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11 novembre 2015

Rousseau et l'éducation

 Le dix-huitième siècle : le siècle des Lumières

Les Lumières ? Cette expression signifie le triomphe de la Raison, de la rationalité (Cassirer, 2001). Trois champs de l'activité humaine seront particulièrement frappés par la philosophie des Lumières : la science, les arts et la technique. C’est aussi à cette même époque qu’apparaît l’idée du progrès. Plusieurs noms célèbres sont associés au siècle des lumières. En France, Montesquieu et Voltaire. En Angleterre, Newton et Locke. En Allemagne, Wolff et Lessing. Même Kant sera influencé par ce mouvement. Les Lumières s’opposent à la foi aveugle, à l’autorité illégitime et à l’ignorance. La Raison est également considérée comme une réalité positive. Elle sert à définir et à affirmer tant les droits individuels que collectifs. Le progrès s'appuie sur l'idée que la Raison ne sert pas seulement à connaître mais sert également à agir sur le monde. Le Progrès signifie donc non seulement une possibilité d'action sur la nature mais aussi une possibilité de contrôle sur le monde de l'être humain. Les progrès des sciences de la nature sont le noyau dur du rationalisme. Ce progrès serait par nature un apport positif pour l'être humain et la société.
Le dix-huitième siècle est également le siècle des philosophes (Cassirer, 2011). À l'époque de Rousseau, la philosophie a occupé une place tellement importante que son courant dit «des Lumières» en est venu à donner son nom à l'ensemble du siècle. En fait, les philosophes français, bien qu'ils aient joué un rôle capital dans la propagation de la philosophie des Lumières, ne doivent en aucune manière en recevoir tout le crédit. Loin de construire à partir du vide, leurs oeuvres se sont fortement inspirées de plusieurs grands savants et philosophes anglais. Des écrits de ces derniers, les français ont conservé les idéaux rationalistes, sensualistes et critiques. Leurs principaux inspirateurs étaient : John Locke (1632-1704), Isaac Newton (1642-1727) et David Hume (1711-1776). Les philosophes disposaient d'une arme redoutable : L'Encyclopédie ou le dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers publié sous la direction de Diderot et dont d'Alembert rédigea le «discours préliminaire». Cette encyclopédie avait pour but de rassembler en une seule oeuvre l'ensemble des connaissances et des idées acquises jusqu'à ce jour. 
Au cours du dix-huitième siècle, on aspire à une consolidation de l'économie de marché au moyen de l’extension d’un mode de production basé sur l’économie de marché. Apparaissent ainsi les premières manufactures. Graduellement, on assiste à une accession au pouvoir de la bourgeoisie.

Le dix-huitième siècle : un siècle de bouleversements politiques et de révolutions

- La révolution américaine (1776-1783) : La révolution américaine prend la forme d'une guerre de libération coloniale contre l'Empire britannique. Afin de renflouer ses coffres vidés par la guerre de Sept Ans, l'Angleterre impose à ses treize colonies d'Amérique des impôts et des taxes notamment sur le thé. Les colons refusent de payer. Suit alors un long conflit juridique (1765-1773) qui entraînera une rupture entre la métropole et ses colonies. Après une première déclaration des droits par le Congrès de Philadelphie (1774), laquelle revendique l'indépendance des colonies américaines, la guerre éclate. Le Congrès américain vota le 4 juillet 1776 la «Déclaration d'Indépendance des États-Unis d'Amérique» mais ce ne fut qu'à la signature du traité de Versailles en 1783 que cette indépendance fut reconnue par l'Angleterre. Aujourd’hui, les États-Unis possèdent la plus vieille constitution au monde !
- La révolution française (1789) : La révolution française est réellement une révolution du peuple (avec à sa tête la classe bourgeoise) contre les privilèges de la noblesse et l'arbitraire de la monarchie absolue. Elle a amené de vastes transformations dans la société française. Ce n'est plus le roi mais la nation tout entière qui détient la souveraineté. Le régime monarchique n'existe plus, il fait place à la république et les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont maintenant séparés. Cependant, la France va connaître jusqu’au milieu du 20e siècle des bouleversements politiques qui remettront souvent en question les acquis de la Révolution de 1789.
Ces deux révolutions, survenues à quelques années d'intervalle, sont en bonne partie à l'origine des institutions primordiales de nos sociétés actuelles. Par exemple, elles mettent toutes deux l'accent d'une part, sur le rôle indispensable de l'État dans l'affirmation et la protection des droits privés et publics et, d'autre part, sur l'importance du caractère laïc des institutions publiques.

Qui était Jean-Jacques Rousseau ? 

Rousseau voit le jour le 28 juin 1712 en Suisse, dans la ville de Genève. Il décède à Ermenonville en France le 2 juin 1778. Les apports intellectuels de Rousseau à son siècle sont multiples. Il est d’abord l'un des fondateurs de la pensée politique moderne. En outre, il est un innovateur en matière de littérature (autobiographie), un compositeur et un théoricien de la musique de même qu’un critique de son siècle. Selon lui, la Raison, la Science et le Progrès sont de bonnes choses mais non en elles-mêmes. En réalité, c'est la pureté du coeur, la conscience droite, qui importe vraiment.
Quelques clefs sont utiles pour la compréhension de l’œuvre de Rousseau. Il cherche la liberté et le bonheur pour tous les individus. Il voit la société du dix-huitième siècle comme étant foncièrement mauvaise. De son vivant, Rousseau a été la cible de violentes attaques en raison de son antirationalisme et de son apparente hostilité envers le progrès. Son œuvre sur l’éducation doit être comprise comme un complément à deux œuvres précédentes : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (paru en 1755) et Du contrat social ou Principes du droit politique (paru en 1772).

Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes

Ce livre propose une histoire de l'humanité. Il ne s'agit toutefois pas d'une recherche scientifique. En fait, Rousseau propose une interprétation de l'histoire qui n'est que vraisemblable. Cette interprétation est néanmoins en mesure de fournir une explication du malheur qui afflige les êtres humains. Elle se divise en trois principales périodes. La première est celle de l'homme de la nature que l'on peut définir comme «un animal présociable». Il vit seul, ne possède aucun langage et est animé par le seul amour de soi. Cet homme satisfait ses besoins immédiatement à partir des ressources que lui fournit la nature. Doté de la capacité de changer en fonction des circonstances (la perfectibilité), il s'est adapté aux modifications de son environnement en se joignant à ses semblables pour créer les premières sociétés. Ce regroupement était nécessaire pour la survie de l'espèce.
La deuxième période se caractérise par l'acquisition de l'ensemble des différentes qualités propres aux humains : la pitié (premier sentiment acquis par l'homme de la nature), le langage, la pensée. Il vit en totale harmonie à la fois avec les membres de la société et avec la nature qui l'entoure. Il s'agit là, pour Rousseau, d'un véritable âge d'or de l'humanité, empreint de transparence. Cependant cet état de grâce n'a pas duré. En effet, l'inégalité physique entre les individus (phénomène naturel) entraîne une détérioration des relations et la perversion des qualités humaines.
Commence alors la troisième période, celle de la société du paraître. Dans cette société on ne peut plus parler de l'homme de la nature; on est devant un nouveau type d'homme, l'homme social. Son apparition s'explique par l'incapacité des êtres humains à exercer un contrôle adéquat des effets négatifs de la nature elle-même. C'est ici que commence l'aliénation et son cortège d'effets négatifs : le mensonge, la jalousie, l'amour-propre, etc. En politique cette décadence se traduit par un régime tyrannique.

Du contrat social, ou Principes du droit politique

Constatant que le fondement de la société repose la plupart du temps sur l'autorité paternelle, la volonté divine ou encore la force brute, Rousseau se donne ici comme objectif d'établir la légitimité d'un pouvoir politique dont le fondement prendrait racine dans un pacte d'association où chaque individu s'engagerait volontairement envers l'ensemble de ses semblables, renonçant en cela à sa liberté individuelle naturelle. En retour, la société lui assurerait le statut de citoyen. Ce statut se caractériserait par l'égalité juridique et morale et la liberté civile. De cette façon, serait possible le passage de l'indépendance originelle à la liberté politique. Par la même occasion il serait possible de développer une véritable morale répondant aux besoins et aux désirs de la volonté générale. Cette volonté générale ne correspondrait d'ailleurs pas à la somme des volontés individuelles et des intérêts particuliers mais plutôt à l'expression de la souveraineté du peuple (dont le législateur est l'interprète). Parce que cette souveraineté demeure à la fois inaliénable et indivisible, les pouvoirs ne devraient être que l'émanation du corps social.

La pensée éducative de Rousseau

Dans Émile ou de l'éducation (1762)  Rousseau affirme la spécificité de l'enfance et de sa mentalité. L'ouvrage est étroitement associé au Contrat social (on remarquera que les deux sont parus la même année) en ce qu'il propose un programme éducatif adapté à une véritable société politique. L'éducation comme politique revoie à l’opposition entre nature et culture. La nature est bonne et parfaite, la société est corrompue. Donc, si on veut éduquer de la meilleure manière, il faut suivre la nature et non pas les caprices des hommes. Le sens de sa pensée est à l’effet que le développement doit nécessairement faire un retour involutif sur quelque chose d'archaïque, c'est-à-dire, revenir à un principe fondamental et premier. Ce principe premier auquel Rousseau nous invite à revenir c'est la nature. La tâche de l'éducation sera justement de réaliser ce retour par le biais de deux principes : 1) l'homme n'est pas un moyen mais une fin et 2) il faut redécouvrir l'homme naturel.
L'homme n'est pas un moyen mais une fin. Chez les pédagogues qui précédèrent Rousseau, tous les principes d'éducation avaient comme caractéristique de vouloir former l'homme en vue de quelque chose. Par exemple, on éduquait dans le but de rendre l'homme savant ou croyant, pour en faire un citoyen, un érudit, un lettré, un prêtre, etc. L'éducation utilisait le petit homme (l'enfant) comme un moyen pour atteindre un but, réaliser un modèle. Dans l'optique de Rousseau la situation doit changer radicalement. Il ne traite pas l'enfant comme un moyen mais plutôt comme une fin absolue. Pour lui l'éducation ne doit pas chercher à former un type d'homme ou de femme en particulier mais bien l'homme et la femme dans leur essence même.
Puisqu’il faut redécouvrir l'homme naturel, l'éducation ne doit pas superposer à l'enfant une culture comme seconde nature artificielle, mais laisser l'enfant se développer librement sans entraver son développement.
De ces principes éducatifs rousseauistes découlent trois «lois» : La première loi est de nature psychologique : La nature a fixé les règles nécessaires du développement de l'enfant. Le corollaire pédagogique de la première loi est que l'enseignant doit respecter la marche de l'évolution mentale de l'enfant.
La deuxième loi psychologique se lit comme suit: L'exercice de la fonction la développe et prépare l'éclosion de fonctions ultérieures. Cette loi renvoie également à un  corollaire pédagogique : L'enseignant doit laisser la fonction agir selon son mode. Il peut la contrôler, la guider, mais ne doit pas l’écraser par des raisonnements livresques et théoriques autant que prématurés.
La troisième loi psychologique : L'action naturelle est celle qui tend à satisfaire l'intérêt ou le besoin du moment. En fonction de cette loi, l'enseignant doit motiver l'élève à l'apprentissage.
Les conséquences éducatives des principes et des lois de la pédagogie rousseauiste sont multiples. Une première conséquence :
L'enfant-modèle : sa connaissance et ses stades de développement :
L'enfance comme état fondamental de la vie, état distinct de l'existence adulte:
a) l'âge des besoins (ou infantile);
b) l'âge du développement des désirs et des sens (âge de la puérilité allant jusqu'à 12 ans);
c) l'âge du sens commun ou âge de raison (intermédiaire i.e. de 12 à 15 ans);
d) l'âge des sentiments (qui englobe essentiellement la période de l'adolescence: 15 à 20 ans);
e) la maturité après 20 ans (l'âge du mariage, de la vie de travail, de la parentalité et de l'exercice des droits de citoyens).
Pour Rousseau, l'éducation doit respecter les stades précédemment évoqués. En ce sens, Rousseau peut être vu comme l'un des précurseurs de la psychologie des stades et du développement qui, au vingtième siècle, sera considérablement approfondie, notamment par Piaget.
Une deuxième conséquence éducative des principes et des lois de Rousseau : L'enfant est actif et responsable de son éducation. Pour ce penseur, l'enfant, tout autant que l'adulte, possède une liberté qui demande à être respectée. Cela signifie que son rôle dans l'éducation ne doit pas se résumer à celui d'un être passif qui reçoit la connaissance de l'extérieur. Tout au contraire, l'éducateur doit en faire un être actif dont l'action contribue fondamentalement à sa propre formation.
Une troisième conséquence éducative : Le but de l'éducation est de former un être humain libre. Ce qu'il faut former ce n'est pas un type d'homme en particulier mais bien l'homme lui-même, «l'entier unitaire»; c'est-à-dire l'individu libre et responsable. Pour Rousseau le but ultime de l'éducation est de former un homme libre. Or, l'homme peut devenir libre à condition d'être traité comme un être libre dès sa naissance. La liberté ne s'apprend pas; elle se déploie dans l'activité humaine. C'est pourquoi il faut la laisser être. En quelque sorte, ce que nous dit Rousseau c'est qu'on ne peut pas apprendre à être libre car la liberté est inscrite dans la nature même de l'être humain.
Rousseau propose une manière d'éduquer : l'éducation négative. Il s’agit d’une éducation par la nature, une éducation qui refuse les opinions et la morale; une éducation qui n’est pas basée sur les connaissances déclaratives car l'apprentissage doit venir de l'expérience des choses et non de la connaissance par les mots. L'éducation négative à la façon de Rousseau laisse la nature agir. L'enfant apprend par sa propre expérience face aux choses. Donc, pas de discours théorique ni moral. Pour Rousseau la meilleure morale c'est celle qui vient directement de la nature. Dans la perspective de Rousseau, le rôle de l'éducateur consiste principalement à protéger son élève contre les méfaits de la société, contre les influences néfastes de la culture et son cortège de corruptions et de préjugés. Si le pédagogue laisse la nature agir, il n'est pas pour autant réduit à un rôle totalement passif. En réalité, tout en suivant scrupuleusement la nature, c'est tout de même lui qui choisit à la fois le contenu (expériences et observations) et le moment propice pour l'administrer. C'est pourquoi l'enfance doit être une période où le jeune peut s'exprimer dans la plus totale liberté. En résumé, la pédagogie de Rousseau peut être dite négative dans la mesure où elle propose d'intervenir le moins possible auprès de l'enfant afin de le laisser faire ses propres expériences.
Rousseau a donc élaboré une pédagogie active, à savoir une pédagogie où l'enfant participe entièrement au processus d'apprentissage. Cette pédagogie est également concrète parce qu’elle recourt à l'observation. Elle est aussi essentiellement utilitaire. En ce sens, elle prépare à la vie parmi les membres de la société. La pédagogie rousseauiste est en outre axée sur l'expérimentation et non sur l'étude livresque ou les exposés magistraux. À travers les différents stades de son développement, l'enfant apprend directement au contact des choses et non des mots ou des idées. C'est de cette manière que sa raison naturelle pourra se développer sainement, évitant ainsi la contamination par les préjugés.
La pensée éducative de Rousseau, uniquement fonctionnelle, repose sur un certain nombre de notions fondamentales dont nous avons fait l'examen plus haut. Résumons-les rapidement :
1) La pédagogie doit être fondée sur l'observation de l'enfant et reliée à une théorie générale de la nature humaine.
2) Il existe une nature propre à l'âme enfantine.
3) Il faut distinguer les étapes successives du développement naturel.
4) L'éducation par les choses doit primer sur celle par les mots et, par conséquent, les méthodes sensitives, intuitives et actives doivent être privilégiées.
5) L'apprentissage n'est valable que dans la mesure où il mobilise la motivation de l'enfant.
6) Il ne peut y avoir de révolution des institutions et des moeurs sans une révolution de l'éducation.

Quelques références

Cassirer, E. (2011). Rousseau, Kant, Goethe. Paris : Belin. Paru originellement en anglais en 1945.
Cassirer, E. (2001). La philosophie des Lumières. Paris : Fayard. Paru originellement en allemand en 1932.
Jolibert, B. (1987). Raison et éducation. Paris : Klincksieck.
Rousseau, J.-J. (1966). Émile ou de l'éducation. Paris: Flammarion. Première publication en 1762.
Turmel, A. (2013).  La nouvelle sociologie de l’enfance au prisme de Rousseau et de Locke. Dans A.M. Drouin-Hans, M. Fabre, D. Kambouchner et A. Vergnioux (Dir.) L’Émile de Rousseau : regards d’aujourd’hui. (p.99-110).Paris : Hermann.

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