Texte de la conférence d'ouverture pour le colloque annuel pour la promotion de la recherche étudiante du CRIFPE (CAPREC), Université du Québec à Trois-Rivières, 25-26 octobre 2018
(version de travail)
Introduction
Traditions
et innovations. Deux termes qui semblent antinomiques. Deux pans du savoir
entre lesquels oscillent nos pensées. Deux postures qui nous rappellent à la
fois nos responsabilités de chercheurs et les exigences de notre pratique. Je n’ai bien
entendu pas la prétention ici de clore le débat – si débat il y a – mais plutôt
de vous soumettre quelques balises pour penser cette cohabitation inévitable. Pour ce
faire, nous devons réaliser un petit tour dans le passé.
Penser l’éducation avant la modernité
À partir du
XVIIe siècle, avec l’apparition des premières écoles sur le modèle
que nous connaissons encore aujourd’hui, le discours pédagogique se divise en
deux grands courants : le courant religieux et le courant humaniste. Bien
que n’étant pas toujours en conflit, ces deux courant conçoivent l’éducation de
manière relativement différente. Surtout, ils tenteront de traduire leurs idées
dans des pratiques concrètes : pensons à Jésuites et aux frères des écoles
chrétiennes pour l’un et à Pestalozzi pour l’autre, disciple de Jean-Jacques
Rousseau. Ainsi, tournant le dos à la seule pensée spéculative, le champ de
l’éducation de cette époque se caractérise déjà par la cohabitation de la
théorie et de la pratique, cohabitation qui constitue toujours un défi de nos
jours.
Penser l’éducation durant l’essor de la modernité
En Occident,
le XIXe va être le théâtre de l’éclosion sans précédent de la
science. À cette époque le positivisme et l’évolutionnisme sont des courants de
pensée triomphants. Suivant le pas, l’éducation se veut scientifique. À partir
du début XXe siècle jusqu’aux années 1950/1960, les penseurs tentent d’établir
une pédagogique objective, sorte de science pratique. La recherche en pédagogie
s’arrime aux méthodes issues des sciences de la nature et de la santé.
D’un côté,
émerge la psychologie pédagogique – ce qu’on appelle aujourd’hui la psychopédagogie – laquelle
prend pour objet la dimension psychologique de la connaissance scientifique du
développement de l’enfant. La recherche porte alors sur l’apprentissage, le
développement affectif, moral et social de l’enfant. Les méthodes de recherche
les plus utilisées sont notamment l’observation
systématique et l’entretien clinique.
D’un autre
côté, on retrouve la pédagogie expérimentale, laquelle va devenir la didactique
expérimentale. Ce courant de
recherche est en quelque sorte le versant didactique de la connaissance
scientifique du développement de l’enfant. On cherche alors à élaborer des
dispositifs d’enseignement à partir de modèles issus de la critique rationnelle
de la pratique et des connaissances psychologiques. Ou encore, on tente de
vérifier expérimentalement l’efficacité de ces dispositifs. C’est surtout dans
ce courant de recherche que se développent la méthode des tests et les devis quasi-expérimentaux, les approches corrélationnelles.
Dès l’or, on
constate des tensions entre la pratique et la rationalité scientifique, les
résultats des recherches se révélant souvent plutôt décevant pour les
praticiens.
Penser l’éducation durant la
postmodernité
À partir de
la deuxième moitié du XXe siècle la pensée postmoderne de déploie et remet en cause les approches
de recherche inspirées par le positivisme. En éducation, le postmodernisme va
se traduire, entre autres, par une remise en cause des recherches à devis
expérimentaux, par le rejet plus ou moins accentué des statistiques comme base
de données et par l’adoption d’approches collaboratives. Le postmodernisme ne
pourra toutefois étouffer totalement les courants dits plus classiques de sorte
que la recherche en éducation devient un champ où cohabitent une multitude
d’approches, de disciplines, de paradigmes, de théoriques aux objets
diversifiés.
Les
nouvelles orientations qui marquent la recherche en éducation depuis
quelques décennies n’ont pas été sans conséquences.
D’abord, l’objet de la recherche s’est considérable
élargi. Les sciences de l’éducation portent en effet leur regard sur une
immense diversité d’objets et de problématiques. Ensuite, les méthodes se sont
également diversifiées notamment par l’adjonction de disciplines contributives,
comme l’anthropologie, la psychologie, l’histoire, la philosophie, la
sociologie, etc. Enfin, cette diversité dont fait preuve le champ de la
recherche en éducation s’est traduit par un éclatement où il est souvent facile
de se perdre.
Penser
l’éducation maintenant
Après le
cognitivisme et le socioconstructivisme, une nouvelle mode émerge en éducation
ces dernières années, mode issue des recherches en santé, celle d’asseoir les
pratiques professionnelles sur des données
probantes. Rappelons ici que les données probantes ne sont pas des
vérités absolues, elles restent des hypothèses, mais des hypothèses que l’on
souhaite les plus fiables possibles à un moment particulier et dans un contexte
donné. Cette mode, qui n’est pas sans mérite, court bien entendu le danger
inhérent à toute mode, à savoir celui d’être dévoyée, mal comprise, mal
utilisée ou, pire encore, celui de se figer et de devenir dogmatique.
Un enjeu perpétuel
Les sciences de l’éducation ont été
traversées au fil des décennies par différents courants de pensée donnant lieu
chacun à une tradition de recherche. Néanmoins, les sciences de l’éducation
sont jeunes et, on peut le dire, toujours à la recherche d’une certaine unité,
d’une cohérence interne. Ainsi, le pluriel dans traditions et innovations n’est
pas anodin. Il témoigne de la diversité, voire de l’éclatement des courants de
pensée en éducation. À d’autres de juger si cela constitue une tare ou un
bienfait.
Je veux pour ma part attirer votre
attention sur la nécessité de la tradition en recherche. Rappelons quelques
principes que l’herméneutique a eu le mérite de mettre en évidence. D’abord, Il n'y a pas de pensée en dehors d'une
certaine tradition. En effet, on pense toujours avec la tradition même si c’est
pour la dépasser. Ainsi, interpréter c'est nécessairement entrer en résonance avec
une tradition car tout interprétation repose sur une réserve de connaissances
et toute réserve de connaissances repose sur une tradition. En somme, un texte,
un discours, une théorie, une recherche, ne parle jamais seul. La production
symbolique parle de concert avec une tradition qui la porte. Est-ce à dire que
toutes les interprétations se valent dans la mesure où elles sont alignées sur
une tradition? Pas du tout !
À la différence du déconstructionnisme de Derrida,
l’herméneutique gadamérienne (mais aussi celle de Ricoeur), ne croit pas
que le sens ne peut être stable, qu’il ne saurait avoir de critères pour
valider une interprétation, donc l’herméneutique ne s’inscrit pas dans le
relativisme radical. Elle pense plutôt que toute les interprétations ne se
valent pas et qu’il peut y avoir quelque chose de stable dans le sens accordé à
un objet. Gadamer soutient que l’interprétation – au sens où l’entend
l’herméneutique – doit être comprise en analogie avec l’interprétation dans les
arts d’exécution (musique, théâtre). Nous sommes confrontés à l’objet sur la
base des précompréhensions que nous avons de lui, précompréhensions qui
prennent leur source dans les interprétations passées. Une expérience de vérité
est donc toujours l’articulation interprétative d’une précompréhension avec une
investigation plus approfondie. L’objet à comprendre nous parvient ainsi à
travers une histoire continue d’interprétations. La tradition, c’est cette
suite continue des différentes interprétations. C’est à travers cette tradition
que la « vérité » sur l’objet se transmet. Cette transmission de la tradition
est aussi ce par quoi il est possible de renouveler l’interprétation de
l’objet. Ainsi, selon le courant herméneutique, il ne saurait y avoir
d’innovation sans tradition et aucune tradition n’existe sans qu’il y ait en
son sein une certaine innovation. Les deux termes ici sont moins en opposition
qu’en rapport dialectique.
Une tradition à redécouvrir
Cela étant posé, permettez-moi
pour conclure, d’attirer votre attention sur un problème dont on parle peu.
Pour ce faire, retournons en arrière de quelques siècles, aux 15e et 16
siècles, époque de la Renaissance en Europe.
La Renaissance a été un moment important de
l'histoire de l'Occident. Un moment de rupture par rapport au Moyen âge,
rupture réalisée à la fois en tendant la main à l'antiquité – donc en
s’inscrivant dans une tradition – et regardant vers le futur – donc en innovant
– e mettant en place les bases de la science moderne.
Or, l'esprit de la renaissance peut se résumer
en quelques éléments centraux. Si l'accès à la connaissance de l'univers se
fait par la science, l’accès de l’être humain à lui-même se fait par un autre
truchement. Comme l’être humain ne peut se connaître spontanément, il accède à
lui-même en faisant un détour. Ce détour passe par les signes de l’humanité.
Ces signes de l’humanité se trouvent déposés dans des œuvres de culture. C’est
pourquoi, l’accès de l’être humain à lui-même nécessite un regard vers l'arrière.
Qu'est-ce qu'on y trouve ? La tradition! Celle-ci n’est pas une vieille
chose sans valeur mais ce qui me permet de me dire au présent avec lucidité. La
tradition ne doit pas être sclérose de la pensée mais impulsion vers l'avant.
Il semble que les sciences modernes ont oublié
cette sagesse de la Renaissance. Tournées vers l’avenir, prenant au mot le
slogan de la modernité, le progrès, elles n’en ont souvent que pour
l’innovation. Innovations dans les techniques de recherche ou encore, et
surtout, innovations théoriques où chaque chercheur invente ses concepts ce qui
entraîne un foisonnement de notions qui porte à la confusion.
Mais, plus grave encore, les sciences modernes
– et ici je vise au premier chef les sciences humaines et sociales dont font
partie les sciences de l’éducation – ont abdiqué devant le rôle d’éducation et d’élaboration des
orientations collectives qui était celui que la Renaissance projetait pour
elles. Agent essentiel de l’autoréflexivité collective, les sciences humaines
et sociales devrait assumer une posture qui va bien au-delà de la poursuite
dite objective de la vérité. En fait,
pour jouer entièrement ce rôle d’éducation et d’élaboration des orientations
collectives dont je parle ici à la suite du regretté sociologue Michel Freitag,
les SHS devront tourner le dos à la fois au scientisme classique et à
l’orientation gestionnaire (dominante actuellement). Ce faisant, les SHS se
reconnecteraient à la tradition des « humanités » dont elles sont issues. En
assumant pleinement leur héritage, les SHS pourraient alors jouer pleinement
leur rôle pédagogique et fort le pont entre la tradition et l’innovation.
Merci de votre attention.
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