INTRODUCTION
Dans la cadre des réformes entreprises
au Québec depuis quelques années en éducation – et notamment en ce qui concerne
la réforme des programmes de formation à l’enseignement – il semble bien que le
modèle du pédagogue cultivé en tant qu’héritier, interprète et critique ait été
quelque peu oublié au profit du discours sur les compétences. Ce modèle se
voulait en quelque sorte une balise pour la construction de la professionnalité
de l’enseignant et, partant, de son identité professionnelle (MEQ, 2001). Cet
oubli est d’autant plus déplorable que, dans le contexte qui est le nôtre, il
semble de plus en plus important de réfléchir sur la question de l’identité
professionnelle et de proposer aux novices un cadre « facilitateur » (Martineau
et Presseau, 2005). C’est pourquoi nous proposons ici une réflexion à cet
égard. S’y exprime notre vision de ce que peut vouloir dire des actions qui
visent à former un pédagogue cultivé (Simard et Martineau, 1996), c’est-à-dire
un héritier, un interprète et un critique.
1- L’émergence d’une nouvelle identité de
l’enseignant
Remontons
quelque peu dans le temps afin d’identifier les transformations de ce que nous
appelons aujourd’hui l’identité professionnelle des enseignants et mieux
entrevoir certaines relations entre le savoir et le travail enseignant. Nous
nous référons ici notamment à l’article de Gauthier et Martineau paru en 1998
dans la revue Pédagogie collégiale.
Avant le
XVIIe siècle le maître peut être qualifié de “naturel”. Ce dernier n'a pas
conscience de lui-même. Pour lui, son savoir enseigner se réduit au contenu à
transmettre dans un rapport pédagogique de “un à un”. Il reçoit à tour de rôle chacun des élèves
pour leur inculquer un contenu culturel donné. Comme il sait lire, il peut,
sans aucun autre artifice, montrer à lire; seule la logique de la matière
préside évidemment à son enseignement.
Au maître naturel succède le maître
comme “artisan”. Toute la période qui s'étend du XVIIe au XXe siècle va voir
apparaître et se consolider ce nouveau rapport au métier. Ce maître a reçu une
formation pédagogique qu'il a apprise par imitation notamment auprès des
communautés religieuses enseignantes. Le
savoir pédagogique est du type recette et formalisé à partir des usages et de
l'expérience. On assiste alors non seulement à la naissance de la pédagogie
mais aussi au début de la mise en place d'une tradition pédagogique qui prendra
par la suite une connotation très péjorative avec l'appellation “pédagogie
traditionnelle”.
Tout le XXe siècle a été une tentative
pour renverser la pédagogie traditionnelle. Un nouveau discours domine les
débats, celui de la pédagogie nouvelle centrée sur les besoins de l'élève. Diverses tendances la traversent. Le maître est
vu d'abord comme un “scientifique” et la pédagogie comme une application de la
psychologie. On voit chez certains auteurs le désir de faire de l'enseignant un
spécialiste des lois de l'apprentissage. Les recherches portent sur le
développement de l'enfant et sur l'apprentissage. La pédagogie prend une couleur expérimentale
et technocratique. Mais le maître de la pédagogie nouvelle est vu parfois aussi
comme “animateur-thérapeute”. Alimenté cette fois par la psychologie clinique,
il se met à l'écoute des besoins de l'élève.
La pédagogie se centre sur l'intérêt de l'enfant et se conjugue au temps
du socio-affectif. La recherche de Soi
prévaut et la pédagogie devient expérientielle et vécucentriste.
Or,
une nouvelle figure du maître, une nouvelle identité professionnelle de
l’enseignant, semble en émergence depuis quelques années. Il s'agit de la
naissance de l'enseignant comme “professionnel”. Enserré dans une situation
complexe, une classe avec environ trente étudiants à instruire, à éduquer et à
qualifier, il doit constamment prendre une multitude de décisions. Pour ce faire, il peut prendre appui sur
certains résultats de la recherche pédagogique qui l'informent et nourrissent
son jugement. En tant qu'acteur rationnel il est capable de justifier publiquement
ses choix en s'appuyant sur autre chose que le sens commun.
Plus
que jamais, ce professionnel doit savoir juger. Plus que jamais, la formation
qu’il reçoit doit nourrir son jugement. Plus que jamais, il doit développer un
sain rapport aux savoirs et à la culture.
2- Le savoir et la
culture comme rapport
Le
professionnel dont nous venons de présenter brièvement l’émergence est un
acteur qui a su développer un triple rapport au savoir et à la culture (MEQ,
2001). Rappelons ici brièvement de quelle manière se caractérise ce triple
rapport.
2.1 Rapport au monde
Le
sujet n’aborde pas le monde tel qu’il est mais à partir des catégories du
langage dont il hérite. Plus encore, il intériorise des représentations qui
renvoient à ses positions sociales (classe, sexe, âge, etc.). Par ailleurs, sa
trajectoire personnelle influe sur sa compréhension du monde. C’est pourquoi on
peut dire que le savoir et la culture sont un rapport au monde en ce sens
qu’ils agissent comme grilles de lecture du monde.
2.2 Rapport à soi
Le
savoir et la culture expriment aussi un rapport à soi. Le sujet n’accède pas
directement à lui-même d’une manière purement intuitive ou immédiate. La
connaissance de soi est toujours un processus de compréhension à travers la
culture et la tradition qui la porte. Se comprendre c’est comprendre qui on est
non pas comme entité abstraite ou épistémique mais comme sujet inscrit dans
l’histoire. À travers l’apprentissage c’est aussi une image de soi qui se
construit (processus identitaire).
2.3 Rapport à autrui
Le rapport au savoir et à la culture
est aussi un rapport à autrui dans la mesure où le sujet est toujours en
relation avec d’autres sujets. Comprendre quelque chose c’est comprendre pour
soi certes mais c’est aussi accéder à un monde partagé avec d’autres sujets qui
comprennent (pareillement ou différemment). Le rapport à autrui est donc
également un rapport identitaire.
Développer un triple rapport d’une
manière saine c’est en quelque sorte se donner les outils pour juger.
3- LE SAVOIR, LA
CULTURE ET LE JUGEMENT
Pour
former un enseignant en tant qu'héritier, interprète et critique (un pédagogue
cultivé) comme nous y invite le MELS, il faut que celui-ci sache de quoi il
hérite, ce qu'il a à interpréter (et comment le faire) et qu'il puisse
développer une pensée critique. Donc, la formation initiale à l’enseignement et
la formation continue posent les questions suivantes :
De quoi suis-je l'héritier ?
Comment j'assume cet héritage ?
Qu'ai-je ainsi à interpréter ?
Comment puis-je le faire ?
Qu'est-ce qui est objet de critique
dans cet héritage et que me donne à voir mon interprétation?
Comment cette critique peut-elle
s'inscrire dans mon projet pédagogique ?
Former
à être un héritier, un interprète et un critique nécessitera alors le développement
du jugement (Simard, Gauthier, Martineau, 2001). Or, le jugement ne s'apprend
pas, il s'exerce. Mais, si le jugement ne s'apprend pas il se nourrit. Sa principale
nourriture c'est la culture. L'enseignant comme héritier, interprète et
critique c'est donc le pédagogue cultivé. Mais alors se pose aussi la question
: En quoi la culture permet-elle de développer le jugement ? Elle le permet
parce qu'elle donne à voir. La culture est en effet outil pour voir, matrice
pour comprendre. La culture alimente le jugement en ceci qu'elle permet de
lier, de distinguer, de classer; elle fait apparaître des objets de pensée là
où il n'y avait que de l'indifférencié.
La culture, donc, fournit :
- l'outil pour juger;
- l'objet à juger;
- l'occasion de juger
La
culture en effet me donne les savoirs pour distinguer, classer, lier bref, les
savoirs sur lesquels repose mon jugement. Mais elle donne aussi l'objet à juger
car elle «donne à voir» là ou l'autre ne voit rien à juger (indifférenciation).
La culture est invitation au classement, donc au jugement. Enfin, en donnant à voir, en fournissant l'objet, elle
donne l'occasion d'exercer son jugement donc de développer sa compétence à
juger. La culture développe ainsi le jugement sur la triple dimension de
l'outil, de l'objet et de l'occasion.
Bref,
un enseignant héritier, interprète et critique en tant que pédagogue cultivé,
c’est celui qui sait juger car il sait lire les situations. Il est compétent au
sens où non seulement il sait agir, mais il peut agir et il veut agir. Sa
capacité à juger lui vient de ses savoirs et de sa culture.
CONCLUSION
En somme, cette question du pédagogue
cultivé demeure, nous semble-t-il, au cœur de la problématique de l’identité
professionnelle de l’enseignant même si le discours sur les compétences l’a
occultée. En fait, elle est intimement liée à la professionnalité de
l’enseignant c'est-à-dire à sa capacité à intervenir avec efficacité et
efficience dans les situations complexes qui sont celles de l’enseignement
d’aujourd’hui (Martineau et Gauthier, 2000). En ce qui concerne les enseignants
en insertion professionnelle, les études démontrent que ceux-ci sont non
seulement à la recherche de savoirs et de stratégies pour mieux intervenir en
classe mais aussi à la recherche des modèles de professionnalité afin de
consolider leur identité professionnelle (Martineau et Portelance, 2005).
Malheureusement, trop souvent, dans ce dernier cas, le nouvel enseignant est
laissé à lui-même et doit se bricoler une identité au gré de ses expériences
sans soutien spécifique. Or, si les programmes de formation à l’enseignement
sont tenus de favoriser la construction d’une identité professionnelle positive
(MEQ, 2001), le milieu universitaire ne saurait y arriver seul. Là comme
ailleurs en matière de formation des enseignants, une action concertée, un
partenariat, une synergie entre les formateurs universitaires et les acteurs du
milieu scolaire demeurent les meilleures avenues pour agir avec succès.
RÉFÉRENCES
Gauthier, C.,
Martineau, S. (1998). Naissance
et reconnaissance d'une nouvelle figure du maître. Pédagogie Collégiale, vol. 12, no. 2, décembre 1998, p. 15-20.
Martineau, S., Gauthier, C. (2000). La place des
savoirs dans la construction de l’identité professionnelle collective des
enseignants ou le paradoxe de la qualification contre la compétence. Dans Enseignant-Formateur :
la construction de l’identité professionnelle, sous la direction de C.
Gohier et C. Alin. Paris : L’Harmattan. p. 85-110.
Martineau,
S., Portelance, L. (2005). L’insertion professionnelle : un tour d’horizon
des recherches. L’Écho du RÉS.É.A.U., vol. 5, no.1, p. 7-17.
Martineau, S., Presseau, A. (2005). L’identité
professionnelle et l’entrée dans la carrière des professeurs : entre la
crise des institutions et la nécessité de créer du sens. Actes 3e
Colloque Questions de pédagogies dans
l’enseignement supérieur : nouveaux contextes, nouvelles compétences,
École Centrale de Lille, France, Lille. p. 13-18.
Ministère de
l’Éducation (2001). La formation à
l’enseignement. Les orientations, les compétences professionnelles.
Québec : Gouvernement du Québec.
Simard, D.,
Gauthier, C., Martineau, S.
(2001). Le rôle de la culture dans l’exercice du jugement professionnel :
un défi pour la formation fondamentale des enseignants. Dans Entre culture,
compétence et contenu. La formation fondamentale, un espace à redéfinir, sous
la direction de C. Gohier et S. Laurin. Montréal : Logiques. p. 111-140.
Simard, D., Martineau, S. (1996). Le pédagogue
cultivé et la crise de la culture : problématique et repères. (le) Télémaque, no. 7-8, octobre 1996,
p. 61-71.
Intéressant..
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