Présentation du texte «La production flexible des aptitudes» de Marcelle Stroobants paru dans EDUCATION PERMANENTE n° 135/1998-2.
Le moins qu’on puisse dire c’est que la question des compétences a fait couler énormément d’encre depuis les deux dernières décennies ici comme ailleurs. Or, bien qu’écrit il y a déjà plus de douze ans, le texte présenté ici n’est pas sans pertinence pour éclairer notre compréhension de ce phénomène qui concerne à la fois le monde de l’éducation et de la formation et celui du travail.
Objectifs du texte :
1- éprouver la portée novatrice de ce grand mouvement des compétences en le replaçant d’abord dans la continuité.
2- récapituler les enjeux renouvelés des usages de la notion de compétence, du point de vue de l’éducation et du travail et de leur articulation dans la relation salariale.
Le succès de la notion de compétence remonte au milieu du travail dans les années 1980.
Ce que la sociologie peut apporter dans le débat :
«décrire cette production sociale—la manière dont une société s’accorde à définir et à redéfinir, tant bien que mal, les qualités qu’elle étiquette de la sorte —, à saisir à quelles exigences répondent ces définitions, comment elles sont mises en pratique et avec quels enjeux».
Ci-après, on trouve les grandes lignes de chacune des sections du texte.
a) Comment les compétences sont-elles produites ?
Cette section montre que la mise au jour des compétences est un phénomène étroitement lié, au départ, au programme du taylorisme visant une organisation scientifique du travail. Ce projet prenant racine dans un monde industriel où l’accroissement de la productivité est un objectif à poursuivre sans relâche.
L’auteur montre que cette question n’est pas nouvelle. Déjà au 18e siècle, Adam Smith se la pose.
Très tôt on s’interroge sur ce qui fait que :
«Pour qui devient habile […], la connaissance des ressorts de son habileté semble s’évanouir avec l’expérience».
La compétence est comme un savoir à ce point incorporé qu’il en devient intraduisible en mots, non réflexif :
«L’expertise semble si éloignée de sa théorie qu’elle s’interrompt avec l’analyse, tout comme le mille-pattes trébuche au moment où il s’interroge sur sa façon de déambuler».
L’auteure rappelle judicieusement que :
«Avec l’avènement du salariat, l’identification des compétences professionnelles devient cruciale dès lors qu’elles sont sanctionnées par le marché du travail». On pense au taylorisme.
«la rationalisation taylorienne a contribué à redéfinir les critères de sélection et de redistribution « adéquate » des aptitudes tout en modifiant leur mode de transmission»…
«ces normes permettent de légitimer les raisons pour lesquelles tous les travaux ne méritent pas le même salaire».
«les compétences n’ont d’existence que dans la mesure où elles sont évaluées, et c’est cette évaluation qui contribue à les produire».
b) La signification actuelle des compétences
Qu’est-ce donc que les compétences ?
«Les compétences apparaissent actuellement comme un potentiel, comme des ressources individuelles cachées, susceptibles de se développer par la formation ou de se transférer d’une situation à l’autre».
Que fait-on avec des compétences ?
«Les compétences font désormais l’objet de formalisations graphiques, listes, cartes, portfolios, référentiels, où elles sont retraduites en capacités d’action générales ou particulières. Elles ne sont donc pas appréhendées directement, mais à travers ce qui est supposé être leur manifestation, un acte, un comportement, une performance».
À quoi servent les référentiels ?
«Les référentiels de compétences sont censés servir aussi bien à orienter la formation et l’évaluation des acquis individuels qu’à spécifier des capacités requises par des fonctions particulières ou des profils d’emplois».
Une nouvelle science ?
«Cette terminologie suggère d’abord qu’il existerait une nouvelle science susceptible de rationaliser conjointement la formation et l’emploi des compétences».
L’auteure se demande alors :
«D’où vient alors cette étrange compulsion à formaliser l’informel ?»
La réponse se trouve, selon elle, dans l’analyse des 2 repoussoirs que sont devenues les connaissances et la qualification :
«C’est par opposition à la transmission scolaire classique des connaissances et par opposition à l’ancienne « logique » de la qualification que l’originalité des compétences va s’affirmer».
Elle ajoute : «Et c’est par référence à la modernisation des entreprises que la nécessité d’innover sera justifiée».
Le discours sur les compétences : responsabilisation des acteurs pour qu’ils soient productifs, adaptables :
«C’est à l’impératif et à la voie active que les compétences se mobilisent, avec un traitement personnalisé des acteurs, désormais « responsables et autonomes ».
c) Les compétences en formation
Cette section montre que l’approche par compétence, partie des USA, a gagné le Canada, le Royaume-Uni, puis la France et la Belgique. Le texte ayant été écrit en 1998, on pourrait aujourd’hui allonger la liste.
Stroobants met en lumière la convergence des systèmes malgré des différences nationales inévitables :
«—une redéfinition des orientations scolaires non par les « matières premières »—les
savoirs scolaires—mais par les objectifs généraux visés : des compétences adaptables, transversales et transférables ;
—la traduction de ces objectifs en listes de performances (tâches, méthodes ou comportements);
—l’énoncé de critères d’évaluation précis ;
—l’insistance sur un apprentissage actif et autonome, avec auto-évaluation et évaluation formative».
Elle rappelle toutefois que : «Les résultats escomptés de l’enseignement sont précisés, mais les moyens pour les atteindre restent incertains».
L’auteure conclut cette section en disant judicieusement :
«Ces réformes éducatives contiennent un série de postulats implicites sur le développement des facultés qui sont loin de faire l’unanimité en sciences cognitives (Stroobants, 1993), et les difficultés posées par les compétences supposées transversales n’ont fait que se confirmer depuis (Rey, 1996). On ne saurait reprocher à l’enseignement de ne pas disposer de théories à la mesure de ses ambitions pratiques. Et l’énoncé explicite des critères d’évaluation représente le corollaire de l’obligation scolaire. Mais la confusion entre des normes d’évaluation et des étapes d’un développement de potentialités, exprimant des procédures invariantes, tend à naturaliser savoirs et compétences».
d) Les compétences au travail
L’auteure rappelle que le passage de la notion de qualification à celle de compétence n’a pas entraîné un renouvellement théorique de la sociologie du travail :
«Depuis ses origines, cette discipline présente une tendance, et non des moindres, à appréhender les transformations du travail à partir du contenu de la tâche. L’intensité de la fragmentation des opérations et l’importance des contrôles exercés sur la main-d’oeuvre ont été les deux principaux critères adoptés pour conclure, selon le cas, à des évolutions positives ou négatives».
Les mutations du travail, notamment par l’informatisation, ont servi à justifier le virage vers les compétences. Cela s’est traduit par une diminution relative de l’importance accordée aux connaissances acquises dans le milieu scolaire (la qualification) au profit de compétences qui peuvent être acquises dans le monde scolaire mais aussi par d’autres voies. Surtout, le discours managérial a mis de plus en plus de pression sur le travailleur afin que celui – ci se modèle aux impératifs d’un marché du travail transformé.
e) La gestion par les compétences
Le premier paragraphe de cette section est très éclairant :
«Comme son nom l’indique, la « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences» vise à adapter la qualité et la quantité de main-d’oeuvre aux « besoins anticipés» des entreprises. Les difficultés d’application de la formule sont à la mesure de ses objectifs contradictoires : prévoir l’imprévisible, formaliser l’informel et remplacer le travail en miettes... par la fragmentation des emplois»
Et, en conclusion, l’auteure ajoute pertinemment :
«L’organisation « scientifique » du travail ne serait donc pas révolue, c’est plutôt la science de référence qui s’est modernisée, recombinant les normes de l’ingénieur et les techniques d’évaluation psychologiques. Est-ce-à dire, encore une fois, que rien n’a changé ? A la différence de la qualification qui ne dissimule pas son caractère conventionnel et relatif, la compétence, assimilée à un attribut personnel, tend à naturaliser aussi les différences de traitement entre les actifs».
f) L’individualisation de la relation salariale
Stroobants, finalement, montre bien que le «modèle de la compétence » a tendance à fonder les différences salariales sur des caractéristiques individuelles plutôt que sur des critères objectivés et collectifs (diplôme, ancienneté, tradition de travail, etc.). Bien entendu, en tant qu’étalons de mesure, ces critères objectivés et collectifs n’ont pas disparu du monde du travail. Toute la question est maintenant de savoir quelle part respective prennent les compétences (attributs subjectifs) et les critères objectivés (attributs collectifs).
g) Un discours offensif
D’entrée de jeu, Stroobants soutient :
«Tous les ingrédients alignés jusqu’ici se mettent finalement en place dans une exhortation à la formation incessante et diversifiée».
Au paragraphe suivant, elle ajoute :
«Le dispositif de mise en équivalence des diplômes et des catégories d’emploi est ensuite directement visé».
Et, en conclusion :
«A chaque individu reviendrait finalement la charge de développer son « potentiel », d’actualiser sa formation et de faire valoir ses compétences. Tel est donc le sens du sujet acteur et responsable de « la construction de sa qualification ». L’éducation permanente n’apparaît donc plus comme un droit, mais comme un impératif au service de la compétitivité. Ainsi donc, les repères collectifs servant à construire les compétences sont tantôt déclarés anachroniques, tantôt vidés de leur contenu. Si l’on peut parler d’un affaiblissement de l’ancien dispositif « taylorien » de qualification, cette faiblesse n’est pas la cause, mais la conséquence de la mobilisation offensive des compétences».
Remarque personnelle
Le texte de Stroobants met bien en évidence que l’émergence de la question des compétences est étroitement liée à une restructuration du monde du travail, restructuration qui accompagne la montée du néolibéralisme en politique et la transformation du capitalisme industriel en capitalisme financier. Cela s’est traduit par un transfert toujours plus grand sur le travailleur – et sur l’étudiant pour le monde de l’éducation – de la pression à l’adaptation, à la nécessité de se travailler soi-même afin de se mettre en marché dans un monde où les emplois sont de plus en plus précaires.
À ce sujet, on lira avec profit les travaux du sociologue français Vincent de Gaulejac, notamment : De Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Seuil.
Ou encore, ceux de l’américain Richard Sennett, entre autres : Sennett, R. (2008). La culture du nouveau capitalisme. Paris : Hachette. Paru pour la première fois en anglais en 2006.
Et, pour une analyse des liens entre les théories du management et celles en économie, on consultera les travaux du chercheur québécois Omar Aktouf : Aktouf, O. (2002). La stratégie de l’autruche. Post-mondialisation, management et rationalité économique. Montréal : Les Éditions Écosociété.
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