Une des actions politiques les
plus importantes en éducation est l’élaboration des programmes (Depover et Noël, 2005). Cet objet, en
tant que concept, a donné lieu à de nombreuses définitions. Notre propos n’est
pas ici de faire état de ces définitions, mais plus modestement, de spécifier
la conception qui est la nôtre. Un
programme est essentiellement un plan d’action didactique et pédagogique. Son
élaboration est un processus politique qui vise notamment à établir une norme
en matière de connaissances (Forquin, 1989, 2008). Cette
norme n’est que très imparfaitement basée sur des savoirs savants. Elle est
plutôt le résultat de délibérations sur ce qui est souhaitable d’enseigner pour
chaque groupe d’âge. Par exemple, au Québec, le
programme d’éthique et culture religieuse est entré en vigueur dans les écoles primaires
et secondaires à l’automne 2008. Ce programme
fut l’aboutissement d’un processus de déconfessionnalisation du système
scolaire, processus qui avait débuté avec les États généraux de l’éducation en 1995, qui s’était poursuivi en
1997 avec le passage du statut confessionnel au statut linguistique des
commissions scolaires pour se terminer en 1999, avec la publication du Rapport
du groupe de travail sur la place de la religion à l’école (plus communément
connu sous le vocable de Rapport Proulx du nom de son président, Jean-Pierre
Proulx). Ce dernier rapport mettait en évidence l’importance du principe
d’égalité au sein du système scolaire (Leroux, 2016). Or, le respect de ce
principe ne faisait pas bon ménage avec les privilèges accordés aux religions
catholique et protestante. En effet, quand une population devient de plus en
plus diversifiée, quand les types de croyance se multiplient, quand il n’y a
plus une seule manière de penser le monde, la société ne peut ignorer cela
longtemps et se doit de réagir. L’une des manières de prendre en compte la
diversité en société est justement d’abolir tout privilège envers une religion
et de proposer un tour d’horizon des faits religieux afin que les élèves
puissent prendre connaissance de ces faits d’une manière objective. Il s’agit
là d’un défi social mais aussi d’un défi didactique dans la mesure où
l’enseignement d’un programme comme celui d’éthique et culture religieuse exige
non seulement un vaste répertoire de connaissances mais aussi de mettre en
place des situations d’apprentissage qui reflètent bien les ambitions des
concepteurs. Le programme d’éthique et culture religieuse est donc en quelque
sorte la réponse du Québec aux défis que lance le pluralisme aux sociétés
actuelles (Bouchard et Gagnon, 2012). On l’aura compris, concevoir les
programmes scolaires comme le résultat d’une délibération entre les acteurs
sociaux (personnels politiques, fonctionnaires du ministère de l’éducation,
enseignants, chercheurs universitaires, groupes de pression, mouvements
citoyens, etc.) permet d’en faire ressortir la dimension politique ainsi que de
les ancrer dans le contexte social, culturel et économique dans lequel ils
prennent place. L’histoire de la réforme éducative au Québec illustre bien
cette délibération entre les acteurs sociaux (Martineau
et Gauthier, 2002). En effet, depuis
l’amorce de la Révolution tranquille en 1960 avec l’élection du gouvernement du
Parti libéral dirigé par Jean Lesage, le Québec a connu une pléthore de
politiques, de règlements et de réformes en éducation (Charland, 2005 ; Proulx,
2009) lesquelles ont profondément transformé les structures administratives,
les programmes scolaires et la formation des enseignants et leurs conditions de
travail (Lessard et Tardif, 1996, 2003; Tardif et Lessard, 1999; Tardif, 2013).
Rappelons ici quelques grandes dates. En 1964, débutent les travaux de la
Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la Province de Québec d’où
sortira le fameux Rapport Parent publié en cinq tomes en 1966 (une anthologie du Rapport Parent, 2002). Ce rapport
sonnait le glas de l’ancien système d’éducation ce qui conduisit à la mise en
place du système actuel (Després-Poirier, 1999 ; Lemieux, 1999). En 1975, fut
publié le Livre blanc : L’École
québécoise. Énoncé de politique et plan d’action (Proulx,
2009). Il amorçait le passage des
programmes-cadres (qui avaient vu le jour à la suite du Rapport Parent) qui
accordaient une grande autonomie aux enseignants et aux commissions scolaires,
à des programmes dits par objectifs, plus précis et détaillés, et encadrant
davantage le travail des enseignants. Ce Livre blanc mettait aussi de l’avant une volonté de
«centralisation des programmes», appelait les enseignants et
les parents à bâtir un projet éducatif spécifique pour leur
école et recommandait l’instauration de politiques d’aide et
d’éducation appropriées pour les élèves en difficulté et pour ceux issus de
milieux défavorisés. Dans les années 1980, ce sont une trentaine de programmes
par objectifs qui sont élaborés et implantés en accord avec le développement des didactiques de l’époque.
En 1994, deux avis importants furent publiés : celui du Conseil supérieur
de l’éducation Rénover le curriculum du
primaire et du secondaire et le Rapport Corbo Préparer les jeunes au 21e siècle (Lenoir,
Larose, Lessard, 2005). Deux ans plus tard, en 1996, deux événements majeurs sont à signaler. D’abord, la
Commission Lacoursière remet son rapport et recommande d’implanter un cours
d’histoire obligatoire à chaque année du cursus secondaire. Ensuite, ce fut au
tour du rapport de la Commission des États généraux sur
l’éducation de voir le jour, aboutissement d’une vaste consultation de
la population (Gouvernement du Québec, 1996). L’année
suivante sous la gouverne de la ministre de l’éducation de l’époque, Pauline
Marois, un document capital est publié : L’école, tout un programme : énoncé de politique éducative (Gouvernement du Québec, 1997). Ce document amorce la
vaste réforme des programmes scolaires qui seront structurés non plus autour
d’objectifs mais de compétences. Cette réforme en profondeur commença d’abord
au niveau primaire, à l’aube des années 2000 et se poursuivit en 2004 au
secondaire avec la publication du Programme
de formation de l’école québécoise pour le secondaire (Lenoir, Larose, Lessard, 2005). Depuis ce temps,
souvent à la suite de multiples controverses, de nombreux ajustements ont été
faits à ce qui est devenu coutume de nommer « la réforme », ajustements qui
n’ont pas uniquement porté sur les programmes scolaires mais ont touché des
aspects administratifs et pédagogiques (Tardif, 2013). On l’aura
compris, l’éducation est une entreprise éminemment normative comme l’a bien mis en évidence la sociologie (Cacouault et
Oeuvrard, 1995; Robert et Tondreau, 1997; Van Haecht, 1990). C’est par
le truchement des programmes et de la formation des enseignants que cette
entreprise se concrétise. Dans le cas des programmes, ceux-ci mettent en scène
tout un ensemble d’acteurs directement concernés par l’éducation (Laurin,
2004). Parmi eux, on compte bien entendu les chercheurs et formateurs
universitaires (par conséquent, les didacticiens). Mais ces derniers ne sont
pas au cœur du processus de réforme d’un programme. Au Québec, c’est au
ministère de l’Éducation que revient la responsabilité de l’élaboration et de
l’implantation des réformes. La dernière réforme majeure, celle réalisée autour
du programme d’études de l’école québécoise et initiée au début des années
2000, a fait l’objet de nombreuses critiques non seulement en ce qui concerne
les contenus des programmes mais aussi en ce qui a trait au processus
d’implantation (Vincent, 2004). Ces critiques sont venues de partout, des
médias, des syndicats d’enseignants, des associations professionnelles ou de
parents, des universitaires. Or, force est de constater que le poids des
didacticiens dans l’élaboration des programmes et le pilotage de leur
implantation fut bien minime. En tant que
résultat de négociations entre acteurs divers, les programmes ne relèvent que
très partiellement de la logique scientifique qui prévaut chez les
universitaires. On le sait, le projet des universitaires (dont des
didacticiens) en est un de production de connaissances et de critique de la «
réalité ». Dans le cas d’un programme scolaire, cette posture repose sur une
capacité de distanciation par rapport à celui-ci. Les autres acteurs impliqués
dans une réforme de programme ne répondent pas nécessairement (ou
prioritairement) à cette logique. Ainsi, les enseignants se mobilisent surtout
autour des enjeux de la réforme pour leurs pratiques professionnelles pendant
que de son côté le projet de l’État est de répondre à une logique
sociopolitique axée sur la cohérence et la cohésion du système (Vincent, 2004). En fait, dès le
début de la réforme des programmes au Québec, les universitaires se sont vus
confinés à un rôle de second ordre (Vincent, 2004). Dans les circonstances, pas
étonnant qu’il ait été souligné fréquemment que les programmes comportaient de
nombreuses lacunes au plan de leurs assises scientifiques (Bissonnette,
Richard, Gauthier, 2005). Ce qui doit surtout être retenu de ce qui précède
c’est à la fois la complexité de l’objet et la nécessaire implication de
plusieurs acteurs aux pouvoirs différents et asymétriques.