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12 septembre 2019

Herméneutique et recherche savante

L’herméneutique – à tout le moins celle proposée par Gadamer – nous apprend que la compréhension d’un phénomène est fonction de notre situation présente où s’expriment nos intérêts. C’est dire que la compréhension ne part jamais de rien, car elle se produit sur la base d’une précompréhension, ce que Gadamer nomme une structure d’anticipation. Cette dernière repose sur une tradition de pensée et cette tradition modèle les préjugés de chacun. Selon le philosophe allemand, en vertu du principe du « travail de l’histoire », nous appartenons à une tradition historique, et c’est à partir d’elle que nous abordons le monde. Nos interprétations ne sont donc pas neutres, mais toujours influencées par la tradition à laquelle nous appartenons et qui forme la substance de nos préjugés. En fait, la tradition est à la fois ce qui limite notre compréhension et ce qui la rend possible. Elle est la condition de notre compréhension du monde dans le sens où nous ne comprenons quelque chose qu’à partir d’une précompréhension, laquelle renvoie à notre inscription dans une histoire. Or, cette histoire n’est pas neutre, elle a un effet dans le temps qui se fait sentir et qui modèle notre manière de percevoir et de ressentir. En ce sens, notre histoire (individuelle et collective) conditionne d’avance ce qui sera un objet digne d’attention. Par exemple, en recherche, certains objets d’études, certains questionnements, s’imposent comme légitimes, comme particulièrement pertinents. Une véritable tradition de recherche se construit alors autour de ces objets et de ces questionnements. Ainsi, pour Gadamer, avant d’être un processus subjectif, la compréhension est essentiellement une insertion dans une tradition. L’histoire et la tradition ne sont toutefois pas des freins à la pensée, elles sont plutôt des tremplins à partir desquels nous dialoguons avec le monde. La compréhension du monde est fondamentalement dialogique. Plus précisément, la compréhension et le langage présentent la structure dialogique de la question et de la réponse. Alors, comprendre apparaît comme un processus de dépassement d’une compréhension préalable afin de proposer une nouvelle interprétation d’un phénomène. Ce dépassement vient s’inscrire lui-même dans la tradition. Se noue alors un dialogue entre la tradition et soi, dialogue qui, conduit par la raison, mène à l’élaboration de nouveaux savoirs. Dans un certain sens, c’est de cette façon qu’émergent de nouveaux phénomènes à investiguer, que se construisent de nouvelles disciplines de recherche, que se développent des théories inédites et, partant, que se bâtissent des traditions d’écriture scientifique spécifiques. On l’aura compris, à la suite de Gadamer, nous ne pouvons adhérer à une vision positiviste de la science, car notre relation à la culture, à l’histoire, au social est fondamentalement celle d’une appartenance. Nous sommes exposés à l’histoire; le passé se conserve malgré ses transformations et nous parle à travers la tradition (qui ne doit pas être confondue avec la nostalgie d’un monde ancien). Cette tradition doit être passée au crible de l’analyse critique, car elle englobe aussi les idéologies parfois aliénantes, comme le disait judicieusement Habermas. Nous pensons le monde à partir de notre situation, notre vision est donc toujours finie, mais l’horizon qui est le nôtre se déplace avec nous.  Ce qui fut horizon du passé peut rencontrer l’horizon du présent : ce que Gadamer appelait « fusion des horizons ». En proposant l’idée de fusion des horizons, Gadamer réfute à la fois l’objectivisme, qui ne se pense pas comme conscience historiquement ancrée, et l’idéalisme de type hégélien, qui pense l’histoire comme horizon unique, l’histoire comme avènement de la Raison. Cette fusion des horizons est possible du fait que l’individu est conscient d’être exposé aux effets du monde et que les productions concernant ce monde agissent dans ses actes de compréhension. La tradition est continuellement comprise à partir de l’horizon du présent, elle est réinterprétée par rapport à notre situation présente. Pour nommer ce processus, Gadamer parle d’application. Bien qu’elle agisse sur nous, nous ne subissons pas simplement la tradition, nous agissons plutôt sur elle et, ce faisant, nous agissons sur nous (l’application au sens où l’entend Gadamer). De la sorte, si nous ne sommes jamais de parfaits innovateurs, nous ne sommes pas non plus de simples suiveurs. En définitive, si la compréhension est conditionnée par une tradition historique et celle-ci vient à nous à travers une langue, la langue n’est donc pas un outil neutre, extérieur à l’interprète, mais le vecteur par lequel passent les traditions interprétatives (et cela se vérifie tout particulièrement dans les approches qualitatives). Certes nous parlons une langue, mais on peut dire aussi que celle-ci parle en nous. Dans la langue, nous retrouvons le patrimoine de connaissances avec lequel nous pouvons questionner et penser le monde. Le langage détermine à la fois le processus et l’objet de la compréhension. Il détermine le processus car comprendre c’est, pour l’essentiel, donner du sens au moyen des mots à notre disposition. Le langage détermine aussi l’objet de la compréhension car un objet ne peut être appréhendé qu’en ayant recours au langage. Si on applique ce qui précède à la recherche qualitative, on comprend que l’écriture de celle-ci est bien plus qu’une question d’outils. Écrire la recherche – et la problématique qu’elle implique – c’est adhérer – et donc proposer – une certaine vision de la science, voire du monde ; c’est aussi, nécessairement, produire du sens en sachant que celui-ci se construit dans et par le langage.

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