3- LE PROCESSUS DU TRAVAIL ENSEIGNANT
Analyser
le travail enseignant ne doit pas se faire seulement sous l’angle des
structures et des contraintes inhérentes à l’organisation mais doit aussi
inclure un regard plus rapproché qui tient compte des processus interactifs de
réalisation même de la tâche dans l’action.
3.1
Les objectifs scolaires
Ils
sont généraux, imprécis, ouverts et non opératoires. Ils sont nombreux et
variés en nature. Ils demandent à être interprétés. Les objectifs doivent être
transformés et ajustés. Cela n’est pas sans conséquences sur le travail
enseignant.
- les objectifs définissent une
tâche collective, complexe, temporelle aux effets incertains et ambigus;
- les enseignants fonctionnent
donc sur la base de finalités qui exigent d’eux qu’ils fassent des choix,
qu’ils prennent des décisions;
- La tâche s’en trouve alourdie
car il faut prêter attention à de multiples finalités en même temps et
interpréter ces finalités.
L’enseignant
est donc obligé de se livrer à un travail herméneutique d’interprétation des
finalités.
3.2
Les résultats du travail enseignant
Les
résultats du travail enseignant se caractérisent par l’indétermination (on ne
sait pas quel sera exactement le résultat). Le produit de l’enseignement
apparaît intangible (on n’en voit pas complètement de produit fini).
3.3
Les programmes
Les
programmes sont lourds, ils sont à la fois une contrainte dans l’action et une
ressource pour agir. Le travail enseignant peut être vu comme une sorte de
négociation perpétuelle entre l’idéal du programme et la réalité de la classe.
L’organisation cellulaire du travail fait en sorte que les enseignants
disposent d’une certaine autonomie face aux programmes. L’organisation des
programmes se traduit par une hiérarchisation des matières et des enseignants
qui les enseignent.
3.4
L’interprétation des finalités, des objectifs et des programmes par
l’enseignant
Ce
travail d’interprétation est influencé par :
-
l’expérience d’enseignement;
-
la connaissance du programme;
-
la connaissance de la matière;
-
la nature des groupes
d’élèves;
-
la culture organisationnelle
de l’école;
-
les ressources disponibles
(pas seulement monétaires).
Devant
les finalités, les objectifs et les programmes l’enseignant n’a d’autre choix
que de «routiniser» sa pratique tout en étant capable d’improviser. Routinisation
et improvisation sont donc deux exigences propres à la situation de travail de
l’enseignant.
3.5
Conséquences de ce qui précède pour le travail enseignant
-
écart important entre la tâche
prescrite et la tâche réelle;
-
autonomie du professionnel
comme interprète des programmes;
- l’analyse et l’interprétation
des programmes sont deux tâches artisanales faites par chaque enseignant;
-
les programmes ne sont pas des
outils neutres et objectifs mais plutôt porteurs de visions de la connaissance
et l’apprentissage devant lesquelles l’enseignant doit se situer en choisissant
des modèles cognitifs du savoir et de l’apprentissage.
3.6 La
relation de l’enseignant à son objet de travail
Le
travail enseignant est un travail sur l’humain. Il se distingue à la fois du
travail sur la matière et de celui sur les symboles. Travailler sur de l’humain
c’est nécessairement travailler non seulement avec ce qu’on est (la
personnalité devient une technique de travail) mais c’est aussi obligatoirement
courtiser le consentement, le persuader de la justesse de notre action pour
qu’il y participe. En outre, pour l’enseignement se pose la question du travail
auprès d’un collectif. Travailler auprès d’un collectif pose deux types de
problèmes :
-
celui de l’équité du
traitement;
-
celui du contrôle du groupe.
La
nature de l’objet du travail enseignant conditionne la nature du travail
enseignant. De plus, le contexte actuel influe aussi sur le métier qui ne plus
compter comme autrefois sur des autorités et des valeurs clairement établies.
En outre, enseigner apparaît comme un travail émotionnel où le rapport aux
élèves est central. En fait, ce rapport est de nature affective, il est le
moteur de la motivation des enseignants. Cette relation aux élèves est
extrêmement exigeante car elle se fait en direct et comporte une forte charge
éthique (au sens où elle repose sur un idéal de service).
Le
métier d’enseignant est traversé de tensions et de dilemmes. Il semble même,
aux dires de bien des praticiens, que le contexte d’exercice qui prévaut
actuellement soit de plus en plus ardu qu’auparavant :
-
élèves plus difficiles;
-
clientèles plus hétérogènes;
-
plus d’élèves en difficulté
d’apprentissage;
-
indétermination des rôles de
l’enseignant.
Les
dilemmes de l’enseignement renvoient à des enjeux (Perrenoud, 1996) :
1)
Enjeu : autour de la prise de parole et du silence.
Dilemme
: Comment contrôler la prise de parole sans stériliser les échanges, tuer la
spontanéité, le plaisir?
2)
Enjeu : autour de la justice.
Dilemme
: Comment ménager une certaine équité sans blesser les uns et faire violence
aux autres, sans interférer avec les règles du jeu social?
3)
Enjeu : autour de la norme langagière.
Dilemme
: Comment respecter les formes de la communication et de la langue sans réduire
les élèves au silence ou aux banalités prudentes?
4)
Enjeu : autour du mensonge.
Dilemme
: Comment valoriser l'expression ouverte et honnête des idées et des sentiments
sans dénier aux élèves le droit d'être des acteurs donc parfois de dissimuler
et d'enjoliver?
5)
Enjeu : autour de la sphère privée.
Dilemme
: Comment faire entrer la vie dans l'école sans attenter à la sphère intime des
élèves et des familles ? Comment traiter l'élève comme une personne et
l'impliquer dans des activités qui ont
du sens pour lui sans l'exposer?
6)
Enjeu : autour du conflit.
Dilemme
: Comment ne pas aseptiser la communication, la vider de toute référence à la
vie et ses contradictions, aux conflits sociaux, sans mettre les élèves et les
enseignants en danger?
7)
Enjeu : autour du pouvoir pédagogique.
Dilemme
: Comment ne pas «euphémiser» la part du pouvoir dans la communication sans
mettre en cause l'autorité du maître ? Comment donner des outils d'analyse et
de négociation sans en être la première cible ?
8)
Enjeu : autour du bavardage.
Dilemme
: Comment impliquer les élèves dans le projet principal sans les priver du
droit de bavarder ? Comment trouver l'équilibre entre le contrôle tatillon des
propos et l'explosion des conversations particulières ?
9) Enjeu : autour de l'erreur,
de la rigueur et de l'objectivité.
Dilemme
: Comment faire une place aux représentations des apprenants sans mettre en
circulation des théories fausses et leur donner crédit ? Comment autoriser
chacun à dire ce qu'il croit sans tomber dans le relativisme ou l'obscurantisme
? Comment travailler avec l'erreur sans la légitimer?
10)
Enjeu : autour de l'efficacité et du temps didactique.
Dilemme
: Comment laisser un espace à la construction interactive des savoirs sans que
la conversation aille <> ? Comment ne pas
canaliser complètement la communication didactique sans perdre pour autant tout
fil conducteur?
11)
Enjeu : autour de la métacommunication et du sens.
Dilemme
: Comment faire une place à la métacommunication et à la recherche de sens sans
déstabiliser le groupe-classe et se trouver en porte-à-faux par rapport aux
attentes de l'institution?
Cette
situation est probablement accentuée par le contexte actuel.
Ainsi,
autrefois, il n’y avait pas de séparation entre :
·
l’éducation aux savoirs;
·
l’éducation du citoyen;
·
l’éducation à l’esthétique;
·
l’éducation du sujet.
Éduquer
à l’une c’était aussi du même souffle éduquer à l’autre.
Aujourd’hui,
à l’image des savoirs éclatés et des logiques d’action plurielles que l’on
observe dans nos sociétés, l’école n’est plus en mesure d’amalgamer ces 4 types
d’éducation.
La
recomposition semble impossible. Dans un sens, on peut dire qu’il n’y a plus
une éducation mais plutôt des éducations simultanées et parallèles quand ce
n’est pas concurrentes.
Cela
est probablement encore accentué par ce qu’on peut appeler la crise du
professionnalisme. Celle-ci prend différentes formes :
-
crise de l’expertise;
-
crise de la formation
professionnelle;
-
crise du pouvoir des
professions;
-
crise de l’éthique
professionnelle.
Par
conséquent on peut dire que le rapport de l’enseignant à son objet de travail
(les élèves) se caractérise de la manière suivante :
a)
la relation enseignant / élève
est tout autant enrichissante que frustrante;
b)
il n’existe pas de relation
typique, uniforme et universelle des enseignants à leurs objets (les élèves);
c)
la relation des enseignants
aux élèves est marquée d’une tension au sens où elle la principale source de
satisfaction tout en étant la principale source de difficultés;
d)
la relation aux élèves (à
l’objet de travail) est aussi source de découverte de soi comme personne et
comme professionnel;
e)
la relation aux élèves
véhicule des problèmes et des dilemmes qui, souvent, n’ont pas de solution
simple et infaillible;
f)
la relation aux élèves ne de
déroulement pas dans un vide social et culturel, au contraire l’environnement
social et culturel influence le contexte scolaire.
Étant
donné la nature de l’objet du travail enseignant (des êtres humains),
l’enseignement ne peut être réduit à une relation instrumentale de type Moyen /
Fin. En réalité, les interactions en classe sont régies par des finalités
diverses. Ainsi, en tant que travail hétérogène, l’enseignement donne lieu à
des actions effectuées en fonction, par exemple, de buts, de normes, de
traditions, d’affects, etc. Également, toujours en fonction de nature de
l’objet de travail, l’enseignement comporte une très forte dimension langagière.
Plus
précisément, la communication (pas seulement langagière d’ailleurs) n’apparaît
pas en enseignement comme étant une dimension qui surplombe l’action éducative.
On pourrait plutôt dire que la communication est l’action éducative. En effet,
enseigner c’est entrer en relation avec des élèves par le biais de la
communication (et dans celle-ci principalement la communication langagière).
L’objet
humain du travail enseignant détermine les caractéristiques de la tâche à
accomplir. L’enseignant est en face d’un objet qui est à la fois individuel et
social, hétérogène, actif et capable de résistance. Dans ce cas, la relation du
travailleur à son objet sera faite de rapports multidimensionnels
(professionnels, personnels, juridiques, émotionnels, normatifs, etc.) et va
requérir la collaboration de ce dernier. Il en découle que, même dans une
situation de travail idéal, l’enseignant ne peut jamais bénéficier d’un
contrôle absolu sur son objet.
Face à
un tel type de rapport à l’objet, le travailleur interactif qu’est l’enseignant
dispose d’une technologie de travail qui se caractérise comme suit :
-
elle est basée sur les
sciences humaines et le sens commun;
-
elle est composée de savoirs
peu formalisés, pluriels et changeants;
-
elle ne permet qu’un faible contrôle
sur l’objet.
Les
enseignants sont donc obligés de bricoler et d’improviser leurs outils. Il n’y
a pas ici de «one best way». Chacun construit son style d’enseignement, ses
savoirs et ses compétences propres en fonction de ses expériences de travail et
de sa personnalité.
On
peut repérer trois grandes technologies dans l’interaction éducative :
-
la coercition (elle peut être
réelle, voire physique, ou symbolique);
-
l’autorité (traditionnelle,
charismatique, rationnelle);
-
la persuasion (la séduction,
la ruse).
Ce qui
vient d’être exposé explique pourquoi il est impossible en enseignant de
travailler en faisant abstraction de notre personnalité. Tout notre être est
impliqué dans l’enseignement. Ce faisant, c’est travail qui peut ne pas avoir
de limite car on peut toujours s’impliquer plus, s’investir d’avantage, jusqu’à
en faire un «burnout» parfois. On peut ajouter que contrairement à bien d’autres
activités professionnelles, on ne fait pas seulement que penser à son travail
quand on est enseignant, on le porte véritablement en soi car la pensée (celle
de l’enseignant) est ce qui constitue en bonne partie le travail.
Par
conséquent, la dimension éthique n’est pas périphérique en enseignement. Elle
est plutôt au cœur même de l’activité professionnelle.
Il est
possible ici d’identifier cinq grands types d’éthiques :
- éthique de la relation au
savoir (qui peut prendre la forme d’une mise à jour de ses connaissances en
éducation notamment à travers la formation continue);
- éthique de la relation pédagogique
(qui prend la forme du rapport enseignant-élève);
- éthique du service public (qui
renvoie à la fonction sociale de l'école);
- éthique de la collégialité
éducative (qui se manifeste sous dans le professionnalisme collectif);
- éthique professionnelle au sens
légal du terme (il s’agit ici du code de déontologie).
Certaines
conséquences découlent de ce qui précède. D’abord, l’enseignement est un
travail où la régulation se fait difficilement. La régulation est possible
lorsqu’on est en mesure d’évaluer les effets de ses actions. Or, l’évaluation
de l’action est très difficile en enseignement en raison de la nature de
“l’objet” sur lequel on travaille (l’élève) et de la nature du produit
(essentiellement l’apprentissage). De plus, le métier se caractérise par une
constante hésitation entre tout prévoir et s’adapter à la pièce. Enfin, le
métier est aussi tiraillé entre les dimensions de conception et d’exécution.
3.7 La
pédagogie
De
manière générale la technologie dont dispose l’enseignant, nous l’appelons ici
la pédagogie. Prenons donc quelques moments pour définir ce que nous entendons
par ce terme en étant certain qu’il s’agit là d’une définition qui ne saurait
rallier tous les lecteurs.
3.7.1 La pédagogie a une origine datable dans l'histoire
À la
suite de Gauthier (1993), nous faisons la supposition que la pédagogie apparaît
réellement au dix-septième siècle. En effet, c'est à ce moment que les
problèmes scolaires conduisent à une codification des façons de faire l'école
(qui deviendra tradition). Il apparaît donc que dès ses débuts, la pédagogie
comporte une préoccupation pragmatique liée à une activité de mise en ordre
d'un collectif (les élèves) et un souci de formation des futurs enseignants
(recueillir le savoir des praticiens afin qu'il ne se perde pas et puisse
servir aux nouveaux enseignants).
3.7.2 Il y a une situation pédagogique fondamentale
Cette
situation pédagogique fondamentale met en scène un enseignant en rapport
obligatoire avec un groupe d'enfants dans le but de transmettre une tradition
culturelle. La pédagogie est un travail qui porte sur l'humain en collectif (un
auditoire). Cet aspect lui confère une dimension rhétorique et interactive.
3.7.3 La pédagogie a
une histoire
La
pédagogie, parce qu'elle s'est constituée depuis le dix-septième siècle, offre
au praticien et au chercheur le visage d'une discipline dont les savoirs se
sont construits au fil d'une histoire particulière. Il y a donc une historicité
des savoirs sur la façon d'enseigner : par exemple de la pédagogie
traditionnelle à la nouvelle pédagogie. Dans l'esprit de l'herméneutique,
histoire et tradition forment une culture commune compréhensible et qu’il est
possible de dépasser.
3.7.4 La pédagogie a une identité
La
pédagogie a une identité qui lui est propre bien que cette discipline éprouve
visiblement des difficultés à se dire et à se définir. La pédagogie n'est pas
une science et n'est pas un art. Elle est beaucoup plus discours d'ordre en vue
d'une activité précise : l'éducation et l'instruction. Ce discours, relevant de
la raison pratique, repose, non pas uniquement mais en grande partie, sur
l'interprétation et l'argumentation.
3.7.5 Il faut chercher à fonder la pédagogie autrement que
sur la tradition ou sur la science
Pourquoi
? Parce que d'une part, la tradition finit toujours par ne plus correspondre à
la réalité et, d'autre part, les pédagogues font appel à des savoirs qui ne
sont pas uniquement — principalement — scientifiques. En conséquence, la
pédagogie apparaît comme une activité langagière argumentative qui se sert à la
fois de la tradition et de la science — mais aussi de bien d'autres types de
savoirs — pour nourrir le jugement. Les savoirs du pédagogue sont pluriels et
sa rationalité ne se limite pas à la rationalité scientifique.
3.7.6 La pédagogie met en scène une technique aux modulations
infinies : la séduction
La
pédagogie s'inscrit dans un rapport à l'autre. Ce rapport à l'autre s'actualise
dans un but précis : l'apprentissage. Comme l'autre ne partage pas
obligatoirement le même but, la pédagogie cherche donc à le contrôler. Pour
assurer ce contrôle, elle doit ruser, séduire, afin de gagner la joute de
l'apprentissage. Parler de ruse et de séduction c'est parler de persuasion. Or,
il s'agit là d'éléments qui commandent un encadrement éthique. La pédagogie
comportera donc une forte dimension éthique.
3.7.7 La pédagogie appelle une écriture qui lui est propre
La
pédagogie exerce une action qui modifie l'autre dans un sens précis. Cette
modification n'est possible que dans la mesure où elle réussit à persuader
l'autre que le but qu'elle poursuit (l'apprentissage d'un contenu culturel
particulier) s'avère légitime. Pour ce faire, elle doit déployer des arguments
qui dépassent la logique : elle nécessite un travail sur la manière de dire,
sur la façon d'organiser le récit. Par le fait même, la pédagogie est une
activité discursive rhétorique. Cette thèse portant sur la pédagogie, elle fait
donc appel à la rhétorique et à l'argumentation.
3.7.8 La pédagogie est une affaire de jugement
L'activité
éducative est d'une extrême complexité car elle se réalise dans un contexte
mouvant. Elle ne peut donc être saisie totalement par la tradition et la
science. C'est pourquoi, face au contingent, le pédagogue se doit d'exercer son
jugement. Or, le jugement ne s'enseigne pas, ne s'apprend pas, mais il s'exerce.
L'exercice de ce jugement peut constituer une jurisprudence : une mise en ordre
du savoir d'expérience. Par conséquent, le jugement pourrait nourrir un savoir
et se nourrir de lui.
3.7.9 La pédagogie présuppose la culture
Si le
jugement ne s'apprend pas, il peut tout de même être soutenu. Ce sera justement
là le rôle de la culture. En effet, cette dernière permet de s'alimenter en
connaissances en vue d'une action. La culture du pédagogue sera constituée bien
sûr de ce qu'on appelle la culture générale mais aussi des savoirs propres à
son champ d'activité : savoirs professionnels, curriculaires, disciplinaires,
d'expérience. Formaliser et diffuser le savoir d'action pédagogique c'est
accroître la culture pédagogique et partant, celle des pédagogues eux-mêmes.
3.7.10 La pédagogie a un but
La
pédagogie est une discipline principalement instrumentale qui cherche à
accroître son efficacité afin que les élèves apprennent plus, plus vite et
mieux. Elle est centrée sur l'action et prend tout son sens dans cette
recherche de l'amélioration de la pratique d'enseignement en classe. La
pédagogie fait donc appel à la praxéologie.
3.7.11 Vers une définition
La pédagogie peut être conçue comme un
discours et une pratique d'ordre en vue d'assurer l'instruction et de l'éducation
des élèves dans la classe (Gauthier, 1993; Gauthier et al., 1997). Cette
définition minimaliste contient cinq éléments qui permettent d'en baliser les
contours.
D'abord,
la pédagogie se déroule dans le contexte scolaire, c'est-à-dire à
l'école et dans la classe, et non dans l'environnement familial. Ce premier élément permet de distinguer la
pédagogie de l'éducation au sens général. La pédagogie étant associée au
contexte scolaire, ce dernier impose une kyrielle de contraintes spécifiques
qui façonnent jusqu'à un certain point les comportements de l'enseignant.
En
second lieu, parler de pédagogie c'est mettre en scène l'enseignant non
seulement à travers ses actions mais aussi en fonction de ses attitudes et de
ses idées; par conséquent, ce n'est pas s'intéresser a priori à l'“élève épistémique” (Develay, 1997) même si celui-ci
fait évidemment partie des préoccupations de l'enseignant.
Troisièmement,
le concept de pédagogie tel que nous l'envisageons implique un travail auprès
d'un collectif d'élèves. Le souci pédagogique est véritablement apparu
quand le maître a eu à gérer des groupes suffisamment nombreux pour l'empêcher
d'enseigner comme il l'avait toujours fait, c'est-à-dire dans un rapport
individuel de un à un (Gauthier, 1993, Gauthier et Tardif, 1996).
Quatrièmement,
on admettra qu'aucun apprentissage ne peut émerger dans la désorganisation
totale, le maître doit donc créer, construire, une certaine forme d'ordre
dans sa classe (Gauthier 1993) pour que l'apprentissage advienne, ordre dont on
peut analyser la nature, les mécanismes, les présupposés, la légitimation dans
son discours et dans ses façons de faire (Martineau, 1997). On notera qu'il ne s'agit pas de l'ordre au
sens abusif du terme mais plutôt d'une certaine forme d'ordre pour que, dans le
cadre d'un travail en collectif comme celui de la classe, des apprentissages
(au sens d'instruction et d'éducation) puissent se réaliser.
Enfin,
en cinquième lieu, le travail de l'enseignant a pour finalité
l'instruction et l'éducation des élèves.
Instruction en rapport à certains contenus culturels et éducation au
regard de certaines finalités estimées souhaitables par la société.
La
pédagogie est donc une pratique et un discours reliés d'abord et avant tout au
travail de l'enseignant dans la classe. En ce sens, elle est donc plus qu'une
discipline de relations humaines issue de l'engouement provoqué par la
psychologie humaniste de la fin des années soixante. Contrairement à ce que plusieurs didacticiens
soutiennent, la pédagogie se préoccupe également des contenus à enseigner mais
sans s'y réduire cependant et tout en situant ce souci dans le réseau concret
des contraintes de travail de l'enseignant, c'est-à-dire instruire et éduquer
un collectif d'élèves dans un temps et un espace donné.
En
somme, la pédagogie - c'est-à-dire la mise en oeuvre de certains moyens afin
d'atteindre des finalités d'instruction et d'éducation à l'école - sera
tributaire de l'environnement de travail. De ce fait, si l'on veut comprendre
quelque chose à la pédagogie, il s'avère désormais "nécessaire de l'articuler aux autres composantes du processus du
travail enseignant" (Tardif, 1996, p. 5). Si on nous permet un
raccourci, on pourrait dire que la pédagogie tente d'agencer les diverses
composantes du travail enseignant. Elle a donc à voir avec les buts, l'objet,
les résultats, les techniques et les savoirs correspondants à ce travail. Or,
lorsqu'on y regarde de près, le dénominateur commun de ces composantes est
l'action sur et auprès d'un collectif d'élèves. Ainsi, bien que personne ne
puisse apprendre à la place d'un autre et que l'apprentissage soit toujours en
dernière analyse une question individuelle, il est indéniable que les buts de
l'institution scolaire sont l'éducation et l'instruction de l'ensemble des
élèves et non d'un seul d'entre eux. En ce cas, et comme l'enseignant - à
l'image de tout travailleur - doit répondre aux attentes de l'institution pour
lequel il oeuvre, les buts poursuivis par celui-ci ne peuvent qu'avoir une
visée collective. Il en va de même en ce qui concerne l'objet de
l'enseignement, ici les élèves. L'organisation du travail dans les écoles place
l'enseignant devant un groupe et non pas devant un seul individu. Ce sera
également au regard du groupe que l'on jugera des résultats du travail de
l'enseignant : est-il capable de "tenir sa classe" ? ses élèves
réussissent-ils bien aux examens provinciaux ? Par conséquent, une bonne partie
des techniques et des savoirs des enseignants seront orientés vers "la
gestion" du collectif d'élèves tant en ce qui concerne leurs
apprentissages que leur conduite.
3.8 L’émergence
d’un nouveau paradigme en pédagogie
Dans les années '90,
J. Tardif (1997), en accord avec une vaste proportion de chercheurs en sciences
de l’éducation a émis l’hypothèse que nous serions entrés dans une période de
changement de paradigme. Selon lui, nous assisterions actuellement au passage
du paradigme de l’enseignement au paradigme de l’apprentissage. Ce nouveau
paradigme se caractériserait notamment par le partage de plusieurs consensus au
sujet des responsabilités des enseignants, de la dynamique de l’apprentissage
et de la probabilité de son utilisation.
3.8.1 À
propos des responsabilités des praticiens
consensus 1 :
Les enseignants assument une part importante dans la
motivation des élèves.
consensus 2 :
Les enseignants exercent une grande influence sur les
stratégies d’apprentissage et sur les stratégies d’étude des élèves.
consensus 3 :
Les enseignants doivent intervenir de manière fréquente,
systématique et rigoureuse pour favoriser le transfert des apprentissages chez
les élèves.
3.8.2 À
propos de la dynamique cognitive et affective de l’apprentissage
consensus 4 :
L’apprentissage est conçu essentiellement comme une
construction personnelle résultant d’un engagement actif.
consensus 5 :
La construction personnelle des connaissances repose
fondamentalement sur les connaissances antérieures de l’élève.
consensus 6 :
L’apprentissage porte inévitablement la marque du
contexte initiale d’acquisition.
consensus 7 :
L’apprentissage tire sa signification du fait : a) qu’il
présente un défi pour l’élève; b) qu’il résulte d’un conflit cognitif; c) qu’il
permet l’atteinte d’un nouvel équilibre et d) qu’il est viable sur les plans de
la compréhension et de l’action en dehors de la classe.
3.8.3 À propos de la probabilité de réutilisation adéquate
des apprentissages
consensus 8 :
Les connaissances sont d’autant plus réutilisables
fonctionnellement qu’elles sont organisées hiérarchiquement dans la mémoire de
l’apprenant.
consensus 9 :
Les connaissances sont d’autant plus réutilisables
fonctionnellement qu’elles sont mises en relation avec des stratégies
cognitives et que leur utilisation est gérée par des stratégies métacognitives.
3.9 L’identité professionnelle
Cette présentation du travail enseignant débouche
inévitablement sur une interrogation profonde quant à l’identité
professionnelle des praticiens de nos écoles. Nous proposons ci-après un cadre
de référence et nous développons une brève problématique de cette question.
4- LA
QUESTION DES SAVOIRS PROFESSIONNELS
Les
savoirs que développent les enseignants s’alimentent à différentes
sources :
-
les sciences de l’éducation;
-
les savoirs des disciplines
académiques;
-
les programmes scolaires;
-
la tradition pédagogique;
-
la culture en général;
-
l’histoire personnelle de
sujet;
-
les expériences personnelles
du travailleur.
On
peut risquer une typologie qui comme toutes celles qui existent, comporte des
lacunes et peut être perfectible. Son usage se veut ici heuristique.
4.1 Le
savoir de la tradition pédagogique.
Une
tradition pédagogique s'est mise en place à compter du XVIIe siècle (Gauthier,
1993). En fait, dès ce moment une façon
nouvelle de faire l'école se structure.
Le maître cesse de faire l'école au singulier, c'est-à-dire d'enseigner
en recevant les élèves à tour de rôle au bureau. Désormais, il pratique davantage l'enseignement
simultané en s'adressant à l'ensemble des élèves en même temps. Un tout nouvel ordre pédagogique se répand
par la suite sous l'impulsion, entre autres, des communautés religieuses,
Frères des écoles chrétiennes et Jésuites, etc.
Cette manière de faire la classe finit bientôt par se cristalliser en ce
qu'on pourrait appeler une tradition pédagogique. Cette dernière s'est rendue
jusqu'à nous et habite encore non seulement nos souvenirs d'enfance mais aussi
une bonne part du quotidien des écoles actuelles. Cette tradition pédagogique est le savoir-faire
l'école qui transparaît dans une sorte d'entre-deux de la conscience. Cette
représentation du métier, beaucoup plus robuste qu'on peut le croire à première
vue, à défaut d'être dévoilée et critiquée, sert de matrice pour guider les
comportements des enseignants.
4.2 Le
savoir d'expérience.
Au-delà
du savoir de la tradition pédagogique qui habite dans tout enseignant avant
même qu'il débute dans son métier, il y a une autre forme de savoir qui est
acquis dans l'expérience quotidienne d'enseignement dans sa classe. À chaque jour l'enseignant se constitue une
sorte de jurisprudence faite d'astuces, de stratagèmes et de manières de faire
dont il éprouve progressivement la validité.
Cependant, bien que l'enseignant vive un tas d'expériences dont il tire
grand profit, celles-ci demeurent malheureusement confinées au secret de sa
classe. Il juge en privé et sa
jurisprudence demeure secrète. Son
jugement et les raisons qui le sous-tendent ne sont jamais connus ni testés
publiquement. En ce sens, un enseignant
peut avoir de l'expérience mais les explications qu'il donne pour justifier son
action peuvent être erronées.
L'enseignant peut croire que c'est parce qu'il pose tel geste que les
élèves apprennent alors qu'en réalité cela peut bien être autre chose. La
limite du savoir d'expérience est précisément d'être faite de présupposés et
d'arguments qui ne sont pas vérifiés à l'aide de méthodologies scientifiques.
4.3 Le
savoir d'action pédagogique.
Il
s’agit du savoir produit par la recherche en enseignement. Le savoir d'action
pédagogique est en quelque sorte le savoir d'expérience des enseignants rendu
public et passé au crible de la preuve par la recherche qui se déroule en
classe. Les jugements des enseignants et
les motifs qui les sous-tendent peuvent être comparés, évalués et soupesés afin
d'établir des règles d'action qui seront connues et apprises par d'autres
enseignants. Les savoirs d'action pédagogique validés par la recherche sont
actuellement le type de savoirs le moins développé dans le réservoir des
savoirs de l'enseignant.
4.4 Le
savoir des sciences de l'éducation.
Tout
enseignant a acquis dans sa formation ou à l'intérieur de son travail certaines
connaissances professionnelles qui ne l'aident pas directement à enseigner mais
l'informent au sujet de plusieurs facettes reliées à son métier ou à
l'éducation en général. Par exemple,
l'enseignant possède des notions au sujet du système scolaire, il sait ce
qu'est un comité d'école, un syndicat, un régime pédagogique. Il a peut-être aussi une idée de l'évolution
de sa profession, il maîtrise certaines notions sur le développement de
l'enfant, sur les classes sociales, sur les stéréotypes, sur la violence chez
les jeunes, sur la diversité culturelle, etc. Bref, il est en possession d'un
corpus de savoirs au sujet de l'école qui est inconnu de la plupart des
citoyens ordinaires et des membres des autres professions. C'est un savoir professionnel spécifique qui
ne concerne pas directement l'action pédagogique mais lui sert, comme aux
autres membres de son métier socialisés de la même manière, de toile de
fond. Ce type de savoirs traverse et
tapisse la façon de l'enseignant d'exister professionnellement et constitue une
autre marque de différenciation sociale et professionnelle.
4.5 Le
savoir disciplinaire.
Le
savoir disciplinaire réfère aux savoirs produits par les chercheurs et savants
dans les diverses disciplines scientifiques, à leur production de connaissances
au sujet du monde. L'enseignant ne
produit pas du savoir disciplinaire à proprement parler mais, pour enseigner,
il extrait du savoir de celui produit par ces chercheurs. En effet, enseigner
nécessite une connaissance du contenu à transmettre puisqu'on ne peut
évidemment enseigner quelque chose si on n'en maîtrise pas le contenu.
4.6 Le
savoir curriculaire.
Une
discipline n'est jamais enseignée telle quelle, elle fait l'objet de nombreuses
transformations pour devenir un curriculum. En effet, l'école sélectionne et
organise certains savoirs produits par les sciences et en fait un corpus qui
sera enseigné dans les programmes scolaires.
Ces derniers sont produits par d'autres acteurs que les enseignants,
souvent des fonctionnaires de l'État ou des spécialistes des diverses
disciplines. L'enseignant connaît évidemment son programme qui constitue un
autre savoir de son réservoir de connaissances.
C'est, en effet, le programme qui lui sert de guide pour planifier,
évaluer, etc. Cependant, tout comme pour le savoir disciplinaire, il existe une
littérature empirique qui examine la nature du savoir curriculaire des enseignants
dans leur contexte réel d'enseignement ?
Quelles transformations au programme l'enseignant opère-t-il ? Dans quel sens le savoir curriculaire
exerce-t-il une influence sur la pratique enseignante et par conséquent sur
l'apprentissage des élèves ?
Ce
qu’il est important de retenir c’est qu’en lien avec ce qui a été dit plus
haut, les savoirs professionnels sont marqués par la personnalité de
l’enseignant. Celui-ci ne fait d’ailleurs pas que les utiliser, il les façonne
et même dans certains cas, il les produit.
Le
rapport des enseignants aux différents savoirs est aussi un rapport social aux
différents porteurs de ces savoirs. En ce sens, les enseignants n’entretiennent
pas un rapport purement épistémique avec les savoirs professionnels. Par conséquent,
les jugements qu’ils portent sur les savoirs sont aussi des jugements sur ceux
qui les produisent ou les véhiculent. La pluralité des sources de connaissances
pose la question de son unification d’une part et, d’autre part, celle de sa
hiérarchisation. À cet égard, les enseignants considèrent que le savoir
d’expérience est le plus valable. Sa validité repose sur son utilité
pragmatique dans l’exercice du métier. Le savoir d’expérience sert en outre à
juger de la valeur des autres savoirs. Ce savoir d’expérience s’alimente à
trois sources :
-
la personne de l’enseignant;
-
la carrière professionnelle;
-
la pratique au travail.
À
travers les expériences de la carrière, l’enseignant apprend son métier,
maîtrise donc graduellement la situation, développe une identité
professionnelle, apprend à se connaître comme personne et comme professionnel,
prend une distance critique face aux connaissances acquises antérieurement,
adhère graduellement à la culture professionnelle.
Le
savoir d’expérience des enseignants est un “savoir ouvragé” c’est-à-dire qu’il
est lié aux tâches de travail, mobilisé dans la pratique et acquis dans
l’action à l’école en général et dans la classe en particulier. C’est un
“savoir pratique”, en ceci que son utilisation est fonction de son adéquation
aux tâches concrètes que requiert l’enseignement, aux problèmes que
l’enseignant rencontre et aux situations qu’il vit. C’est aussi un “savoir
interactif” en ce sens qu’il est mobilisé et façonné dans le cadre des
interactions entre l’enseignant et les autres acteurs en éducation (élèves,
collègues, membres de la direction, parents, etc.). Le savoir d’expérience est
par ailleurs un “savoir syncrétique, pluriel et hétérogène” qui ne repose pas
sur une base de connaissances unifiée et cohérente. Donc, c’est un savoir
“faiblement formalisé” qui est moins connaissance sur le travail que
connaissance au travail enseignant. Il peut aussi être qualifié de “complexe et
non analytique”, c’est-à-dire qu’il imprègne tout autant les conduites du
praticien que sa conscience discursive. C’est un savoir “ouvert, dynamique,
personnalisé et existentiel” car il permet l’intégration d’expériences
nouvelles, il se transforme en fonction de la socialisation au métier, il porte
en outre la marque de la personnalité de l’enseignant et il est lié non
seulement à l’expérience de travail mais également à l’histoire de vie du
sujet. Enfin, le savoir d’expérience est un “savoir social” en ce sens qu’il
conduit l’enseignant d’une part, à prendre position vis-à-vis les autres types
de savoirs et ceux qui en sont les porteurs, et, d’autre part, à établir une
hiérarchie des savoirs selon l’analyse du travail qu’il effectue (Tardif et Lessard, 1999).
- Gauthier, C. (1993). Tranches de savoir. L'insoutenable légèreté de la pédagogie. Montréal : Logiques.
- Gauthier, C., Desbiens, J.-F., Malo, A., Martineau, S., Simard, D. (1997). Pour une théorie de la pédagogie. Recherches contemporaines sur le savoir des enseignants. Québec : Les Presses de l'Université Laval, collection Formation et Profession.
- Martineau, S. (1997). De la base de connaissances en enseignement au savoir d’action pédagogique : construction d’un objet théorique. Thèse de doctorat. Faculté des sciences de l’éducation : Université Laval.
- Perrenoud, P. (1996). Enseigner : agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude. Paris. PUF.
- Tardif, J. (1997). La construction des connaissances. 1. Les consensus. Pédagogie collégiale. vol. 11. no. 2. décembre. p. 14-19.
- Tardif, M. (1996). Le travail enseignant au collégial et la question de la pédagogie : dérive bureaucratique ou enjeu d'une éthique professionnelle ? Actes du 16e colloque annuel de l'Association québécoise de pédagogie collégiale. Montréal : AQPC. section 5C3, p. 1-14.
- Tardif, M., Lessard, C. (1999). Le travail enseignant au quotidien. Contribution à l’étude du travail dans les métiers et les professions d’interactions humaines. Québec : Les Presses de l’Université Laval.
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