Entre bien-être, compétence et plaisir au travail : la situation de la profession enseignante
Stéphane Martineau
On m’a demandé d’ouvrir cette activité. Ce n’est pas une mince affaire que de lancer comme ça un événement. Il ne faut pas être un éteignoir, il ne faut pas faire peur, il faut plutôt susciter l’intérêt et inviter à la réflexion. Pas si simple quand on y pense. Les professeures Marie-Andrée Pelletier et Nancy Goyette, les organisatrices, m’ont confié cette tâche et je vais donc m’en acquitter du mieux que je peux. D’emblée, je vous avertis tout de suite, dans les prochaines minutes, je ne fournirai pas de réponses ni de solutions. Plutôt, je souhaite soulever des questions qui, je l’espère, sauront alimenter nos réflexions et nos discussions.
Le titre de ce symposium est « Être compétent pour soutenir le plaisir d'apprendre des élèves: état des connaissances dans une perspective de développement professionnel ». Ce titre en lui-même représente un programme des plus ambitieux. Compétence, plaisir d’apprendre, connaissances, développement professionnel, autant de notions qui peuvent paraître simples à prime abord mais qui sont éminemment complexes et plurivoques. C’est donc avec beaucoup de modestie que je vais vous partager ici quelques idées. Celles-ci n’ont d’autre objectif que de vous mettre en appétit pour la suite.
La profession enseignante ne se porte pas bien. On l’entend dire sur toutes les tribunes. Cela n’est donc plus à démontrer. Absentéisme, épuisement professionnel, détresse psychologique, dépression, décrochage sont autant de symptômes qui exemplifient ce profond malaise (Tardif, 2013). Et, à cela s’ajoute la pénurie d’enseignants qui augmente la pression non seulement sur le système scolaire mais aussi sur les praticiens eux-mêmes et les lieux de formation. La profession enseignante qui, ai-je besoin de le préciser, n’est d’ailleurs pas reconnue comme une vraie profession, présente donc un portrait des plus sombre. Je rappelle ici quelques éléments :
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Une profession mal payée;
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Une profession faiblement reconnue;
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Une profession affligée d’un haut taux de décrochage;
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Une profession où l’on vit beaucoup de souffrance;
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Une profession au faible pouvoir sur sa formation;
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Une profession au faible pouvoir sur le système d’éducation;
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Une profession où l’insertion professionnelle est longue et souvent difficile;
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Une profession grandement précaire (plus de 40 % des enseignants le sont);
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Une profession dont la pratique s’est complexifiée sans que le soutien suive;
- Une profession prise dans un contexte de travail peut invitant (et c’est peu de le dire);
Pas de quoi donner le goût de s’y investir. Dans ce contexte, il est quelque peu incongru de demander aux enseignants qu’ils soutiennent le plaisir d’apprendre (comme l’exige le nouveau référentiel de compétences pour la formation), eux qui semblent avoir de moins en moins d’espace pour cultiver le plaisir d’enseigner (Lantheaume et Hélou, 2008).
Néanmoins, nous savons que la majorité des enseignants réussissent encore à trouver des moments de bien-être et de bonheur dans leur travail (Goyette, 2022). Cependant, ces occasions de satisfaction apparaissent de plus en plus comme des instants volés à la logique mortifère du travail (Maranda et Viviers, 2011).
Or, qui dit bien-être, pense immédiatement à un ressenti personnel. Et, rien de plus évanescent que le ressenti. Le ressenti est labile, changeant, éphémère. Comment tabler sur lui ? Pourtant, son importance est cruciale au travail. Il y a donc ici pour les chercheurs en éducation soucieux de la profession un enjeu certain : comment définir le bien-être de manière suffisamment objective pour que des critères de son appréciation soient utilisables ? Quels outils méthodologiques sont les plus appropriés pour l’appréhender ? Quels cadres théoriques sont les plus pertinents pour le comprendre ? Ces cadres doivent-ils exclusivement se référer à la psychologie ? Et, concurremment, est-il possible de former au bien-être, si oui, à quelles conditions et selon quelles modalités ?
Si le bien-être se vit et se ressent individuellement, il n’en est pas moins quelque chose qui s’appuie sur un contexte collectif. Les apports de la recherche doivent donc tenir compte de cette dimension collective du bien-être, sachant que les solutions à long terme passent nécessairement par des transformations en profondeur des conditions de travail des enseignants. Bref, la question du bien- être pose un défi aux chercheurs et je suis persuadé que les présentations qui suivront vont nous apporter des pistes de réponses et d’interventions fort intéressantes. Continuons !
Être compétent nous dit le titre de ce symposium. Vaste programme quand on parle d’enseignement ! On le sait, pour enseigner, il faut posséder et maîtriser de multiples compétences : planifier, gérer sa classe, connaître la matière et j’en passe. Mais, ce qu’on oublie trop souvent de dire et de prendre en compte c’est que la compétence n’est pas qu’une question individuelle. Être compétent est une question tout autant collective associée directement à l’environnement de travail. Je ne peux être pleinement compétent si mon environnement de travail ne me donne pas les occasions et les outils pour l’être. Or, justement, nos écoles actuelles sont-elles des environnements de travail qui favorisent et soutiennent la compétence du personnel enseignant ? Comment peut-on être compétent dans le contexte et la structure de travail actuels en éducation ? Par exemple, on sait que les classes dites régulières comportent une proportion élevée d’élèves à besoins particuliers et que cela représente un défi énorme pour les enseignants. Comment être compétent dans ces conditions ? Est-il possible de surmonter les difficultés immenses que cette situation pose à tous ? Si oui, à quelles conditions ?
Revenons au titre de ce symposium. À la question de la compétence dans l’intitulé de notre événement se joint celle du plaisir d’apprendre des élèves. Ce faisant, les deux professeures responsables de cet événement attirent notre attention sur le fait que le bien-être de l’enseignant ne saurait se faire au détriment de celui des élèves. Il y a là, à mon avis, quelque chose comme des balises éthiques. Penser le bien-être en enseignement c’est nécessairement le penser en rapport direct avec la mission éducative des enseignants et le bien-être des élèves. Comme nous le rappelaient Tardif et Lessard (1999) il y a de cela presque 25 ans, le rapport à l’élève est le vecteur central du travail enseignant, la source de ses plus grandes joies, comme de ses plus intenses souffrances. On mesure ainsi toute la complexité du lien entre le bien-être de l’enseignant et le rapport aux élèves. Comment ressentir du bien-être quand les conditions de travail ne nous permettent pas de répondre aux besoins des élèves ou quand ces besoins sont si grands qu’on se sent dépassé par la tâche ? Comment établir un climat de classe propice au bien- être et à l’apprentissage quand de très nombreux élèves nécessitent des interventions ciblées et constantes ? Surtout, en tant qu’enseignant, comment ne pas y laisser sa santé ? Autant de questions qui interpellent les enseignants, les milieux scolaires et, bien entendu, les chercheurs.
Ceci nous conduit à la question du développement professionnel. Thème qui a fait couler beaucoup d’encre parmi les chercheurs en éducation. Se développer professionnellement ne peut se faire sans bien-être. Celui-ci est en quelque sorte à la fois le point de départ et le point d’arrivée du développement. Si le mal-être est trop grand, il n’y a pas de place pour une démarche de développement professionnel. Je suis alors dans la survie, dans la souffrance ou encore dans le décrochage. S’engager dans une démarche de développement professionnel nécessite donc au minimum de ressentir un certain bien-être au travail ou, à tout le moins, de conserver l’espoir d’en ressentir un jour. Si un minimum de bien-être est nécessaire pour s’engager dans une démarche de développement professionnel, ce bien-être, dans une certaine mesure, doit être nourri du doute, du sentiment que quelque chose nous manque mais aussi que ce doute peut être levé, que le manque peut être comblé, donc que l’on peut s’améliorer et améliorer sa situation. Ainsi, le développement professionnel n’est possible que lorsqu’on se sait (ou se croit) en possession de marges de manœuvre, que l’on a de bonnes raisons de croire que notre action pourra faire la différence, que ça en vaut la peine, bref que tout n’est pas joué. Actuellement, dans le contexte pénible que la profession traverse, c’est peut-être cela qui est le plus difficile à conserver : le sentiment qu’il est encore possible de faire quelque chose sans y laisser sa peau. Bien des questions se posent alors : Comment soutenir le développement professionnel ? Plus spécifiquement, comment le faire en dépit du contexte difficile dans lequel nous sommes plongés ? Comment concilier développement professionnel et développement du bien-être en enseignement ? Et, quelles sont les limites et les possibilités du soutien au développement professionnel offert par les formateurs universitaires ? Autant de questions – et on pourrait en relever bien d’autres – qui méritent l’attention soutenue des spécialistes des sciences de l’éducation que nous sommes.
Un dernier mot avant de clore ma présentation. Si enseigner est une profession difficile, peut-être plus difficile que jamais, si cela exige du professionnel un investissement de tout son être (car on ne peut bien enseigner à distance de soi), on doit alors s’interroger sur la préparation non seulement didactique, psychopédagogique et disciplinaire des enseignants mais aussi sur leur préparation éthique et psychologique. À cet égard, les formations universitaires font-elles ce qui devrait être fait ? Au-delà des compétences à maîtriser, y a-t-il une manière d’être enseignant, un ethos auraient dit les Grecs anciens, ethos que l’on peut revêtir comme une seconde peau qui permettrait de mieux faire face aux tempêtes? Une chose est certaine, ce n’est pas en raccourcissant la formation à l’enseignement que l’on préparera mieux à l’exercice de cette profession si complexe.
En terminant, je souhaite insister sur la conjonction étroite entre les aspects que j’ai brièvement évoqués ici : bien-être, compétence, plaisir d’apprendre des élèves, développement professionnel, ethos. Travailler sur l’un de ces aspects ne peut se faire sans toucher – d’une manière ou d’une autre – aux autres éléments. C’est donc dire que les pistes de solution ne sont pas simples et que les modalités de soutien ne peuvent reposer sur des recettes toutes faites et applicables universellement. Le contexte réel de travail ne peut pas ne pas être pris en compte, la situation spécifique de cet ou ces enseignants-là dans cette ou ces écoles-là ne peut pas être négligée. Bref, un programme de recherche qui investigue la problématique de ce qu’est « Être compétent pour soutenir le plaisir d'apprendre des élèves dans une perspective de développement professionnel » devrait, à mon sens, reposer sur des recherches situées, soucieuses des réalités du terrain et à l’écoute des besoins des enseignants, mêlant production de connaissances et interventions formatives, mobilisant des méthodologies et des cadres théoriques multiples et flexibles, qui refusent la solution facile, simpliste et trompeuse des données probantes, en somme, des recherches qui évitent le prêt à penser.
Merci de votre attention et bon symposium
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10e Colloque international de l’éducation, Montréal, 4 et 5 mai 2023, Symposium du jeudi 4 mai 2023 en après-midi
Organisatrices :
Marie-Andrée Pelletier, Ph. D., professeure et chercheuse en sciences de l'éducation, TÉLUQ
Nancy Goyette, Ph. D., professeure et chercheuse en psychopédagogie du bienêtre, UQTR
Titre du symposium :
Être compétent pour soutenir le plaisir d'apprendre des élèves: état des connaissances dans une perspective de développement professionnel.
Présentation de l’événement :
Au Québec, le référentiel des compétences professionnelles à l’enseignement stipule que les enseignants doivent soutenir le plaisir d’apprendre chez les élèves (MEQ, 2020). Cette nouvelle compétence mérite de se questionner sur les moyens à entreprendre pour que ces derniers puissent y parvenir. La profession relève d'une complexité qui dépasse largement des savoir-faire relatifs à l'acte d'enseigner, ce qui a un effet délétère sur leur santé psychologique. Cette compétence est liée à leur développement professionnel puisque soutenir le plaisir d’apprendre nécessite une capacité à interagir positivement avec les élèves et à choisir des pratiques pédagogiques innovantes pour le faire. Dans un contexte où plusieurs enseignants vivent des situations difficiles, comment peuvent-ils enseigner et ressentir du bienêtre au travail ? Quels dispositifs de formation déployer pour que les enseignants puissent se développer professionnellement en prenant conscience des éléments qui soutiennent leur santé psychologique au bénéfice des élèves ? Ce symposium fait état de récentes recherches qui se sont spécifiquement intéressées au développement professionnel des enseignants et aux différents aspects qui leur permettent de ressentir du bienêtre dans la profession. Il sera notamment question d’explorer les dispositifs de formation initiale et continue pour les soutenir dans le développement de cette compétence professionnelle.
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