Présentation du texte «La production flexible des aptitudes» de Marcelle Stroobants paru dans EDUCATION PERMANENTE n° 135/1998-2.
Le moins qu’on puisse dire c’est que la question des compétences a fait couler énormément d’encre depuis les deux dernières décennies ici comme ailleurs. Or, bien qu’écrit il y a déjà plus de douze ans, le texte présenté ici n’est pas sans pertinence pour éclairer notre compréhension de ce phénomène qui concerne à la fois le monde de l’éducation et de la formation et celui du travail.
Objectifs du texte :
1- éprouver la portée novatrice de ce grand mouvement des compétences en le replaçant d’abord dans la continuité.
2- récapituler les enjeux renouvelés des usages de la notion de compétence, du point de vue de l’éducation et du travail et de leur articulation dans la relation salariale.
Le succès de la notion de compétence remonte au milieu du travail dans les années 1980.
Ce que la sociologie peut apporter dans le débat :
«décrire cette production sociale—la manière dont une société s’accorde à définir et à redéfinir, tant bien que mal, les qualités qu’elle étiquette de la sorte —, à saisir à quelles exigences répondent ces définitions, comment elles sont mises en pratique et avec quels enjeux».
Ci-après, on trouve les grandes lignes de chacune des sections du texte.
a) Comment les compétences sont-elles produites ?
Cette section montre que la mise au jour des compétences est un phénomène étroitement lié, au départ, au programme du taylorisme visant une organisation scientifique du travail. Ce projet prenant racine dans un monde industriel où l’accroissement de la productivité est un objectif à poursuivre sans relâche.
L’auteur montre que cette question n’est pas nouvelle. Déjà au 18e siècle, Adam Smith se la pose.
Très tôt on s’interroge sur ce qui fait que :
«Pour qui devient habile […], la connaissance des ressorts de son habileté semble s’évanouir avec l’expérience».
La compétence est comme un savoir à ce point incorporé qu’il en devient intraduisible en mots, non réflexif :
«L’expertise semble si éloignée de sa théorie qu’elle s’interrompt avec l’analyse, tout comme le mille-pattes trébuche au moment où il s’interroge sur sa façon de déambuler».
L’auteure rappelle judicieusement que :
«Avec l’avènement du salariat, l’identification des compétences professionnelles devient cruciale dès lors qu’elles sont sanctionnées par le marché du travail». On pense au taylorisme.
«la rationalisation taylorienne a contribué à redéfinir les critères de sélection et de redistribution « adéquate » des aptitudes tout en modifiant leur mode de transmission»…
«ces normes permettent de légitimer les raisons pour lesquelles tous les travaux ne méritent pas le même salaire».
«les compétences n’ont d’existence que dans la mesure où elles sont évaluées, et c’est cette évaluation qui contribue à les produire».
b) La signification actuelle des compétences
Qu’est-ce donc que les compétences ?
«Les compétences apparaissent actuellement comme un potentiel, comme des ressources individuelles cachées, susceptibles de se développer par la formation ou de se transférer d’une situation à l’autre».
Que fait-on avec des compétences ?
«Les compétences font désormais l’objet de formalisations graphiques, listes, cartes, portfolios, référentiels, où elles sont retraduites en capacités d’action générales ou particulières. Elles ne sont donc pas appréhendées directement, mais à travers ce qui est supposé être leur manifestation, un acte, un comportement, une performance».
À quoi servent les référentiels ?
«Les référentiels de compétences sont censés servir aussi bien à orienter la formation et l’évaluation des acquis individuels qu’à spécifier des capacités requises par des fonctions particulières ou des profils d’emplois».
Une nouvelle science ?
«Cette terminologie suggère d’abord qu’il existerait une nouvelle science susceptible de rationaliser conjointement la formation et l’emploi des compétences».
L’auteure se demande alors :
«D’où vient alors cette étrange compulsion à formaliser l’informel ?»
La réponse se trouve, selon elle, dans l’analyse des 2 repoussoirs que sont devenues les connaissances et la qualification :
«C’est par opposition à la transmission scolaire classique des connaissances et par opposition à l’ancienne « logique » de la qualification que l’originalité des compétences va s’affirmer».
Elle ajoute : «Et c’est par référence à la modernisation des entreprises que la nécessité d’innover sera justifiée».
Le discours sur les compétences : responsabilisation des acteurs pour qu’ils soient productifs, adaptables :
«C’est à l’impératif et à la voie active que les compétences se mobilisent, avec un traitement personnalisé des acteurs, désormais « responsables et autonomes ».
c) Les compétences en formation
Cette section montre que l’approche par compétence, partie des USA, a gagné le Canada, le Royaume-Uni, puis la France et la Belgique. Le texte ayant été écrit en 1998, on pourrait aujourd’hui allonger la liste.
Stroobants met en lumière la convergence des systèmes malgré des différences nationales inévitables :
«—une redéfinition des orientations scolaires non par les « matières premières »—les
savoirs scolaires—mais par les objectifs généraux visés : des compétences adaptables, transversales et transférables ;
—la traduction de ces objectifs en listes de performances (tâches, méthodes ou comportements);
—l’énoncé de critères d’évaluation précis ;
—l’insistance sur un apprentissage actif et autonome, avec auto-évaluation et évaluation formative».
Elle rappelle toutefois que : «Les résultats escomptés de l’enseignement sont précisés, mais les moyens pour les atteindre restent incertains».
L’auteure conclut cette section en disant judicieusement :
«Ces réformes éducatives contiennent un série de postulats implicites sur le développement des facultés qui sont loin de faire l’unanimité en sciences cognitives (Stroobants, 1993), et les difficultés posées par les compétences supposées transversales n’ont fait que se confirmer depuis (Rey, 1996). On ne saurait reprocher à l’enseignement de ne pas disposer de théories à la mesure de ses ambitions pratiques. Et l’énoncé explicite des critères d’évaluation représente le corollaire de l’obligation scolaire. Mais la confusion entre des normes d’évaluation et des étapes d’un développement de potentialités, exprimant des procédures invariantes, tend à naturaliser savoirs et compétences».
d) Les compétences au travail
L’auteure rappelle que le passage de la notion de qualification à celle de compétence n’a pas entraîné un renouvellement théorique de la sociologie du travail :
«Depuis ses origines, cette discipline présente une tendance, et non des moindres, à appréhender les transformations du travail à partir du contenu de la tâche. L’intensité de la fragmentation des opérations et l’importance des contrôles exercés sur la main-d’oeuvre ont été les deux principaux critères adoptés pour conclure, selon le cas, à des évolutions positives ou négatives».
Les mutations du travail, notamment par l’informatisation, ont servi à justifier le virage vers les compétences. Cela s’est traduit par une diminution relative de l’importance accordée aux connaissances acquises dans le milieu scolaire (la qualification) au profit de compétences qui peuvent être acquises dans le monde scolaire mais aussi par d’autres voies. Surtout, le discours managérial a mis de plus en plus de pression sur le travailleur afin que celui – ci se modèle aux impératifs d’un marché du travail transformé.
e) La gestion par les compétences
Le premier paragraphe de cette section est très éclairant :
«Comme son nom l’indique, la « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences» vise à adapter la qualité et la quantité de main-d’oeuvre aux « besoins anticipés» des entreprises. Les difficultés d’application de la formule sont à la mesure de ses objectifs contradictoires : prévoir l’imprévisible, formaliser l’informel et remplacer le travail en miettes... par la fragmentation des emplois»
Et, en conclusion, l’auteure ajoute pertinemment :
«L’organisation « scientifique » du travail ne serait donc pas révolue, c’est plutôt la science de référence qui s’est modernisée, recombinant les normes de l’ingénieur et les techniques d’évaluation psychologiques. Est-ce-à dire, encore une fois, que rien n’a changé ? A la différence de la qualification qui ne dissimule pas son caractère conventionnel et relatif, la compétence, assimilée à un attribut personnel, tend à naturaliser aussi les différences de traitement entre les actifs».
f) L’individualisation de la relation salariale
Stroobants, finalement, montre bien que le «modèle de la compétence » a tendance à fonder les différences salariales sur des caractéristiques individuelles plutôt que sur des critères objectivés et collectifs (diplôme, ancienneté, tradition de travail, etc.). Bien entendu, en tant qu’étalons de mesure, ces critères objectivés et collectifs n’ont pas disparu du monde du travail. Toute la question est maintenant de savoir quelle part respective prennent les compétences (attributs subjectifs) et les critères objectivés (attributs collectifs).
g) Un discours offensif
D’entrée de jeu, Stroobants soutient :
«Tous les ingrédients alignés jusqu’ici se mettent finalement en place dans une exhortation à la formation incessante et diversifiée».
Au paragraphe suivant, elle ajoute :
«Le dispositif de mise en équivalence des diplômes et des catégories d’emploi est ensuite directement visé».
Et, en conclusion :
«A chaque individu reviendrait finalement la charge de développer son « potentiel », d’actualiser sa formation et de faire valoir ses compétences. Tel est donc le sens du sujet acteur et responsable de « la construction de sa qualification ». L’éducation permanente n’apparaît donc plus comme un droit, mais comme un impératif au service de la compétitivité. Ainsi donc, les repères collectifs servant à construire les compétences sont tantôt déclarés anachroniques, tantôt vidés de leur contenu. Si l’on peut parler d’un affaiblissement de l’ancien dispositif « taylorien » de qualification, cette faiblesse n’est pas la cause, mais la conséquence de la mobilisation offensive des compétences».
Remarque personnelle
Le texte de Stroobants met bien en évidence que l’émergence de la question des compétences est étroitement liée à une restructuration du monde du travail, restructuration qui accompagne la montée du néolibéralisme en politique et la transformation du capitalisme industriel en capitalisme financier. Cela s’est traduit par un transfert toujours plus grand sur le travailleur – et sur l’étudiant pour le monde de l’éducation – de la pression à l’adaptation, à la nécessité de se travailler soi-même afin de se mettre en marché dans un monde où les emplois sont de plus en plus précaires.
À ce sujet, on lira avec profit les travaux du sociologue français Vincent de Gaulejac, notamment : De Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Seuil.
Ou encore, ceux de l’américain Richard Sennett, entre autres : Sennett, R. (2008). La culture du nouveau capitalisme. Paris : Hachette. Paru pour la première fois en anglais en 2006.
Et, pour une analyse des liens entre les théories du management et celles en économie, on consultera les travaux du chercheur québécois Omar Aktouf : Aktouf, O. (2002). La stratégie de l’autruche. Post-mondialisation, management et rationalité économique. Montréal : Les Éditions Écosociété.
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31 octobre 2011
Autour de la question des compétences
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
28 octobre 2011
Sagesse
Si la connaissance n'est pas sagesse, il ne saurait y avoir de sagesse sans connaissance.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
L'éthique en enseignement
L'enseignement est un travail à très forte charge éthique.
On peut, schématiquement, identifier cinq «zones» où l'enseignant doit impérativement développer son éthique professionnelle :
éthique de la relation pédagogique (rapport enseignant-élève(s));
éthique de la relation au savoir (rapport aux savoirs professionnels et formation continue);
éthique du service public (fonction sociale de l'enseignement et de l'école);
éthique de la collégialité éducative (professionnalisme collectif);
éthique professionnelle au sens légal du terme (code de déontologie).
On peut, schématiquement, identifier cinq «zones» où l'enseignant doit impérativement développer son éthique professionnelle :
éthique de la relation pédagogique (rapport enseignant-élève(s));
éthique de la relation au savoir (rapport aux savoirs professionnels et formation continue);
éthique du service public (fonction sociale de l'enseignement et de l'école);
éthique de la collégialité éducative (professionnalisme collectif);
éthique professionnelle au sens légal du terme (code de déontologie).
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
27 octobre 2011
L'action politique
Au sens noble, l'action politique se définit comme le mouvement (ou l'engagement) qui vise la construction d'un monde commun où prévaut l'intérêt du plus grand nombre sur l'intérêt privé. On peut donc dire qu'avec le triomphe du capitalisme financier, du néolibéralisme et de la logique marchande tout azimut, c'est l'action politique dans ce qu'elle a de plus noble qui est mise à mal. En fin de compte, nos démocraties sont en danger.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
La gestion
Depuis des décennies, en sciences de la gestion, on confond gestion des choses et gestion des personnes en développant des modèles plus ou moins sophistiqués qui n'ont finalement pour objectif que de réduire la personne à un travailleur et le travailleur à un instrument entièrement au service de l'organisation qui l'emploie.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
24 octobre 2011
Conséquence du capitalisme financier
Outre l'accroissement des inégalités partout sur la planète, le capitalisme financier - par son bras armé qu'est le management - a instrumentalisé l'être humain en le réduisant à n'être qu'une ressource au service de l'entreprise.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
La priorité inversée
Dans notre monde hypermoderne, nous avons inversé l'ordre des priorités : l'économie n'y est plus au service de la société mais c'est celle-ci qui est au service de celle-là.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
L'argument de la compétition mondiale
L'argument de la compétition sur les marchés au niveau mondial sert à justifier la domination toujours plus stricte des employeurs sur les employés et le chantage à l'emploi des entreprises privées.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
22 octobre 2011
La vérité existe !
Les ultra relativistes disent que la vérité n'existe pas, que tout, au fond, est question de point de vue. Certes, aucune connaissance n'existe en dehors d'un point de vue. Cela ne signifie toutefois pas que la vérité n'existe pas. En fait, si la connaissance ne comportait aucune part de vérité, nous ne serions pas en mesure de la distinguer des illusions, des hallucinations, des délires, des mensonges. Nous n'aurions alors aucun repère pour nous diriger.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
21 octobre 2011
L'humanité
Si l'humanité est un fait biologique, elle est aussi un construit culturel. Notre humanité biologique nous est transmise par l'hérédité. Notre humanité culturelle nous vient de l'éducation. Or, chez l'être humain, l'humanité biologique ne peut être reconnue qu'à travers l'humanité culturelle.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
20 octobre 2011
L'art
De plus en plus nous sommes entourés de vedettes mais des artistes nous n'en voyons guère. C'est l'art qui y perd.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
Liberté
La liberté c'est pouvoir se déterminer soi-même. Objectif à se redonner chaque matin pour faire face aux marchands d'illusions qui veulent nous enfermer dans leurs prisons dorées.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
Moralité
La moralité implique la liberté. Elle est ce que nous nous imposons à nous-même comme devoir envers autrui.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
19 octobre 2011
Le véritable esprit scientifique
Les sciences - surtout celles de la nature et de la santé - jouent un rôle primordial dans notre monde moderne : pour le meilleur et parfois pour le pire. L'idéologie dominante nous les présente comme pouvant régler tous les problèmes. Même que certains croient que les seuls problèmes dignes d'être posés sont ceux qui peuvent être traités scientifiquement. Cette idéologie fait dire à bien des commentateurs que les sciences sont arrogantes, conquérantes et impérialistes. En fait, il s'agit là d'un effet du rôle et de la place qu'on leur accorde. Mais, cet usage idéologique des sciences est bien éloigné du véritable esprit scientifique, lequel se caractérise non seulement par la curiosité mais aussi par la modestie, la prudence et un sens profond de ses limites.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
18 octobre 2011
Une discrimination acceptable
Dans nos sociétés de droits, nous refusons toute forme de discrimination sauf celle de l'argent. Celle-là, nous travaillons très fort non seulement à la conserver mais aussi à la faire croître.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
Le mythe de l'expérience
En éducation, le mythe de l'expérience est tenace. Avoir de l'expérience équivaut à être compétent. Or, l'expérience ne peut être synonyme de compétence. Un incompétent qui cumule des années de travail n'est qu'un incompétent expérimenté.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
Une mode
Avec le développement tout azimut des réseaux sociaux et des autres médias, on réagit souvent avant de penser et l'on s'exprime avant de s'être fait une idée.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
17 octobre 2011
L'humanité en nous
L'humanité en nous est à construire, toujours, sans relâche. Fragile, elle peut disparaître si vite pour laisser place à la barbarie, à la violence.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
14 octobre 2011
La sagesse des anciens
La sagesse des anciens nous devient de plus en plus inaccessible non parce qu'on ne peut plus trouver leurs oeuvres mais parce que nous ne possédons plus les codes pour comprendre ce qu'ils disent. Il s'agit là d'un grand malheur.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
La mort
La mort est notre lot commun. Or, il est devenu commun de l'oublier le plus possible.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
13 octobre 2011
Mensonge
L'être humain se berce souvent d'illusions...elles prennent des formes diverses : idéologies, mythes, utopies. Cela nous aide à vivre et nous ne saurions nous en passer. Mais, lorsque les illusions sont érigées en système et que ce système tente par tous les moyens d'enfermer l'individu dans ses fers, les illusions deviennent mensonges, tromperies, tyrannies. Or, il semble bien que de tout temps, les peuples ont eu à se battre contre ceux qui leur mentent et, par ces mensonges, veulent les dominer.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
10 octobre 2011
Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715
Ci-après, une recension d'un ouvrage de l'historien Gilles Havard dont la référence est :
Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715. Québec / Paris : Septentrion / Presses de L’Université de Paris-Sorbonne. 2003. 858 pp.
Gilles Havard est historien, membre du Centre de Recherches sur l’Histoire des États-Unis et du Canada (CRHEU) de Paris. Il a déjà publié The Great Peace of Montreal of 1701 : French-Native Diplomacy in Seventeenth Century (Montréal, McGill-Queen’s University Press) en 2001. Il a également co-signé l’ouvrage Histoire de l’Amérique française (Paris, Flammarion) en 2003. Bref, il s’agit d’un chercheur avisé en matière d’histoire du Canada et tout particulièrement en ce qui concerne la Nouvelle-France.
Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715 est un ouvrage monumental de tout près de 900 pages. Ce travail, très sérieux, se nourrit d’un nombre incommensurable de sources et s’abreuve tout autant à l’histoire qu’à l’anthropologie ou à la géographie. C’est en quelque sorte une tentative pour concilier l’historiographie québécoise et celle des historiens français. En effet, à l’instar des travaux québécois et contrairement à ceux de bien des historiens de France, la Nouvelle-France est présentée ici moins comme une société morte que comme le début d’une aventure qui se continue dans le Québec contemporain, une aventure qui se vit sous le signe du métissage.
L’auteur a divisé son livre en trois grandes parties et en douze chapitres. À travers ceux-ci, il nous fait revivre la rencontre de deux sociétés : celle des colons Français (des coureurs des bois, des missionnaires, des militaires) et celle des multiples peuples autochtones. Au fil de ces contacts, s’est tout un système d’échanges qui s’est mis en place. Ce système a favorisé l’acculturation mutuelle, le métissage, l’interdépendance des deux sociétés. Havard met remarquablement en scène les relations des Français et des Autochtones durant les 55 années qui vont de 1660 à 1715, époque où la Nouvelle-France est en plein essor et s’étend de plus en plus au delà de la vallée du Saint-Laurent jusqu’au Grands Lacs et au Mississippi.
L’auteur réalise une analyse fort intéressante de «l’indianisation» des Français tout en présentant les changements que vivent les Autochtones devenus sujets de l’Empire. Cette analyse dépasse les idées reçues qui présentent trop souvent les acteurs historiques d’une manière caricaturale. Havard nous laisse plutôt entrevoir un monde complexe fait de rapports, certes parfois conflictuels ou ambiguës, où tous et chacun – européens comme autochtones – sont appelés à vivre des transformations profondes. Ce contexte historique est donc placé sous le signe du métissage. Ainsi, plutôt que d’être présentée comme étant le résultat de l’asservissement d’une société (autochtone) par une autre (française), la Nouvelle-France y apparaît comme le fruit de la rencontre de deux mondes. En somme, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715 est un excellent livre qui saura répondre aux attentes de tous ceux qui s’intéressent à la genèse de notre pays.
Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715. Québec / Paris : Septentrion / Presses de L’Université de Paris-Sorbonne. 2003. 858 pp.
Gilles Havard est historien, membre du Centre de Recherches sur l’Histoire des États-Unis et du Canada (CRHEU) de Paris. Il a déjà publié The Great Peace of Montreal of 1701 : French-Native Diplomacy in Seventeenth Century (Montréal, McGill-Queen’s University Press) en 2001. Il a également co-signé l’ouvrage Histoire de l’Amérique française (Paris, Flammarion) en 2003. Bref, il s’agit d’un chercheur avisé en matière d’histoire du Canada et tout particulièrement en ce qui concerne la Nouvelle-France.
Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715 est un ouvrage monumental de tout près de 900 pages. Ce travail, très sérieux, se nourrit d’un nombre incommensurable de sources et s’abreuve tout autant à l’histoire qu’à l’anthropologie ou à la géographie. C’est en quelque sorte une tentative pour concilier l’historiographie québécoise et celle des historiens français. En effet, à l’instar des travaux québécois et contrairement à ceux de bien des historiens de France, la Nouvelle-France est présentée ici moins comme une société morte que comme le début d’une aventure qui se continue dans le Québec contemporain, une aventure qui se vit sous le signe du métissage.
L’auteur a divisé son livre en trois grandes parties et en douze chapitres. À travers ceux-ci, il nous fait revivre la rencontre de deux sociétés : celle des colons Français (des coureurs des bois, des missionnaires, des militaires) et celle des multiples peuples autochtones. Au fil de ces contacts, s’est tout un système d’échanges qui s’est mis en place. Ce système a favorisé l’acculturation mutuelle, le métissage, l’interdépendance des deux sociétés. Havard met remarquablement en scène les relations des Français et des Autochtones durant les 55 années qui vont de 1660 à 1715, époque où la Nouvelle-France est en plein essor et s’étend de plus en plus au delà de la vallée du Saint-Laurent jusqu’au Grands Lacs et au Mississippi.
L’auteur réalise une analyse fort intéressante de «l’indianisation» des Français tout en présentant les changements que vivent les Autochtones devenus sujets de l’Empire. Cette analyse dépasse les idées reçues qui présentent trop souvent les acteurs historiques d’une manière caricaturale. Havard nous laisse plutôt entrevoir un monde complexe fait de rapports, certes parfois conflictuels ou ambiguës, où tous et chacun – européens comme autochtones – sont appelés à vivre des transformations profondes. Ce contexte historique est donc placé sous le signe du métissage. Ainsi, plutôt que d’être présentée comme étant le résultat de l’asservissement d’une société (autochtone) par une autre (française), la Nouvelle-France y apparaît comme le fruit de la rencontre de deux mondes. En somme, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715 est un excellent livre qui saura répondre aux attentes de tous ceux qui s’intéressent à la genèse de notre pays.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
09 octobre 2011
On ne peut professionnaliser la fonction enseignante sans mobiliser la recherche
La sociologie des professions nous apprend que la question du savoir est un élément fondamental dans toute profession. En effet, il ne peut y avoir de profession sans un corpus de savoirs formalisés. Elle nous enseigne également que le processus de professionnalisation comporte une dimension politique au sens où un groupe ne peut se décréter lui-même professionnel, il doit plutôt le faire admettre par la société dans laquelle il s'insère. Ces éléments, savoir et pouvoir, sont donc comme les deux aspects d'une même réalité au sens où, premièrement, il n'y a pas de profession sans un corpus de savoirs formalisés et où, deuxièmement, il n'y a pas de profession sans un combat politique portant sur la reconnaissance de ces savoirs par le public.
En enseignement cela passe d'abord par l'identification des savoirs nécessaires pour enseigner. C'est la particularité proprement pédagogique du travail de l'enseignant qui est en cause ici. Des recherches en sciences de l'éducation ont rendu possible la mise au jour de savoirs pédagogiques permettant d'améliorer la compétence en enseignement. Mais cela n'est pas suffisant. La professionnalisation passe aussi par la reconnaissance par autrui de la qualité et la pertinence de ces savoirs. Il y a là une exigence politique au regard de ces savoirs. Par exemple, il y a plus de dix ans le Conseil supérieur de l'éducation posait déjà directement le problème dans cette direction: «le Conseil pense que des compétences faisant appel à ses savoirs d'ordres psychopédagogique et didactique devraient figurer au premier plan du programme de formation des maîtres.» (p. 58). On ne pouvait que se réjouir d'une telle prise de position en faveur des savoirs pédagogiques mais il est clair que le débat est loin d'être gagné tant certaines idées reçues perdurent. Encore aujourd'hui, en cette fin de 2011, d'aucuns pensent encore qu'enseigner s'apprend d'abord sur le tas, que les savoirs de la matière suffisent ou, pire, que savoir enseigner est une chose innée. Autant de positions anti-professionnelles.
RÉFÉRENCE :
Conseil supérieur de l'éducation (1997). Enseigner au collégial: une pratique professionnelle en renouvellement. Avis à la ministre de l'Éducation. Québec: Gouvernement du Québec.
En enseignement cela passe d'abord par l'identification des savoirs nécessaires pour enseigner. C'est la particularité proprement pédagogique du travail de l'enseignant qui est en cause ici. Des recherches en sciences de l'éducation ont rendu possible la mise au jour de savoirs pédagogiques permettant d'améliorer la compétence en enseignement. Mais cela n'est pas suffisant. La professionnalisation passe aussi par la reconnaissance par autrui de la qualité et la pertinence de ces savoirs. Il y a là une exigence politique au regard de ces savoirs. Par exemple, il y a plus de dix ans le Conseil supérieur de l'éducation posait déjà directement le problème dans cette direction: «le Conseil pense que des compétences faisant appel à ses savoirs d'ordres psychopédagogique et didactique devraient figurer au premier plan du programme de formation des maîtres.» (p. 58). On ne pouvait que se réjouir d'une telle prise de position en faveur des savoirs pédagogiques mais il est clair que le débat est loin d'être gagné tant certaines idées reçues perdurent. Encore aujourd'hui, en cette fin de 2011, d'aucuns pensent encore qu'enseigner s'apprend d'abord sur le tas, que les savoirs de la matière suffisent ou, pire, que savoir enseigner est une chose innée. Autant de positions anti-professionnelles.
RÉFÉRENCE :
Conseil supérieur de l'éducation (1997). Enseigner au collégial: une pratique professionnelle en renouvellement. Avis à la ministre de l'Éducation. Québec: Gouvernement du Québec.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
07 octobre 2011
Il faut lire...
Il faut lire :
Tahar Ben Jalloun (2011). L'étincelle. Révoltes dans les pays arabes. Paris : Gallimard.
Pour comprendre et aussi pour se rappeler, blasés et cyniques que nous sommes, qu'il est encore possible de se soulever contre la tyrannie.
Tahar Ben Jalloun (2011). L'étincelle. Révoltes dans les pays arabes. Paris : Gallimard.
Pour comprendre et aussi pour se rappeler, blasés et cyniques que nous sommes, qu'il est encore possible de se soulever contre la tyrannie.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
06 octobre 2011
Medias et angoisse
Dans notre monde, les médias stimulent et entretiennent l'angoisse. Or, un peuple angoissé demande protection et cela est toujours bien reçu par le pouvoir qui ainsi se voit légitimé de renforcé son emprise sur les citoyens.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
Capitalisme et démocratie
Bien des auteurs, depuis quelques décennies, ont affirmé que la démocratie et le capitalisme sont liés l'un à l'autre. Si historiquement cela est évident, il ne découle pas de ce constat qu'ils sont liés «par nature». Ce discours qui dit que la démocratie ne saurait exister sans le capitalisme n'est en fait qu'un discours idéologique légitimant la machine inhumaine qu'est ce régime économique (et dont l'inhumanité s'est accrue depuis les années 1980 avec la montée du capitalisme financier). Il faut donc rester vigilant et critique devant de tels propos.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
05 octobre 2011
Le mensonge rend fou
Le mensonge a pour effet de fausser la perception de la réalité de celui qui en est victime. On peut donc dire que le mensonge, au sens strict, rend fou.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
La vérité
Nous aimons la vérité car nous aimons ce qui nous aide à vivre mieux.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
04 octobre 2011
La souffrance des enseignants
Les paragraphes qui suivent présentent l'ouvrage :
Lantheaume, F., Hélou, C. (2008). La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Paris : Presses universitaires de France. Collection Éducation et société. 173 pages.
Cet ouvrage de Françoise Lantheaume et Christophe Hélou (tous deux membres de l’unité mixte de recherche Éducation et politiques, Lyon 2 Inrp) a pour principal projet de présenter de quelles manières les difficultés inhérentes à la pratique enseignante organisent non seulement les souffrances mais aussi les joies du métier. Pour ce faire, les auteurs utilisent les difficultés du métier comme analyseur. C’est dire que ces dernières sont envisagées ici moins comme des accidents de parcours ou des anomalies, qu’en tant que dimensions constitutives des tâches enseignantes. En fait, comme nous le rappellent les auteurs, en France à tout le moins, la question du malaise du métier enseignant est plus médiatisée que véritablement étudiée. En cela, Lantheaume et Hélou souhaitent combler un vide de la sociologie du travail enseignant.
La recherche à la base de cet ouvrage a été menée dans le cadre d’une convention entre la Fondation pour la santé publique de la MGEN et l’Institut national de recherche pédagogique. Les deux auteurs adoptent – comme le sous-titre du livre l’indique – une posture pragmatique et centrent leur attention non pas sur les épreuves extraordinaires que peuvent vivre les enseignants, épreuves qui, parfois, conduisent au burn out. Ce sont les douleurs, les problèmes, les souffrances «ordinaires» qui sont ici analysés. Ce sont aussi les explications, les justifications qu’en donnent les enseignants qui sont étudiées. Bref, les deux chercheurs nous plongent au cœur du quotidien des enseignants.
Pour ce faire, selon une approche inspirée de l’interactionnisme, l’établissement a été choisi comme lieu où s’incarnent les épreuves. Ainsi, des académies, des collèges et des lycées ont été sélectionnés en prenant soin de retenir des cas différenciés quant à leurs caractéristiques sociogéographiques. L’étude comparée de plusieurs cas a été retenue. Plus de 120 enseignants mais aussi une quarantaine d’«experts de la difficulté enseignante» (chefs d’établissement, directions des ressources humaines, secrétariat généraux de rectorat, assistance sociale, inspecteurs, etc.) ont été rencontrés en entrevues (semi-directives). L’étude s’est échelonnée sur une année scolaire complète durant laquelle des observations en classe et dans d’autres activités professionnelles ont également été conduites. Quelques semaines avant la fin de la période de cueillette des données, des entretiens de groupe ont été conduits ayant pour thèmes des questions en débat dans l’établissement. Enfin, dans le but de compléter l’étude ethnographique des établissements, un questionnaire a été administré aux enseignants. Bref, la recherche présentée ici s’appuie sur une abondance de données des plus pertinentes.
Voyons maintenant brièvement la structure de l’ouvrage. L’œuvre que nous donnent à découvrir Lantheaume et Hélou est divisé en trois grandes parties qui regroupent sept chapitres. La première partie aborde la question de la construction de l’enseignant en difficulté dans le discours des «experts». La deuxième partie, essentiellement basée sur les entrevues avec les enseignants, donne à voir et à comprendre leurs difficultés. Enfin, la troisième partie jette un regard sur l’autre côté de la médaille soit le dépassement et le contournement des problèmes. Examinons un peu plus en détails le contenu de ces trois parties.
Le discours des experts de la gestion de la souffrance des enseignants nous fait découvrir une forte tendance à une vision essentialiste du problème où l’on passe subtilement de la notion de «l’enseignant qui éprouve des difficultés» à celle de «l’enseignant en difficulté». Ce glissement du discours démontre que les experts prennent peu en compte le contexte de travail dans leur analyse des problèmes des enseignants pour privilégier une analyse centrée sur la personne. Ce type d’approche du problème – une psychologisation des relations professionnelles – semble en étroite conjonction avec un monde du travail où les exigences de rendement et de performance se font de plus en plus grandes envers le travailleur. Cette analyse de Lantheaume et Hélou rejoint, dans une certaine mesure, des recherches menées en contexte nord-américain. En effet, dans un esprit quelque peu différent mais qui n’est pas sans similarités, cette question de la gestion des difficultés des enseignants par le milieu scolaire a été abordée à partir du concept d’incompétence pédagogique. Ce courant de recherche a notamment démontré la difficulté à définir l’incompétence pédagogique et à assurer une «gestion» du problème pouvant dépasser une approche punitive et culpabilisante de l’enseignant.
La présentation des difficultés ordinaires des enseignants occupe la partie centrale du livre. On y découvre que «l’emprise du travail» est source de douleurs pour les enseignants. Métier qui se caractérise entre autres par la «porosité» de ses différentes dimensions, l’enseignement provoque usure morale et épuisement face à l’exigence constante de justification de son action vis-à-vis différents acteurs (étudiants, parents, directions, collègues, voir même le grand public). Activité professionnelle qu’on peut difficilement exercer à distance de soi, l’enseignement commande une implication entière de la personne rendant alors les blessures professionnelles d’autant plus profondes. Un problème professionnel sera par conséquent facilement vécu comme un échec personnel. Or, l’institution éducative (tant locale que nationale) semble peu soutenir l’enseignant et, à toutes fins utiles, le laisse seul devant les différentes exigences à rencontrer (lesquelles peuvent être contradictoires). À cet égard, le rapport aux parents est exemplaire. Ces derniers, adoptant souvent une posture consumériste face à l’école, exercent une pression de plus en plus grande sur nombre d’enseignants, accroissant leur stress et leur désarroi. Plus profondément encore, face à l’ampleur du travail à faire, à sa complexification (l’enseignement à des publics jugés de plus en plus «difficiles», la diversité des tâches à accomplir), à l’impression d’être laissés à eux-mêmes, les enseignants ressentent un sentiment d’impuissance qui en conduit beaucoup au fatalisme.
Les auteurs n’en restent toutefois pas à cette vision quelque peu déprimante du métier enseignant et la troisième partie est ainsi consacrée aux manières de faire face à ce qui cause des souffrances et donc aux joies de l’enseignement. On découvre à ce propos que le plaisir d’enseigner est difficilement avoué. Ainsi, les enseignants en parlent avec beaucoup de pudeur, en utilisant souvent des expressions qui sont de véritables euphémismes : ne pas trop s’ennuyer, ne pas avoir trop de problèmes, se sentir confortable dans son rôle, etc. En fait, ce qui peut être cause de douleur peut aussi être occasion de plaisir. Par exemple, sur le plan identitaire, si l’autonomie (être maître dans sa classe avec tout ce que cela comporte de solitude professionnelle) et la responsabilité (devoir rendre seul des comptes) peuvent être sources de souffrances, elles sont aussi deux dimensions du métier où peuvent prendre corps de réelles satisfactions professionnelles. Pas étonnant dans ces conditions que les enseignants considèrent comme essentielle la liberté pédagogique dont ils jouissent encore. En fait, paradoxalement, si l’individualisme du métier est dénoncé, il apparaît également grandement souhaité par les enseignants car même s’il est cause de souffrances, il est en même temps gage d’autonomie. Peu certain de son expertise propre, l’enseignement apparaît alors comme un métier qui, par crainte des regards externes, cultive jalousement son caractère individualiste.
On l’aura compris, l’ouvrage de Lantheaume et Hélou est d’un grand intérêt. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage «scientifique», sa langue et sa structure, toujours limpides, en font une œuvre accessible non seulement aux spécialistes mais aussi à un public cultivé intéressé par le métier enseignant. À de multiples reprises, tout au long du livre, les auteurs font un usage judicieux d’extraits d’entrevues. C’est justement ici que nous pouvons soulever une réserve face à leur travail. En effet, les auteurs indiquent avoir aussi fait des observations en milieu de travail, réalisé des entrevues de groupes, étudié des documents internes aux institutions. Or, la présentation des résultats de la recherche et l’analyse des données semble reposer uniquement sur les entrevues de sorte qu’il est impossible de savoir si les autres données ont été réellement utilisées et quel éclairage spécifique, le cas échéant, elles ont apporté. En outre, une des hypothèse de départ des auteurs – à savoir que la souffrance ordinaire des enseignants doit être mise en relation avec les nouveaux modes de management – nous semble insuffisamment démontrée. Ce lien, en effet, apparaît plutôt esquissé, suggéré, que véritablement établi. Ces quelques faiblesses ne réduisent cependant pas l’intérêt de l’ouvrage et sa pertinence pour la sociologie du travail enseignant et nous ne pouvons qu’être d’accord avec les auteurs lorsqu’ils soutiennent que le métier semble échapper aux enseignants et que, par conséquent, l’un des enjeux auxquels ils font face réside dans le développement de leur capacité collective à définir les règles de leur métier.
En terminant soulignons qu’il serait du plus grand intérêt de réaliser une étude similaire mais cette fois comparative entre divers pays. En effet, si ces dernières années l’organisation du travail enseignant semble avoir suivi une tendance vers la convergence (à tout le moins dans nombre de pays occidentaux), des spécificités nationales demeurent. Une étude comparative à l’échelle internationale permettrait notamment de vérifier : si les nouveaux modes de management présentent le même visage selon les pays; si, au regard des souffrances et des joies, le métier enseignant présente des spécificités nationales; de cerner quelles sont les stratégies de contournement des problèmes propres à tous et quelles sont celles qui sont particulières à des contextes nationaux, etc. En somme, à l’instar des travaux de Lessard et Tardif au Québec, l’ouvrage de Lantheaume et Hélou ouvre des perspectives de recherche des plus riches et intéressantes.
Lantheaume, F., Hélou, C. (2008). La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Paris : Presses universitaires de France. Collection Éducation et société. 173 pages.
Cet ouvrage de Françoise Lantheaume et Christophe Hélou (tous deux membres de l’unité mixte de recherche Éducation et politiques, Lyon 2 Inrp) a pour principal projet de présenter de quelles manières les difficultés inhérentes à la pratique enseignante organisent non seulement les souffrances mais aussi les joies du métier. Pour ce faire, les auteurs utilisent les difficultés du métier comme analyseur. C’est dire que ces dernières sont envisagées ici moins comme des accidents de parcours ou des anomalies, qu’en tant que dimensions constitutives des tâches enseignantes. En fait, comme nous le rappellent les auteurs, en France à tout le moins, la question du malaise du métier enseignant est plus médiatisée que véritablement étudiée. En cela, Lantheaume et Hélou souhaitent combler un vide de la sociologie du travail enseignant.
La recherche à la base de cet ouvrage a été menée dans le cadre d’une convention entre la Fondation pour la santé publique de la MGEN et l’Institut national de recherche pédagogique. Les deux auteurs adoptent – comme le sous-titre du livre l’indique – une posture pragmatique et centrent leur attention non pas sur les épreuves extraordinaires que peuvent vivre les enseignants, épreuves qui, parfois, conduisent au burn out. Ce sont les douleurs, les problèmes, les souffrances «ordinaires» qui sont ici analysés. Ce sont aussi les explications, les justifications qu’en donnent les enseignants qui sont étudiées. Bref, les deux chercheurs nous plongent au cœur du quotidien des enseignants.
Pour ce faire, selon une approche inspirée de l’interactionnisme, l’établissement a été choisi comme lieu où s’incarnent les épreuves. Ainsi, des académies, des collèges et des lycées ont été sélectionnés en prenant soin de retenir des cas différenciés quant à leurs caractéristiques sociogéographiques. L’étude comparée de plusieurs cas a été retenue. Plus de 120 enseignants mais aussi une quarantaine d’«experts de la difficulté enseignante» (chefs d’établissement, directions des ressources humaines, secrétariat généraux de rectorat, assistance sociale, inspecteurs, etc.) ont été rencontrés en entrevues (semi-directives). L’étude s’est échelonnée sur une année scolaire complète durant laquelle des observations en classe et dans d’autres activités professionnelles ont également été conduites. Quelques semaines avant la fin de la période de cueillette des données, des entretiens de groupe ont été conduits ayant pour thèmes des questions en débat dans l’établissement. Enfin, dans le but de compléter l’étude ethnographique des établissements, un questionnaire a été administré aux enseignants. Bref, la recherche présentée ici s’appuie sur une abondance de données des plus pertinentes.
Voyons maintenant brièvement la structure de l’ouvrage. L’œuvre que nous donnent à découvrir Lantheaume et Hélou est divisé en trois grandes parties qui regroupent sept chapitres. La première partie aborde la question de la construction de l’enseignant en difficulté dans le discours des «experts». La deuxième partie, essentiellement basée sur les entrevues avec les enseignants, donne à voir et à comprendre leurs difficultés. Enfin, la troisième partie jette un regard sur l’autre côté de la médaille soit le dépassement et le contournement des problèmes. Examinons un peu plus en détails le contenu de ces trois parties.
Le discours des experts de la gestion de la souffrance des enseignants nous fait découvrir une forte tendance à une vision essentialiste du problème où l’on passe subtilement de la notion de «l’enseignant qui éprouve des difficultés» à celle de «l’enseignant en difficulté». Ce glissement du discours démontre que les experts prennent peu en compte le contexte de travail dans leur analyse des problèmes des enseignants pour privilégier une analyse centrée sur la personne. Ce type d’approche du problème – une psychologisation des relations professionnelles – semble en étroite conjonction avec un monde du travail où les exigences de rendement et de performance se font de plus en plus grandes envers le travailleur. Cette analyse de Lantheaume et Hélou rejoint, dans une certaine mesure, des recherches menées en contexte nord-américain. En effet, dans un esprit quelque peu différent mais qui n’est pas sans similarités, cette question de la gestion des difficultés des enseignants par le milieu scolaire a été abordée à partir du concept d’incompétence pédagogique. Ce courant de recherche a notamment démontré la difficulté à définir l’incompétence pédagogique et à assurer une «gestion» du problème pouvant dépasser une approche punitive et culpabilisante de l’enseignant.
La présentation des difficultés ordinaires des enseignants occupe la partie centrale du livre. On y découvre que «l’emprise du travail» est source de douleurs pour les enseignants. Métier qui se caractérise entre autres par la «porosité» de ses différentes dimensions, l’enseignement provoque usure morale et épuisement face à l’exigence constante de justification de son action vis-à-vis différents acteurs (étudiants, parents, directions, collègues, voir même le grand public). Activité professionnelle qu’on peut difficilement exercer à distance de soi, l’enseignement commande une implication entière de la personne rendant alors les blessures professionnelles d’autant plus profondes. Un problème professionnel sera par conséquent facilement vécu comme un échec personnel. Or, l’institution éducative (tant locale que nationale) semble peu soutenir l’enseignant et, à toutes fins utiles, le laisse seul devant les différentes exigences à rencontrer (lesquelles peuvent être contradictoires). À cet égard, le rapport aux parents est exemplaire. Ces derniers, adoptant souvent une posture consumériste face à l’école, exercent une pression de plus en plus grande sur nombre d’enseignants, accroissant leur stress et leur désarroi. Plus profondément encore, face à l’ampleur du travail à faire, à sa complexification (l’enseignement à des publics jugés de plus en plus «difficiles», la diversité des tâches à accomplir), à l’impression d’être laissés à eux-mêmes, les enseignants ressentent un sentiment d’impuissance qui en conduit beaucoup au fatalisme.
Les auteurs n’en restent toutefois pas à cette vision quelque peu déprimante du métier enseignant et la troisième partie est ainsi consacrée aux manières de faire face à ce qui cause des souffrances et donc aux joies de l’enseignement. On découvre à ce propos que le plaisir d’enseigner est difficilement avoué. Ainsi, les enseignants en parlent avec beaucoup de pudeur, en utilisant souvent des expressions qui sont de véritables euphémismes : ne pas trop s’ennuyer, ne pas avoir trop de problèmes, se sentir confortable dans son rôle, etc. En fait, ce qui peut être cause de douleur peut aussi être occasion de plaisir. Par exemple, sur le plan identitaire, si l’autonomie (être maître dans sa classe avec tout ce que cela comporte de solitude professionnelle) et la responsabilité (devoir rendre seul des comptes) peuvent être sources de souffrances, elles sont aussi deux dimensions du métier où peuvent prendre corps de réelles satisfactions professionnelles. Pas étonnant dans ces conditions que les enseignants considèrent comme essentielle la liberté pédagogique dont ils jouissent encore. En fait, paradoxalement, si l’individualisme du métier est dénoncé, il apparaît également grandement souhaité par les enseignants car même s’il est cause de souffrances, il est en même temps gage d’autonomie. Peu certain de son expertise propre, l’enseignement apparaît alors comme un métier qui, par crainte des regards externes, cultive jalousement son caractère individualiste.
On l’aura compris, l’ouvrage de Lantheaume et Hélou est d’un grand intérêt. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage «scientifique», sa langue et sa structure, toujours limpides, en font une œuvre accessible non seulement aux spécialistes mais aussi à un public cultivé intéressé par le métier enseignant. À de multiples reprises, tout au long du livre, les auteurs font un usage judicieux d’extraits d’entrevues. C’est justement ici que nous pouvons soulever une réserve face à leur travail. En effet, les auteurs indiquent avoir aussi fait des observations en milieu de travail, réalisé des entrevues de groupes, étudié des documents internes aux institutions. Or, la présentation des résultats de la recherche et l’analyse des données semble reposer uniquement sur les entrevues de sorte qu’il est impossible de savoir si les autres données ont été réellement utilisées et quel éclairage spécifique, le cas échéant, elles ont apporté. En outre, une des hypothèse de départ des auteurs – à savoir que la souffrance ordinaire des enseignants doit être mise en relation avec les nouveaux modes de management – nous semble insuffisamment démontrée. Ce lien, en effet, apparaît plutôt esquissé, suggéré, que véritablement établi. Ces quelques faiblesses ne réduisent cependant pas l’intérêt de l’ouvrage et sa pertinence pour la sociologie du travail enseignant et nous ne pouvons qu’être d’accord avec les auteurs lorsqu’ils soutiennent que le métier semble échapper aux enseignants et que, par conséquent, l’un des enjeux auxquels ils font face réside dans le développement de leur capacité collective à définir les règles de leur métier.
En terminant soulignons qu’il serait du plus grand intérêt de réaliser une étude similaire mais cette fois comparative entre divers pays. En effet, si ces dernières années l’organisation du travail enseignant semble avoir suivi une tendance vers la convergence (à tout le moins dans nombre de pays occidentaux), des spécificités nationales demeurent. Une étude comparative à l’échelle internationale permettrait notamment de vérifier : si les nouveaux modes de management présentent le même visage selon les pays; si, au regard des souffrances et des joies, le métier enseignant présente des spécificités nationales; de cerner quelles sont les stratégies de contournement des problèmes propres à tous et quelles sont celles qui sont particulières à des contextes nationaux, etc. En somme, à l’instar des travaux de Lessard et Tardif au Québec, l’ouvrage de Lantheaume et Hélou ouvre des perspectives de recherche des plus riches et intéressantes.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
03 octobre 2011
À propos de l'obligation des résultats en éducation
Ci-après, une recension d'un ouvrage collectif issu des Entretiens Jacques-Cartier.
Claude Lessard et Philippe Meirieu (dir.), L’obligation de résultats en éducation, Québec, Les Presses de l’Université Laval, collection Formation et profession du CRIFPE, 2004, 327 p.
Voici un ouvrage issu des Entretiens Jacques-Cartier tenus à l’Université de Montréal en 2000. Il présente les contributions de dix-neuf chercheurs en sciences de l’éducation provenant du Québec, de l’Ontario, de la France, de la Belgique et de la Suisse. Divisé en dix-sept chapitres auxquels s’ajoute une conclusion synthèse de la main du professeur Claude Lessard de l’Université de Montréal, ce collectif aborde sous différents angles la problématique de l’obligation de résultats en éducation. Cette problématique, devenue incontournable dans le domaine éducatif, reçoit ici un traitement multiple. Elle est pensée tantôt en référence aux apprentissages des élèves, parfois en tant que responsabilité d’un groupe professionnel, ou encore en rapport avec les moyens, les processus ou les procédures de travail, enfin, elle peut être analysée sous l’angle des compétences des enseignants.
Ce livre collectif met donc en lumière un défi lancé depuis quelques années à la plupart des systèmes scolaires en Occident à savoir que ceux-ci sont sommés de rendre des comptes à la population. On exige en effet des acteurs scolaires plus de transparence et ces derniers sont désormais de plus en plus tenus responsables du rendement des élèves. Cette nouvelle donne s’inscrit dans le cadre plus général du développement d’un nouveau rapport à l’éducation perçue maintenant comme un bien de consommation. Ce rapport consumériste aux savoirs scolaires incite les décideurs à mettre en place un mode de régulation de l’éducation basé sur des indicateurs quantitatifs du rendement interne et externe du système scolaire. Les différents palmarès des écoles ainsi que le PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves) de l’OCDE sont autant de symboles de cette nouvelle tendance. Comme le souligne pertinemment Claude Lessard en introduction :
«Cette logique des indicateurs, impulsée par le haut du système éducatif et par les organisations internationales (OCDE, Banque mondiale), rejoint celle du marché, de la concurrence et du libre choix des parents, de plus en plus populaire auprès des parents usagers, aisément convaincus qu’ils n’ont pas de recours contre le système public en place et que le seul comportement efficace à leur portée n’est pas la participation citoyenne à la gestion du système, mais plutôt la sortie du système et la mobilité sur le quasi marché éducatif» (p. 2).
L’ensemble des contributions réunies ici met justement en scène les conséquences réelles de ce mode de régulation sur les établissements scolaires et sur les personnes qui y oeuvrent. Tous les auteurs, d’une manière ou d’une autre, se montrent préoccupés par les récents développements en matière de politique éducative et questionnent l’accent mis actuellement sur l’imputabilité et sur la reddition de compte. Ces critiques à l’endroit de ce qu’il est légitime de nommer une idéologie pourraient être faites à partir d’un point de vue privilégiant le statu quo ou à partir d’une vision nostalgique d’un passé scolaire mythique. Tel n’est pas le cas. Plutôt, l’inquiétude des signataires des divers chapitres prend racine dans un certain nombre d’interrogations que soulève l’obligation des résultats : L’école du marché met-elle en danger l’école commune ? Peut-on exiger les mêmes résultats de toutes les écoles sans tenir compte des caractéristiques des élèves qui les fréquentent ? Quelle part de responsabilité les enseignants prennent-ils dans la réussite des élèves ? Quels effets peuvent avoir sur la pratique professionnelle et sur l’autonomie au travail des enseignants l’augmentation du pouvoir des parents (ou des élèves) définis maintenant comme étant des clients ?
En fait, cet ouvrage démontre qu’un travail interactif comme celui de l’enseignant – travail où le matériau est un être humain (l’élève) et qui nécessite donc son consentement afin que le résultat (l’apprentissage) advienne – ne saurait être évalué qu’avec prudence et qu’à cet égard il serait peut-être préférable de parler d’obligation de compétences de la part des professionnels que d’obligation de résultats. Le danger, bien réel, est que la nouvelle «orthodoxie bureaucratique», qui impose son approche managériale tout azimut, ne conduise à l’étouffement de toute forme d’innovation dans les milieux scolaires obnubilés dorénavant par l’approche client où la satisfaction immédiate de ce dernier fait foi de tout.
À travers des réflexions sérieuses et fouillées, cet ouvrage nous rappelle que la logique du marché se saurait être transposée intégralement en contexte scolaire sans que cela n’entraîne des effets pervers qui nuiraient à l’ensemble du système. Ainsi, l’obligation des résultats ne devrait pas être définie d’abord en référence aux apprentissages des élèves mais pensée en terme de responsabilité collective des intervenants scolaires et de moyens mis en place pour favoriser l’apprentissage. Comme le résume éloquemment le professeur Lessard en conclusion de ce livre :
«En somme, l’obligation de résultats en éducation ne peut évacuer totalement les apprentissages réalisés par les élèves; elle est à la fois collective et individuelle, elle ne peut se réduire à des moyens, mais doit plutôt se concevoir comme l’obligation de construire et de bonifier constamment sa compétence à enseigner, en collégialité et en concertation avec les autres intervenants de l’école. Cela implique le souci des effets de son enseignement sur les élèves, le devoir de rechercher les meilleurs moyens et stratégies disponibles, efficaces et raisonnablement applicables, ainsi que le partage avec les collègues des bons coups comme des moins bons coups» (p. 308).
En fin de compte, les auteurs de ce collectif nous mettent en garde contre une vision réductrice de l’éducation définie uniquement en terme de réussite à des tests standardisés. Plus encore, ils nous fournissent matière à penser au-delà des lieux communs et des slogans si fréquents dans les controverses entourant l’éducation. Il s’agit là, assurément, d’une contribution importante au débat sur l’évolution de nos systèmes scolaires.
Claude Lessard et Philippe Meirieu (dir.), L’obligation de résultats en éducation, Québec, Les Presses de l’Université Laval, collection Formation et profession du CRIFPE, 2004, 327 p.
Voici un ouvrage issu des Entretiens Jacques-Cartier tenus à l’Université de Montréal en 2000. Il présente les contributions de dix-neuf chercheurs en sciences de l’éducation provenant du Québec, de l’Ontario, de la France, de la Belgique et de la Suisse. Divisé en dix-sept chapitres auxquels s’ajoute une conclusion synthèse de la main du professeur Claude Lessard de l’Université de Montréal, ce collectif aborde sous différents angles la problématique de l’obligation de résultats en éducation. Cette problématique, devenue incontournable dans le domaine éducatif, reçoit ici un traitement multiple. Elle est pensée tantôt en référence aux apprentissages des élèves, parfois en tant que responsabilité d’un groupe professionnel, ou encore en rapport avec les moyens, les processus ou les procédures de travail, enfin, elle peut être analysée sous l’angle des compétences des enseignants.
Ce livre collectif met donc en lumière un défi lancé depuis quelques années à la plupart des systèmes scolaires en Occident à savoir que ceux-ci sont sommés de rendre des comptes à la population. On exige en effet des acteurs scolaires plus de transparence et ces derniers sont désormais de plus en plus tenus responsables du rendement des élèves. Cette nouvelle donne s’inscrit dans le cadre plus général du développement d’un nouveau rapport à l’éducation perçue maintenant comme un bien de consommation. Ce rapport consumériste aux savoirs scolaires incite les décideurs à mettre en place un mode de régulation de l’éducation basé sur des indicateurs quantitatifs du rendement interne et externe du système scolaire. Les différents palmarès des écoles ainsi que le PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves) de l’OCDE sont autant de symboles de cette nouvelle tendance. Comme le souligne pertinemment Claude Lessard en introduction :
«Cette logique des indicateurs, impulsée par le haut du système éducatif et par les organisations internationales (OCDE, Banque mondiale), rejoint celle du marché, de la concurrence et du libre choix des parents, de plus en plus populaire auprès des parents usagers, aisément convaincus qu’ils n’ont pas de recours contre le système public en place et que le seul comportement efficace à leur portée n’est pas la participation citoyenne à la gestion du système, mais plutôt la sortie du système et la mobilité sur le quasi marché éducatif» (p. 2).
L’ensemble des contributions réunies ici met justement en scène les conséquences réelles de ce mode de régulation sur les établissements scolaires et sur les personnes qui y oeuvrent. Tous les auteurs, d’une manière ou d’une autre, se montrent préoccupés par les récents développements en matière de politique éducative et questionnent l’accent mis actuellement sur l’imputabilité et sur la reddition de compte. Ces critiques à l’endroit de ce qu’il est légitime de nommer une idéologie pourraient être faites à partir d’un point de vue privilégiant le statu quo ou à partir d’une vision nostalgique d’un passé scolaire mythique. Tel n’est pas le cas. Plutôt, l’inquiétude des signataires des divers chapitres prend racine dans un certain nombre d’interrogations que soulève l’obligation des résultats : L’école du marché met-elle en danger l’école commune ? Peut-on exiger les mêmes résultats de toutes les écoles sans tenir compte des caractéristiques des élèves qui les fréquentent ? Quelle part de responsabilité les enseignants prennent-ils dans la réussite des élèves ? Quels effets peuvent avoir sur la pratique professionnelle et sur l’autonomie au travail des enseignants l’augmentation du pouvoir des parents (ou des élèves) définis maintenant comme étant des clients ?
En fait, cet ouvrage démontre qu’un travail interactif comme celui de l’enseignant – travail où le matériau est un être humain (l’élève) et qui nécessite donc son consentement afin que le résultat (l’apprentissage) advienne – ne saurait être évalué qu’avec prudence et qu’à cet égard il serait peut-être préférable de parler d’obligation de compétences de la part des professionnels que d’obligation de résultats. Le danger, bien réel, est que la nouvelle «orthodoxie bureaucratique», qui impose son approche managériale tout azimut, ne conduise à l’étouffement de toute forme d’innovation dans les milieux scolaires obnubilés dorénavant par l’approche client où la satisfaction immédiate de ce dernier fait foi de tout.
À travers des réflexions sérieuses et fouillées, cet ouvrage nous rappelle que la logique du marché se saurait être transposée intégralement en contexte scolaire sans que cela n’entraîne des effets pervers qui nuiraient à l’ensemble du système. Ainsi, l’obligation des résultats ne devrait pas être définie d’abord en référence aux apprentissages des élèves mais pensée en terme de responsabilité collective des intervenants scolaires et de moyens mis en place pour favoriser l’apprentissage. Comme le résume éloquemment le professeur Lessard en conclusion de ce livre :
«En somme, l’obligation de résultats en éducation ne peut évacuer totalement les apprentissages réalisés par les élèves; elle est à la fois collective et individuelle, elle ne peut se réduire à des moyens, mais doit plutôt se concevoir comme l’obligation de construire et de bonifier constamment sa compétence à enseigner, en collégialité et en concertation avec les autres intervenants de l’école. Cela implique le souci des effets de son enseignement sur les élèves, le devoir de rechercher les meilleurs moyens et stratégies disponibles, efficaces et raisonnablement applicables, ainsi que le partage avec les collègues des bons coups comme des moins bons coups» (p. 308).
En fin de compte, les auteurs de ce collectif nous mettent en garde contre une vision réductrice de l’éducation définie uniquement en terme de réussite à des tests standardisés. Plus encore, ils nous fournissent matière à penser au-delà des lieux communs et des slogans si fréquents dans les controverses entourant l’éducation. Il s’agit là, assurément, d’une contribution importante au débat sur l’évolution de nos systèmes scolaires.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
02 octobre 2011
Curriculum au primaire
Ci-après, une recension d'un ouvrage sur le curriculum de l'école primaire.
Lenoir, Y., Larose, F., Lessard, C. (Dir.). (2005). Le curriculum de l’enseignement primaire : regards critiques sur ses fondements et ses lignes directrices. Sherbrooke : Éditions du CRP.
Cet ouvrage est volumineux puisqu’il fait 421 pages, regroupe 31 auteurs et se divise en vingt chapitres auxquels s’ajoutent une préface signée par Bernard Rey, une introduction réalisée les professeurs Lenoir, Larose, Lessard et une conclusion de Colette Deaudelin. Les vingt chapitres sont regroupés en quatre parties : 1) Les fondements du curriculum : les dimensions culturelle et épistémologique; 2) Les fondements du curriculum : les dimensions structurelles; 3) Impacts de quelques changements curriculaires; 4) Le point de vue de différents acteurs.
D’abord, l’à propos de l’ouvrage saute immédiatement aux yeux. En effet, la réforme des programmes n’a pas fini de faire couler de l’encre et d’alimenter des débats parfois acrimonieux. Il est ainsi trop fréquent de lire dans la presse ou d’entendre dans les médias des points de vue qui confinent malheureusement à la condamnation rapide de la réforme. L’analyse patiente et le regard objectif apparaissent nécessaires afin de calmer le jeu et d’éviter toute action intempestive et regrettable. Cet ouvrage permet justement de «se faire une tête» sur la réforme du curriculum au primaire. Les différents auteurs évitent tout autant le blâme facile que l’admiration béate. Chacun, à sa manière, y développe un vision nuancée, éclairée et stimulante de différents aspects de la réforme : les fondements épistémologiques, l’approche culturelle, l’approche par compétences, les cycles d’apprentissage, les domaines généraux de formation, l’évaluation des apprentissages, la gestion de classe, etc.
Ensuite, les textes regroupés dans cet ouvrage sont de qualités. Bien entendu, certains se démarquent par l’acuité de leur position et la finesse de leur analyse. On notera au passage les contributions suivantes : celle de Saint-Jacques et Chené sur la culture dans le curriculum (chapitre deux), de Lenoir et Larose au sujet de la perspective constructiviste adoptée dans le cadre de la réforme (cinquième chapitre), d’Arsenault et Lenoir sur les modèles de référence dans les cycles d’apprentissage (chapitre neuf), de Boutet en ce qui a trait à l’éducation relative à l’environnement (onzième chapitre), de Lemay en ce qui concerne les questions de droit et de justice en matière d’évaluation des apprentissages (douzième chapitre).
De plus, autre élément positif, ce collectif donne aussi une certaine place à quelques acteurs du milieu scolaire. Leurs contributions sont regroupées dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage. Nous saluons l’initiative car trop peu d’ouvrages universitaires offrent ainsi un espace d’expression aux intervenants scolaires. Le rapprochement entre les «deux mondes» est pourtant souhaité depuis longtemps tant par les chercheurs que par les praticiens.
Enfin, nous tenons également à signaler l’utilité et la pertinence de la conclusion générale signée par Colette Deaudelin. Cette conclusion, en forme de synthèse, permet une vue synthétique de l’ensemble des contributions et peut être lue en tant qu’introduction générale afin de se faire une idée du contenu complet de ce collectif.
En somme, cet ouvrage s’avère à la fois intéressant, utile et pertinent. Il saura alimenter la réflexion de quiconque s’intéresse à la réforme des programmes. Se destinant d’abord à un public de chercheurs, il peut néanmoins intéresser tout acteur du monde scolaire à la recherche d’autre chose que du «prêt à penser» et des «recettes instantanées». En ce sens, ce livre s’adresse à tout professionnel de l’éducation.
Lenoir, Y., Larose, F., Lessard, C. (Dir.). (2005). Le curriculum de l’enseignement primaire : regards critiques sur ses fondements et ses lignes directrices. Sherbrooke : Éditions du CRP.
Cet ouvrage est volumineux puisqu’il fait 421 pages, regroupe 31 auteurs et se divise en vingt chapitres auxquels s’ajoutent une préface signée par Bernard Rey, une introduction réalisée les professeurs Lenoir, Larose, Lessard et une conclusion de Colette Deaudelin. Les vingt chapitres sont regroupés en quatre parties : 1) Les fondements du curriculum : les dimensions culturelle et épistémologique; 2) Les fondements du curriculum : les dimensions structurelles; 3) Impacts de quelques changements curriculaires; 4) Le point de vue de différents acteurs.
D’abord, l’à propos de l’ouvrage saute immédiatement aux yeux. En effet, la réforme des programmes n’a pas fini de faire couler de l’encre et d’alimenter des débats parfois acrimonieux. Il est ainsi trop fréquent de lire dans la presse ou d’entendre dans les médias des points de vue qui confinent malheureusement à la condamnation rapide de la réforme. L’analyse patiente et le regard objectif apparaissent nécessaires afin de calmer le jeu et d’éviter toute action intempestive et regrettable. Cet ouvrage permet justement de «se faire une tête» sur la réforme du curriculum au primaire. Les différents auteurs évitent tout autant le blâme facile que l’admiration béate. Chacun, à sa manière, y développe un vision nuancée, éclairée et stimulante de différents aspects de la réforme : les fondements épistémologiques, l’approche culturelle, l’approche par compétences, les cycles d’apprentissage, les domaines généraux de formation, l’évaluation des apprentissages, la gestion de classe, etc.
Ensuite, les textes regroupés dans cet ouvrage sont de qualités. Bien entendu, certains se démarquent par l’acuité de leur position et la finesse de leur analyse. On notera au passage les contributions suivantes : celle de Saint-Jacques et Chené sur la culture dans le curriculum (chapitre deux), de Lenoir et Larose au sujet de la perspective constructiviste adoptée dans le cadre de la réforme (cinquième chapitre), d’Arsenault et Lenoir sur les modèles de référence dans les cycles d’apprentissage (chapitre neuf), de Boutet en ce qui a trait à l’éducation relative à l’environnement (onzième chapitre), de Lemay en ce qui concerne les questions de droit et de justice en matière d’évaluation des apprentissages (douzième chapitre).
De plus, autre élément positif, ce collectif donne aussi une certaine place à quelques acteurs du milieu scolaire. Leurs contributions sont regroupées dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage. Nous saluons l’initiative car trop peu d’ouvrages universitaires offrent ainsi un espace d’expression aux intervenants scolaires. Le rapprochement entre les «deux mondes» est pourtant souhaité depuis longtemps tant par les chercheurs que par les praticiens.
Enfin, nous tenons également à signaler l’utilité et la pertinence de la conclusion générale signée par Colette Deaudelin. Cette conclusion, en forme de synthèse, permet une vue synthétique de l’ensemble des contributions et peut être lue en tant qu’introduction générale afin de se faire une idée du contenu complet de ce collectif.
En somme, cet ouvrage s’avère à la fois intéressant, utile et pertinent. Il saura alimenter la réflexion de quiconque s’intéresse à la réforme des programmes. Se destinant d’abord à un public de chercheurs, il peut néanmoins intéresser tout acteur du monde scolaire à la recherche d’autre chose que du «prêt à penser» et des «recettes instantanées». En ce sens, ce livre s’adresse à tout professionnel de l’éducation.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
01 octobre 2011
Regard sur des penseurs de l'éducation
Ci-après, le lecteur trouvera une recension de l'ouvrage :
Baillargeon, N. (2005). Éducation et liberté. Anthologie. Tome 1. 1793-1918. Montréal : Lux.
Normand Baillargeon, professeur en fondements de l’éducation à l’UQAM, est bien connu du milieu de sciences de l’éducation pour ses prises de position fort critiques dans le cadre des controverses et des débats soulevés par la réforme des programmes scolaires au Québec. Il est aussi connu comme militant et penseur anarchiste. L’ouvrage Éducation et liberté est en quelque sorte le fruit de ce double champ d’intérêt : la chose éducative et la pensée anarchiste. Il s’agit en fait d’une anthologie de textes rédigés par neuf grandes figures du courant anarchiste. Ainsi, on peut y lire des extraits des écrits de William Godwin, Max Stirner, Pierre Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine, Sébastien Faure, Paul Robin, Fernand Pelloutier et Francisco Ferrer.
Ce livre, assez volumineux (390 pages), est divisé en deux grandes parties. La première, intitulée «Visions anarchistes de l’éducation», présente cinq penseurs (Godwin, Stirner, Proudhon, Bakounine, Kropotkine). Sont regroupées ici des réflexions théoriques sur l’éducation. La deuxième section, dont le titre est «Expériences anarchistes en éducation», rassemble les textes de Robin, Ferrer, Faure et Pelloutier qui relatent des expériences scolaires réalisées sur la base de principes libertaires. L’ouvrage compte aussi une introduction substantielle et éclairante de la main de Baillargeon ainsi qu’une bibliographie de 6 pages.
L’intérêt principal de cette entreprise est de mettre à la disposition des lecteurs un ensemble d’écrits dont la plupart étaient devenus sinon introuvables, à tout le moins fort difficiles à dénicher. Elle a aussi le mérite de nous mettre en contact avec des penseurs qui, tout en s’interrogeant sur l’organisation pratique des programmes, de l’enseignement ou des écoles, réfléchissent aussi aux fondements de l’éducation. Or, dans notre monde éducatif actuel, trop souvent obnubilé par le pragmatisme et l’utilitarisme, toute réflexion sur les principes de fond de l’intervention éducative fait plaisir à lire. À cet égard justement, on découvre que ces «pédagogues» des siècles passés concevaient l’éducation essentiellement comme un processus de libération de l’ignorance, processus permettant l’émergence de la Raison en vue de l’amélioration de la société pour le plus grand bien de tous. En fait, tous sont préoccupés, d’une manière ou d’une autre, par les inégalités sociales et conçoivent l’éducation comme un outil pour contrer les injustices. Combattant les institutions conservatrices ou réactionnaires de leur époque (au premier chef, l’État et l’Église), ses anarchistes proposent des conceptions de l’éducation qui annoncent le courant de la pédagogie nouvelle qui naîtra au début du 20e siècle : faire découvrir plutôt qu’apprendre par cœur; apprendre en faisant (learnig by doing); proposer des tâches signifiantes; recours à l’approche par problème; etc. En réalité, chacun des auteurs présentés ici, à sa manière, prône une éducation intégrale qui prend en compte autant les dimensions physiques, intellectuelles que morales de l’être humain. Si un dénominateur commun pouvait relier tous ces écrits, il se résumerait, à notre avis, dans l’énoncé suivant : contre l’endoctrinement et pour la liberté.
Les textes réunis par Baillargeon sont tous intéressants et permettent de se replonger à une époque de bouillonnement intense en éducation. Le lecteur se retrouve en présence de pensées complexes, nuancées, progressistes et, par leur truchement, il peut revivre une page de l’histoire du combat pour le triomphe d’idéaux éducatifs généreux (laïcité, gratuité scolaire, équité, droit à l’éducation pour tous, hommes et femmes, riches et pauvres, respect de l’enfant, etc.). À notre époque où le néo-conservatisme semble s’imposer un peu partout, on ne peut que constater que, si d’immenses progrès ont été accomplis, le combat est loin d’être terminé; ces anarchistes nous invitent à être vigilants. En somme, l’anthologie que nous donne à lire Baillargeon est un instrument fort utile pour qui souhaite approfondir sa connaissances de l’histoire des idées et des pratiques éducatives. Un deuxième tome est annoncé et on ne peut que s’en réjouir.
Baillargeon, N. (2005). Éducation et liberté. Anthologie. Tome 1. 1793-1918. Montréal : Lux.
Normand Baillargeon, professeur en fondements de l’éducation à l’UQAM, est bien connu du milieu de sciences de l’éducation pour ses prises de position fort critiques dans le cadre des controverses et des débats soulevés par la réforme des programmes scolaires au Québec. Il est aussi connu comme militant et penseur anarchiste. L’ouvrage Éducation et liberté est en quelque sorte le fruit de ce double champ d’intérêt : la chose éducative et la pensée anarchiste. Il s’agit en fait d’une anthologie de textes rédigés par neuf grandes figures du courant anarchiste. Ainsi, on peut y lire des extraits des écrits de William Godwin, Max Stirner, Pierre Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine, Sébastien Faure, Paul Robin, Fernand Pelloutier et Francisco Ferrer.
Ce livre, assez volumineux (390 pages), est divisé en deux grandes parties. La première, intitulée «Visions anarchistes de l’éducation», présente cinq penseurs (Godwin, Stirner, Proudhon, Bakounine, Kropotkine). Sont regroupées ici des réflexions théoriques sur l’éducation. La deuxième section, dont le titre est «Expériences anarchistes en éducation», rassemble les textes de Robin, Ferrer, Faure et Pelloutier qui relatent des expériences scolaires réalisées sur la base de principes libertaires. L’ouvrage compte aussi une introduction substantielle et éclairante de la main de Baillargeon ainsi qu’une bibliographie de 6 pages.
L’intérêt principal de cette entreprise est de mettre à la disposition des lecteurs un ensemble d’écrits dont la plupart étaient devenus sinon introuvables, à tout le moins fort difficiles à dénicher. Elle a aussi le mérite de nous mettre en contact avec des penseurs qui, tout en s’interrogeant sur l’organisation pratique des programmes, de l’enseignement ou des écoles, réfléchissent aussi aux fondements de l’éducation. Or, dans notre monde éducatif actuel, trop souvent obnubilé par le pragmatisme et l’utilitarisme, toute réflexion sur les principes de fond de l’intervention éducative fait plaisir à lire. À cet égard justement, on découvre que ces «pédagogues» des siècles passés concevaient l’éducation essentiellement comme un processus de libération de l’ignorance, processus permettant l’émergence de la Raison en vue de l’amélioration de la société pour le plus grand bien de tous. En fait, tous sont préoccupés, d’une manière ou d’une autre, par les inégalités sociales et conçoivent l’éducation comme un outil pour contrer les injustices. Combattant les institutions conservatrices ou réactionnaires de leur époque (au premier chef, l’État et l’Église), ses anarchistes proposent des conceptions de l’éducation qui annoncent le courant de la pédagogie nouvelle qui naîtra au début du 20e siècle : faire découvrir plutôt qu’apprendre par cœur; apprendre en faisant (learnig by doing); proposer des tâches signifiantes; recours à l’approche par problème; etc. En réalité, chacun des auteurs présentés ici, à sa manière, prône une éducation intégrale qui prend en compte autant les dimensions physiques, intellectuelles que morales de l’être humain. Si un dénominateur commun pouvait relier tous ces écrits, il se résumerait, à notre avis, dans l’énoncé suivant : contre l’endoctrinement et pour la liberté.
Les textes réunis par Baillargeon sont tous intéressants et permettent de se replonger à une époque de bouillonnement intense en éducation. Le lecteur se retrouve en présence de pensées complexes, nuancées, progressistes et, par leur truchement, il peut revivre une page de l’histoire du combat pour le triomphe d’idéaux éducatifs généreux (laïcité, gratuité scolaire, équité, droit à l’éducation pour tous, hommes et femmes, riches et pauvres, respect de l’enfant, etc.). À notre époque où le néo-conservatisme semble s’imposer un peu partout, on ne peut que constater que, si d’immenses progrès ont été accomplis, le combat est loin d’être terminé; ces anarchistes nous invitent à être vigilants. En somme, l’anthologie que nous donne à lire Baillargeon est un instrument fort utile pour qui souhaite approfondir sa connaissances de l’histoire des idées et des pratiques éducatives. Un deuxième tome est annoncé et on ne peut que s’en réjouir.
Professeur titulaire au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières
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