L’université a
plus de mille ans d’histoire. Bien entendu il est quelque peu hasardeux de
vouloir réduire une si longue durée à des modèles qui, nécessairement seront
toujours quelque peu réducteurs. Néanmoins, en suivant les pas de Michel Freitag
(1995) et sur la base de leur finalité ultime, nous pouvons identifier deux
grands modèles d’université : l’institution et l’organisation.
Sans en faire de grands idéaux-types (Weber, 1918), il semble qu'une
tendance lourde se soit installée et qu'il n'y ait plus que quelques facultés,
groupes de recherche ou professeurs qui portent à bout de bras cette vocation
institutionnelle des universités, fortement négligée au profit du volet
organisationnel. Comme une
institution se définit par la nature de sa finalité qui se rapporte à
l’ensemble de la société, elle participe au développement des valeurs à
prétention universelle. Par contre, une organisation se définit de manière
instrumentale. Elle relève de l’adaptation des moyens pour atteindre des
objectifs circonscrits.
Jusqu’à
la deuxième moitié du 20e siècle, les universités, ayant,
jusqu'à cette période, développé quasi exclusivement leur vocation
institutionnelle, ont
été – globalement – des états dans l’État, à savoir qu’elles bénéficiaient
d’une très grande souveraineté sur ce qui les concernaient (le savoir savant) et
qu’elles se gouvernaient de manière autonome. Cela a permis une prise en charge
réflexive d’un idéal civilisationnel à orientation universaliste. L’idée de l’université
était alors étroitement liée à deux autres idées fondamentales en Occident
: celle de la transcendance du monde de l’esprit et celle de l’exigence d’une
unité réfléchie. L’Europe a été le berceau de ce type d’université.
Cependant, les
États-Unis vont développer un modèle d’université qui s’éloigne de cet idéal. Il
ne s’agit plus de participer à l’élaboration d’une synthèse universaliste mais
plutôt de produire du savoir à objectifs restreints. Après de la Seconde guerre
mondiale, à faveur de la reconstruction de l’Europe et du Japon, le modèle
américain va s’étendre au monde entier. Comme organisation, l’université est pensée
et gérée en vue de la prestation de service. L’accent est mis sur les
recherches instrumentales, pragmatiques et fonctionnelles. Il s’agit de
répondre aux besoin de différents groupes dans la société : État,
entreprises privées, associations de toutes sortes, etc. Dit autrement, la
recherche a moins pour objectif de connaître la nature des choses que de
prévoir et contrôler les effets de l’intervention humaine (Freitag, 1995).
Mettant désormais, dans une part importante de celles-ci, l'accent sur
le volet organisationnel,
les universités se font maintenant concurrence non seulement pour attirer les
étudiants mais aussi pour offrir leurs services de recherche et développement
aux « utilisateurs » de la société. Ce faisant, elles tendent à devenir des
entreprises gérées de manière managériale dans un souci d’efficacité et dans
une perspective d’adaptation continue à la demande sociale et économique. Cette
fonction contraste fortement avec l’idée de développement d’un héritage à
valeur transcendantale et civilisationnelle poursuit historiquement dans les
universités conçues comme institution. Dans les organisations que sont devenues
les universités, la science a cessé d’être d’abord le lieu où se réalise la
volonté de connaître le monde pour devenir « (…) le déploiement tous azimuts de
notre capacité démiurgique de produire tous les artifices qui peuvent nous
convenir à n’importe quelle fin » (Freitag, 1995, p. 42-43).
En somme, devenues ni plus ni moins que des
organisations, les universités ont abandonné toute finalité de compréhension
synthétique du monde (physique et social) et, partant, toute visée de
production d’une connaissance pouvant répondre à un idéal universel. Laissons
le dernier mot à Freitag :
«
En tant d’êtres humains, nous ne nous étudions plus, réflexivement, pour savoir
qui nous sommes, quelle est notre place dans le monde et ce que nous pouvons
espérer; nous ne faisons plus que de la « recherche » sur les mille
conséquences de tout ce que nous faisons; la prévision, la programmation et le
contrôle de ces conséquences sont devenues les conditions mêmes de notre
existence » (1995, p. 51).
Bien que cette
lecture corporatiste ne puisse être appliquée à toutes les universités et à
toutes les facultés et les groupes de recherche qui les composent, le Canada,
par la prolifération des programmes dits "appliqués", à titre
d'exemple, illustre très bien notre propos. Il ne suffit que de penser aux
universités telles que l’Université d’Ottawa, l’Université de Guelph,
l’Université Queen, l’Université Ryerson, l’Université de Sherbrooke et bien
d’autres, ainsi qu’à leurs programmes de sciences pures et appliquées, d’arts
appliqués, de politique appliquée, d’éthique et d’épistémologie pratique, de
sciences sociales et appliquées, afin de constater l’étendue de cette
transformation. D’ailleurs, selon Michel
Seymour (2013), l’orientation entrepreneuriale est fortement implantée dans nos
universités, et quelques éléments le démontrent sans ambiguïté.
1-
Les universités
sont le plus en plus souvent gérées par des gens qui ne sont pas des
universitaires de carrière.
2-
Les salaires des
dirigeants des universitaires tendent à s’aligner sur ceux des emplois
similaires dans les entreprises privées.
3-
La gouvernance des
universités tend à réduire les professeurs à diminuer leur pouvoir
d’autogestion et à n’être que de simples employés.
4-
Le rapport des
universités vis-à-vis des étudiants est celui d’une entreprise face à une
clientèle qu’elle doit attirer à tout prix.
5-
Selon cette
logique, les universités dépensent de fortes sommes d’argent (des millions) en
publicité.
6-
La notion de
rentabilité – des chercheurs, des programmes, etc. – est partout.
7-
Le savoir est perçu
comme une marchandise à produire et à vendre.
8-
La recherche
vraiment libre est devenue de plus en plus rare (Lajoie, 2009).
Par exemple, au
Québec, les conseils d’administration des universités, font une large place aux
milieux socioéconomiques. D'ailleurs, et ce depuis les années '80, on a vu se
multiplier le financement de recherche où les chercheurs n'ont plus une entière
liberté. En effet, les différents fonds de subventions du Québec imposent
désormais des problématiques de recherche jugées prioritaires. Ils créent ainsi
des programmes qui orientent systématiques les chercheurs vers tels ou tels
problèmes à résoudre. Ces programmes exigent que les chercheurs aient des «
partenaires » des milieux socio-économiques et qu'ils rendent compte de leurs
résultats auprès d'eux et auprès de l'organisme subventionnaire. Ainsi, comme
le souligne Lajoie (2009), les chercheurs ont vu leur liberté de recherche
fondre comme de la neige au printemps. Ce qui est légitime d'interroger, ce qui
est pertinent de scruter, ce qui exige réponses, ce sont maintenant en grande
partie l'État et les partenaires socio-économiques qui le décident.
Lajoie déplore
cette dérive de la recherche libre et met en lumière les dangers que cela
représente pour la qualité et la profondeur des recherches qui sont effectuées.
Dans ce contexte où la recherche est arraisonnée pour des intérêts qui ne
sont pas endogènes, les sciences de la nature et les sciences de la santé tirent
plus facilement leur épingle du jeu dans la mesure où « productions »
s'alignent plus aisément sur des impératifs pratiques : créer un meilleur
alliage de béton; développer un nouveau vaccin, etc. Par contre, la
littérature, les humanités ainsi que les sciences sociales - plus
traditionnellement axées sur la pensée critique - sont sur la sellette. On les
somme de prouver leur « utilité ».
Parfois, comme au
Japon (lequel a mis de l'avant un projet de loi visant la fermeture des
facultés de lettres,
arts, sciences humaines et sciences sociales accusées de produire des
travailleurs inutiles) l'attaque est frontale; ce qui a le mérite de mettre au
grand jour la vision de la formation et de la recherche
universitaires mise de l'avant par le néolibéralisme : celles-ci
doivent produire des travailleurs performants pour l'économie et servir les
intérêts de l'État et du capital. Cette décision, découlant d’une affirmation
tenue le 8 juin 2019, du ministre japonais de l’éducation, Hakubun Shimomura,
dans laquelle il demandait « d’abolir ou de convertir ces
départements pour favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la
société. » (Fizazi, 2019) Fort heureusement, certaines universités nippones ont refusé
d'obtempérer et ont maintenu leurs programmes et continuent ainsi à former des
citoyens « inutiles ».
Bien évidemment, les recteurs, les
gestionnaires et les professeurs ne peuvent être dégagés de toute
responsabilité face à cet accroissement du corporatisme universitaire, alors
qu'ils ont, dans certains cas, eux-mêmes largement bénéficié de cette posture
d'intellectuels et des avantages pouvant découler de telles ramifications,
aurait pu rendre plus difficile la transmission à grande échelle du savoir.
Cependant, le constat demeure cinglant et c’est pourquoi il importe de nous y
attarder. L’influence des universités sur la façon dont se développe nos
sociétés et se déploie la culture, la connaissance et les différentes
compétences est telle que l’influence des entreprises sur les universités
représente un lien d’influence direct de ces mêmes entreprises sur le
vivre-ensemble.
RÉFÉRENCES :
Freitag, M. (1995). Le naufrage de l'Université. Et autres essais
d'épistémologie politique. Québec/Paris : Nuit Blanche/La Découverte.
Lajoie, A. (2009). Vive
la recherche libre ! Montréal : Liber.
Seymour, M. (2013). Une idée de l’université. Propositions d’un professeur militant. Montréal : Boréal.