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06 mai 2015

Petit historique de l'observation comme outil de recherche



L’observation en tant qu’outil de connaissance n’a pas débuté avec l’émergence des sciences humaines et sociales. En fait, de tout temps l’être humain a observé non seulement la nature mais aussi ses semblables. Ainsi, par exemple, les écrits des premiers philosophes en Grèce (les sophistes, Socrate, Platon, Aristote), s’ils dénotent une capacité extraordinaire à réfléchir, à argumenter et à raisonner, montrent aussi une réelle compétence à observer les us et coutumes de leurs concitoyens. Les écrits de Thucydide et d’Hérodote sont à cet égard exemplaires. Leurs travaux sont à la fois historiques et anthropologiques.
Plus près de nous, les récits de voyages (de Marco Polo aux administrateurs coloniaux en passant par les jésuites) ont vraisemblablement été les premiers écrits basés explicitement sur des observations directes. Cette pratique, qui s’est intensifiée au fur et à mesure que se développaient les grandes entreprises de «découvertes» (du «Nouveau monde» notamment), a donné lieu durant la période coloniale (du 19e à la moitié du 20e siècle) à une production abondante de récits de voyages et de séjours. C’est d’ailleurs ces récits de missionnaires, d’administrateurs coloniaux et d’aventuriers que les premiers anthropologues ont utilisé comme «données de terrain». En effet, l’anthropologue fut d’abord un chercheur en cabinet et ce n’est qu’avec l’exemple de Malinowski que la pratique de l’ethnographie telle qu’on la connaît (séjour prolongé du chercheur dans le groupe étudié) s’est généralisée pour devenir l’approche classique en anthropologie. Plus près de nous encore, dans les années vingt et trente, la célèbre école de Chicago (entre autres autour de chercheurs tels R. Park, E.C. Hugues, W.F. Whyte) fera connaître et systématisera d’avantage l’observation directe non seulement comme outil de cueillette de données mais surtout comme approche globale du social et du culturel. En tant qu'approche du réel, l'observation directe se présentait alors comme un mariage entre l’analyse objective - celle des structures et de la dynamique des situations sociales étudiées - et l’appréhension intersubjective des acteurs impliqués. Pendant plusieurs mois (voire des années), les chercheurs partageaient le quotidien de communautés diverses. Ces séjours prolongés leurs permettaient d’analyser de manière approfondie la vie sociale des acteurs impliqués.
Cette période foisonnante fut suivie d’un intervalle où, positivisme et quantitativisme obligent, l’observation directe fut reléguée au simple rang d’auxiliaire aux recherches quantitatives. Elle se contentait alors de fournir des descriptions de composantes objectives d’une situation sociale : événements survenus, groupes impliqués, lieux, structures, etc.). Le mot d’ordre était alors : atteindre le plus haut niveau d’objectivité en adoptant un rapport distancié à l’objet étudié. La science exige cette distance pensaient les tenants de cette vision empirico-naturaliste de la recherche sociale.
À partir des années 1950 la sociologie américaine reprit peu à peu goût aux approches qualitatives axées sur une appréhension en profondeur des «objets» étudiés. Il apparut alors que l’observation directe permettait d’aller au-delà des analyses trop souvent décontextualisées auxquelles donnaient lieu les approches quantitatives. Des chercheurs, acquis aux atouts des méthodologies qualitatives, se firent donc les promoteurs de la prise en compte de l’intersubjectivité dans la compréhension des phénomènes sociaux. Pour eux, une analyse fine et pertinente du «social» ne pouvait se contenter de simples descriptions «objectives» des groupes étudiés. Il fallait impérativement analyser de quelle manière les acteurs construisent «leur monde». Pour ce faire, il apparaissait nécessaire de dépasser les descriptions objectives des groupes et recueillir non seulement leurs discours mais aussi observer leurs interactions. Parmi ce courant, les sociologues H.S. Becker, A.V. Cicourel, B.G. Glaser et A.L. Strauss ou encore E. Goffman sont des figures marquantes[1]. Le mot d’ordre fut alors de comprendre le sens que les acteurs accordent aux situations qu’ils vivent et aux structurent dans lesquelles ils évoluent.
Cette «renaissance» de l’observation directe s’accompagna d’une réflexion épistémologique soutenue qui se traduisit par un changement majeur dans la posture adoptée face à l’objet observé. De nombreux chercheurs réfléchirent en effet sur le statut et la portée des données d’observation. C’est ainsi que, délaissant les questions liées à la qualité de l’objet observé, le regard se porta de plus en plus sur celles concernant l’attitude du chercheur et sur l’interaction entre celui-ci et les acteurs observés (Jaccoud et Mayer, 1997). Prenant acte du fait que la totale neutralité du chercheur est une illusion, il apparut évident que la distanciation par apport à l’objet était ici plus une nuisance qu’une aide. En effet, afin de comprendre son objet, le chercheur gagnait à tenir compte de l’intentionnalité des acteurs et, pour ce faire, une implication dans l’action devenait un atout. Le mot d’ordre devint alors : participation.


[1]       H.S. Becker, Outsiders, New York, The Free Press, 1963, traduit en français sous le titre de Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985. A.V. Cicourel, The Social Organization of Juvenile Justice, New York, Wiley, 1968. B.G. Glaser et A.L. Strauss, The Discovery of Grounded Theory, Chicago, Aldine, 1967, qui contextualise bien la place de l’observation dans l’ensemble d’une recherche qualitative. E. Goffman, Interaction Ritual, New York, Doubleday, 1967, traduit sous le titre de Les rites d’interaction de la vie quotidienne.

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