etc., seront tributaires de la dynamique même du groupe. En cela, ce qui prévaut dans la gestion de la matière ne renvoie pas aux seules considérations didactiques, c'est-à-dire à la logique d'organisation de contenus en fonction du développement cognitif de l'élève et de la particularité de la discipline.

En réalité, l'enseignant, lorsqu'il gère la matière, doit le faire en ayant constamment en tête le collectif dans lequel il agit. Et, ce collectif n'en est pas un composé d'abord de sujets épistémiques mais bien plutôt d'élèves en chair et os, de jeunes qui ont une histoire et dont l'histoire personnelle et collective se continue à l'intérieur même de la classe. C'est cela qui fera dire à Vasquez-Bronfman et Martinez : "En fait, en faisant sa classe, la maîtresse gère simultanément trois grands groupes de problèmes qui interagissent entre eux : en premier lieu le thème ou le mécanisme qu'elle explique et apprend aux élèves, en deuxième lieu la dynamique du groupe-classe - qui a une relation avec elle en tant qu'interlocuteur et aussi en tant que personne et qui peut contribuer au processus d'apprentissage (ou le détourner), mais elle tient compte en même temps des problèmes particuliers de certains enfants, problèmes qui influent à la fois sur le comportement de chaque élève et sur la dynamique du groupe-classe" (1996, p. 94). Ces mêmes auteures montrent également que, selon les enseignants qu'elles ont interviewés à Paris et à Barcelone, l'ordre constitue une condition sine qua non pour un travail sérieux : "Le concept d'ordre n'inclut pas seulement les objets bien rangés, mais le besoin de suivre une certaine séquence pour entreprendre n'importe quelle activité, si bien que l'ordre - dans ses affaires et dans ses parcours de travail - est présenté comme une condition nécessaire à la réussite scolaire" (p. 87).

Dans nos propres travaux (Gauthier et al, 1997), nous avons pu constater, suite à la l'analyse d'une grande quantité de recherches, que la variable gestion de classe s'impose comme la variable individuelle qui détermine le plus fortement l'apprentissage des élèves et ce, bien avant les éléments relevant de la métacognition, de la cognition ou encore du support parental (Good, 1979, O'Neill, 1988, Wang et al, 1993). Cela ne doit pas étonner. Les enseignants disposent d'un temps limité et donc précieux pour accomplir leur tâche d'instruction et d'éducation. Afin de remplir cette tâche, ils cherchent à maximiser le temps d'engagement des élèves par rapport aux activités d'apprentissage. Pour ce faire, ils instaurent un certain ordre dans la classe, ordre propice au travail intellectuel. L'implantation de règles, de routines de travail et de mécanismes de sanctions servent à réguler le fonctionnement  de la classe, ce qui entraîne un effet positif sur l'engagement des élèves (Gauthier et al, 1997). Mais cela n'est jamais donné une fois pour toute et l'enseignant doit constamment entretenir l'implication des élèves dans leur travail. Donnons quelques exemples.

La communication en début d'année - voire même la pratique systématique pour les plus jeunes - des règles et procédures à suivre en classe est directement reliée à la réussite des élèves (Shavelson, 1983). Afin de régler les problèmes de comportement, les enseignants dits "efficaces" usent de signaux non verbaux et discret (gestes, contacts des yeux, proximité physique, etc.) qui ne brisent pas le momentum du cours. L'intervention auprès d'élèves provenant de milieu socio-économiques défavorisés demande notamment des relations interpersonnelles plus chaleureuses et un investissement plus important sur l'effort et la motivation. Cruickshank (1990) soutient que les enseignants dits "efficaces" sont conscients et sensibles aux particularités des groupes selon leur niveau socio-économique ou leur appartenance culturelle; ils  savent s'ajuster à ces variables. Dans la supervision active de l'accomplissement du travail, l'enseignant fait porter son attention sur l'ensemble du groupe et non sur un seul élève en classe; l'attention portée aux élèves pris individuellement s'intègre au cadre plus large de l'activité du groupe. L'enseignant utilise aussi des stratégies afin de garder le groupe en alerte : anecdotes personnelles, utilisation de métaphores, questionnement au hasard, etc. Il doit non seulement s'assurer de couvrir la matière mais aussi la transmettre de manière appropriée à son groupe : se posent alors les questions de la rapidité, du rythme et de la durée de la leçon. Nous pourrions multiplier les exemples. Les problèmes posés ici ne se résument pas à une question didactique d'organisation du contenu de la matière, ils dépassent également la seule préoccupation relationnelle du un à un. Chaque action de l'enseignant est pensée en fonction d'un collectif dont il doit assurer le "bon fonctionnement" non seulement en regard de l'apprentissage des contenus mais aussi en relation avec la vie collective du groupe.

Que retenir de tout cela ? Au regard de l'enseignant, la gestion du collectif qu'est la classe n'est pas une question subsidiaire. Bien au contraire, elle s'avère directement liée à sa capacité à enseigner le contenu. Les fonctions de gestion de la matière et de gestion de la classe sont fortement imbriquées l'une dans l'autre. En effet, quelle serait la légitimité des procédures de gestion de la classe sans contenus à faire acquérir ? N'est-ce pas l'acquisition de ces contenus qui rend obligatoire la présence des élèves en classe ? Par contre, comment les enseignants pourraient-ils arriver à faire valoir les contenus s'ils n'instauraient ni règle, ni procédures visant explicitement à régir les interactions dans la classe ? Les recherches démontrent ainsi que les bons gestionnaires de classe tendent à être de bons gestionnaires des contenus et vice versa (Brophy, 1979, Doyle, 1990). 

4.5 L'enseignement ne découle pas nécessairement de l'apprentissage.

On le sait, la psychologie a exercé une influence prépondérante sur l'enseignement durant tout le vingtième siècle.  L'idée de créer une science de l'éducation était initialement, dès le début du siècle, le projet de faire de l'éducation une discipline d'application de la psychologie au sens où les vérités reconnues en psychologie seraient transposées en maximes pédagogiques (Compayré, 1898).  On retrouve encore de nos jours, évidemment posés de manière différente, des relents de l'idéal des pères fondateurs.  En effet, personne n'ignore, ces dernières années, la contribution importante de la psychologie cognitive à l'enseignement.  Cependant, tout se passe comme si le raisonnement se faisait de la manière suivante: la psychologie cognitive démontre que l'apprentissage se produit de telle manière, donc, l'enseignement devrait se conformer à ces découvertes au sujet de l'apprentissage. L'enseignement devient donc une application des lois découvertes sur l'apprentissage.  Même si ce raisonnement contient une part de vérité, on aurait tort d'assujettir tout l'enseignement à ce diktat puisque l'enseignant doit prendre en compte beaucoup plus que ces processus individuels reconnus pour faire apprendre, il doit gérer aussi l'apprentissage de son collectif d'élèves dans le contexte qui est le sien.  Même l'idée populaire actuellement de l'apprentissage en contexte doit être critiquée en fonction de ce principe. L'apprentissage en contexte signifie que l'enfant construit des connaissances au contact de problèmes de la vie, connaissances qui sont significatives pour lui et qui ont surmonté ses blocages épistémologiques et représentations fausses. Il ne faut pas oublier que l'apprentissage en contexte doit tenir compte du contexte dans lequel se déroule l'apprentissage, c'est-à-dire la classe. En ce sens, ce n'est pas parce que l'apprentissage d'un élève peut être favorisé par l'apprentissage en contexte que l'enseignement doit s'y assujettir pour autant.  On l'a vu, d'autres variables entrent en jeu dans la dynamique de l'enseignement auxquelles l'enseignant doit aussi tenir compte et qui influencent aussi son jugement.

Conclusion

Nous avons vu que didactique et pédagogie sont des champs de recherche qui utilisent le triangle comme outil de représentation de leur réalité.  Nous avons montré également que cet outil peut présenter certaines limites dans la mesure où le pôle élève est argumenté constamment au singulier, c'est-à-dire comme si la classe en tant que collectif d'élèves n'existait pas.  Ceci nous a conduit précisément à définir par la suite la pédagogie en rapport avec ce collectif dans le contexte concret de la classe et non, comme on le voit souvent, comme une simple affaire psychologique de relations humaines individuelles. En ce sens didactique et pédagogie présentent deux regards fort différents sur la situation éducative mais cependant tout aussi pertinents l'un que l'autre. Alors que celui de la didactique est tourné vers l'apprentissage du contenu par l'élève, celui de la pédagogie l'est vers la gestion du collectif dans une visée d'apprentissage et d'éducation des élèves.

 

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