L’observation en tant qu’outil de
connaissance n’a pas débuté avec l’émergence des sciences humaines
et sociales. En fait, de tout temps l’être humain a observé non seulement la
nature mais aussi ses semblables. Ainsi, par exemple, les écrits des premiers
philosophes en Grèce (les sophistes, Socrate, Platon, Aristote), s’ils dénotent
une capacité extraordinaire à réfléchir, à argumenter et à raisonner, montrent
aussi une réelle compétence à observer les us et coutumes de leurs concitoyens.
Les écrits de Thucydide et d’Hérodote sont à cet égard exemplaires. Leurs
travaux sont à la fois historiques et anthropologiques.
Plus près de nous, les récits de
voyages (de Marco Polo aux administrateurs coloniaux en passant par les
jésuites) ont vraisemblablement été les premiers écrits basés explicitement sur
des observations directes. Cette pratique, qui s’est intensifiée au fur et à
mesure que se développaient les grandes entreprises de «découvertes» (du
«Nouveau monde» notamment), a donné lieu durant la période coloniale (du 19e
à la moitié du 20e siècle) à une production abondante de récits de
voyages et de séjours. C’est d’ailleurs ces récits de missionnaires,
d’administrateurs coloniaux et d’aventuriers que les premiers anthropologues
ont utilisé comme «données de terrain». En effet, l’anthropologue fut d’abord
un chercheur en cabinet et ce n’est qu’avec l’exemple de Malinowski que la
pratique de l’ethnographie telle qu’on la connaît (séjour prolongé du chercheur
dans le groupe étudié) s’est généralisée pour devenir l’approche classique en
anthropologie. Plus près de nous encore, dans les années vingt
et trente, la célèbre école de Chicago (entre autres autour de chercheurs tels R.
Park, E.C. Hugues, W.F. Whyte) fera connaître et systématisera d’avantage l’observation
directe non seulement comme outil de cueillette de données mais surtout comme
approche globale du social et du culturel. En tant qu'approche du réel,
l'observation directe se présentait alors comme un mariage entre l’analyse
objective - celle des structures et de la dynamique des situations sociales
étudiées - et l’appréhension intersubjective des acteurs impliqués. Pendant
plusieurs mois (voire des années), les chercheurs partageaient le quotidien de
communautés diverses. Ces séjours prolongés leurs permettaient d’analyser de
manière approfondie la vie sociale des acteurs impliqués.
Cette période foisonnante fut
suivie d’un intervalle où, positivisme et quantitativisme obligent,
l’observation directe fut reléguée au simple rang d’auxiliaire aux recherches
quantitatives. Elle se contentait alors de fournir des descriptions de
composantes objectives d’une situation sociale : événements survenus,
groupes impliqués, lieux, structures, etc.). Le mot d’ordre était alors :
atteindre le plus haut niveau d’objectivité en adoptant un rapport distancié à
l’objet étudié. La science exige cette distance pensaient les tenants de cette
vision empirico-naturaliste de la recherche sociale.
À partir des années 1950 la
sociologie américaine reprit peu à peu goût aux approches qualitatives axées
sur une appréhension en profondeur des «objets» étudiés. Il apparut alors que
l’observation directe permettait d’aller au-delà des analyses trop souvent décontextualisées
auxquelles donnaient lieu les approches quantitatives. Des chercheurs, acquis
aux atouts des méthodologies qualitatives, se firent donc les promoteurs de la
prise en compte de l’intersubjectivité dans la compréhension des phénomènes
sociaux. Pour eux, une analyse fine et pertinente du «social» ne pouvait se
contenter de simples descriptions «objectives» des groupes étudiés. Il fallait
impérativement analyser de quelle manière les acteurs construisent «leur monde».
Pour ce faire, il apparaissait nécessaire de dépasser les descriptions
objectives des groupes et recueillir non seulement leurs discours mais aussi
observer leurs interactions. Parmi ce courant, les sociologues H.S. Becker, A.V.
Cicourel, B.G. Glaser et A.L. Strauss ou encore E. Goffman sont des
figures marquantes[1]. Le mot
d’ordre fut alors de comprendre le sens que les acteurs accordent aux
situations qu’ils vivent et aux structurent dans lesquelles ils évoluent.
Cette «renaissance» de l’observation
directe s’accompagna d’une réflexion épistémologique soutenue qui se traduisit
par un changement majeur dans la posture adoptée face à l’objet observé. De
nombreux chercheurs réfléchirent en effet sur le statut et la portée des
données d’observation. C’est ainsi que, délaissant les questions liées à la
qualité de l’objet observé, le regard se porta de plus en plus sur celles
concernant l’attitude du chercheur et sur l’interaction entre celui-ci et les
acteurs observés (Jaccoud et Mayer, 1997). Prenant acte du fait que la totale
neutralité du chercheur est une illusion, il apparut évident que la
distanciation par apport à l’objet était ici plus une nuisance qu’une aide. En
effet, afin de comprendre son objet, le chercheur gagnait à tenir compte de
l’intentionnalité des acteurs et, pour ce faire, une implication dans l’action
devenait un atout. Le mot d’ordre devint alors : participation.
[1]
H.S. Becker,
Outsiders,
New York, The Free Press, 1963, traduit en français sous le titre de Outsiders.
Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985. A.V. Cicourel, The Social Organization of
Juvenile Justice, New York, Wiley, 1968. B.G. Glaser et A.L. Strauss, The Discovery of Grounded Theory,
Chicago, Aldine, 1967, qui contextualise bien la place de l’observation dans
l’ensemble d’une recherche qualitative. E. Goffman,
Interaction
Ritual, New York, Doubleday, 1967, traduit sous le titre de Les rites
d’interaction de la vie quotidienne.
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