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29 mai 2023

Ricoeur et l'enseignement de l'histoire

Pour le philosophe français Paul Ricoeur - 1913-2005 - la conscience n'est ni une origine, ni un fondement. Elle est plutôt une tâche à faire. C’est pourquoi il a développé une phénoménologie de la volonté en pensant la conscience comme ce qui dit « je veux ». Selon lui, nous nous comprenons nous même d'abord comme volonté. Il ne faut toutefois pas penser cette volonté comme souveraine, comme une subjectivité qui domine le monde et les évènements. Au contraire, la volonté est pensée ici comme un enchevêtrement perpétuel de volontaire et d'involontaire. Assumer la partie involontaire de ma volonté - le monde qui résiste, l'inconscient, l’histoire qui me fait etc. - signifie passer de la volonté que j'ai à la volonté que je suis. Ainsi, la volonté que je suis coïncide avec mon existence, avec tout mon être. À cette question de la volonté, Ricoeur adjoint une définition du comprendre. Comprendre pour lui c'est passer par la « voie longue » de la médiation notamment celle des productions humaines. C’est pourquoi il considère que la philosophie ne peut être la science des consciences. Parce que l'appréhension directe de soi par soi est impossible : pas plus pour le commun des mortels que pour le philosophe. On ne peut en effet connaître le sujet entièrement par la seule réflexion directe parce que son activité se dépose inévitablement dans des objets, des actes et des œuvres qui constituent le monde du sujet.

Par conséquent, la compréhension de soi - la compréhension de l'être humain - passe nécessairement par l'analyse du monde symbolique, social et culturel où la conscience peut trouver les traces de sa propre activité devenue, en quelque sorte, extérieure à elle-même. On ne part donc jamais de zéro dans notre réflexion mais, toujours, on recommence; recommencement nourri du langage, nourri des œuvres de l'humanité. L'être humain est ainsi à la fois finitude (notre vie prend fin un jour) et infinitude à travers les œuvres avec lesquelles nous dialoguons. L'infinitude de l'être humain se trouve dans le langage qui est certes un système de signes mais qui est aussi - et peut-être surtout - un discours c'est-à- dire capacité de dire quelque chose sur le monde tant pour soi que pour les autres. Donc, afin de me penser, je dois nécessairement passer par l'extériorité (langages, œuvres, l’histoire, autrui). Cette rencontre de l'extériorité est nécessaire et représente non seulement une exigence épistémologique mais aussi un principe éthique.

Dans ses travaux, Ricoeur a aussi mené une critique de trois importants courants en histoire : L’histoire antipositiviste axée sur l’intentionnalité des acteurs; l’historiographie française des Annales (par exemple, on pense aux travaux de Fernand Braudel); l’histoire inspirée de la philosophie analytique. Selon le philosophe français, les trois courants font la même erreur : ils oublient l’importance du récit.

Un fait historique ne peut être réduit à un statut d’exemple d’une loi (comme le pense le positivisme). Mais, contrairement à ce que pense le courant intentionnaliste, on ne peut en rester aux seules intentions des acteurs, notamment parce que nous n’avons pas un accès direct à ces intentions. Ainsi, contre les antipositivistes, Ricoeur affirme que l’histoire n’est pas la somme des intentions des protagonistes. Contre les positivistes, en revanche, il rappelle que les explications historiques sont insérées dans des discours narratifs, ils sont déjà des « faits » interprétés. Ainsi, l’histoire ne se résume pas à des causes ni aux intentions, elle renvoie plutôt à des actions et donc, en partie, à la contingence. Les trois courants – lesquels sont tous anti-narrativistes – mettent ou bien l’accent sur l’explication (positivisme) ou sur la compréhension des intentions (antipositivisme) et, ce faisant, ils instaurent une coupure entre méthode et expérience (car l’expérience de l’histoire par les acteurs se fait sous forme de récit). Or, le choix entre méthode objectiviste et méthode subjectiviste est un faux choix selon Ricoeur. Si l’histoire est inséparable du récit (et donc de la prise en compte des intentions des acteurs), elle est tout de même une discipline à visée scientifique qui doit faire la preuve de ce qu’elle avance. Par conséquent, explications (faits objectifs) et compréhensions (intentions des acteurs) sont alors nécessaires. En tant que discipline éminemment herméneutique, l’histoire doit donc à la fois dépasser à la fois la phénoménologie et le positivisme pour interpréter adéquatement le passé.

À sa réflexion sur l’histoire, il faut aussi adjoindre celle sur la fiction, car, comme les spécialistes le savent celle-ci a donné lieu à de multiples réflexions dans la discipline (Loriga et Revel, 2022). Selon Ricoeur, la fiction possède deux fonctions : 1- elle est « révélante »; 2- elle est aussi « transformante ». Ainsi, il affirme : « (...) révélante, en ce sens qu'elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cœur de notre expérience praxique; transformante, en ce sens qu'une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre » (1985, p. 285). Pour Ricoeur, le récit a aussi un effet cathartique. La catharsis produite par le récit est possible en raison de l'effet de prise de distance par rapport à nos affects. Le récit a ainsi un effet « moral » parfois plus qu'esthétique sur le lecteur.

À la lumière de la pensée de Ricoeur, on comprend aisément le défi qui incombe aux enseignants d’histoire. Comment aider les élèves à comprendre le monde - et à se comprendre eux-mêmes dans ce monde - en les faisant passer par la « voie longue » de la médiation des productions humaines ? Comment guider la rencontre de « l'extériorité » que représente l’histoire, passage obligé à la compréhension de soi (individuellement et collectivement) ? Comment dépasser une vision de l’histoire anti-narrativiste en ne se limitant ni aux intentions des acteurs, ni aux seuls faits et en faisant parfois usage de la fiction sans que celle-ci ne dénature l’histoire à enseigner. Bref, comment mettre en récit l’histoire pour qu’elle fasse sens?


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