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15 octobre 2018

Traditions et innovations : réflexion pour dépasser une antinomie


Texte de la conférence d'ouverture pour le colloque annuel pour la promotion de la recherche étudiante du CRIFPE (CAPREC), Université du Québec à Trois-Rivières, 25-26 octobre 2018 

(version de travail)

Introduction

Traditions et innovations. Deux termes qui semblent antinomiques. Deux pans du savoir entre lesquels oscillent nos pensées. Deux postures qui nous rappellent à la fois nos responsabilités de chercheurs et les exigences de notre pratique. Je n’ai bien entendu pas la prétention ici de clore le débat – si débat il y a – mais plutôt de vous soumettre quelques balises pour penser cette cohabitation inévitable. Pour ce faire, nous devons réaliser un petit tour dans le passé.

Penser l’éducation avant la modernité

À partir du XVIIe siècle, avec l’apparition des premières écoles sur le modèle que nous connaissons encore aujourd’hui, le discours pédagogique se divise en deux grands courants : le courant religieux et le courant humaniste. Bien que n’étant pas toujours en conflit, ces deux courant conçoivent l’éducation de manière relativement différente. Surtout, ils tenteront de traduire leurs idées dans des pratiques concrètes : pensons à Jésuites et aux frères des écoles chrétiennes pour l’un et à Pestalozzi pour l’autre, disciple de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi, tournant le dos à la seule pensée spéculative, le champ de l’éducation de cette époque se caractérise déjà par la cohabitation de la théorie et de la pratique, cohabitation qui constitue toujours un défi de nos jours.

Penser l’éducation durant l’essor de la modernité

En Occident, le XIXe va être le théâtre de l’éclosion sans précédent de la science. À cette époque le positivisme et l’évolutionnisme sont des courants de pensée triomphants. Suivant le pas, l’éducation se veut scientifique. À partir du début XXe siècle jusqu’aux années 1950/1960, les penseurs tentent d’établir une pédagogique objective, sorte de science pratique. La recherche en pédagogie s’arrime aux méthodes issues des sciences de la nature et de la santé.
D’un côté, émerge la psychologie pédagogique – ce qu’on appelle aujourd’hui la psychopédagogie – laquelle prend pour objet la dimension psychologique de la connaissance scientifique du développement de l’enfant. La recherche porte alors sur l’apprentissage, le développement affectif, moral et social de l’enfant. Les méthodes de recherche les plus utilisées sont notamment l’observation systématique et l’entretien clinique.
D’un autre côté, on retrouve la pédagogie expérimentale, laquelle va devenir la didactique expérimentale. Ce courant de recherche est en quelque sorte le versant didactique de la connaissance scientifique du développement de l’enfant. On cherche alors à élaborer des dispositifs d’enseignement à partir de modèles issus de la critique rationnelle de la pratique et des connaissances psychologiques. Ou encore, on tente de vérifier expérimentalement l’efficacité de ces dispositifs. C’est surtout dans ce courant de recherche que se développent la méthode des tests et les devis quasi-expérimentaux, les approches corrélationnelles.
Dès l’or, on constate des tensions entre la pratique et la rationalité scientifique, les résultats des recherches se révélant souvent plutôt décevant pour les praticiens.

Penser l’éducation durant la postmodernité

À partir de la deuxième moitié du XXe siècle la pensée postmoderne de déploie et remet en cause les approches de recherche inspirées par le positivisme. En éducation, le postmodernisme va se traduire, entre autres, par une remise en cause des recherches à devis expérimentaux, par le rejet plus ou moins accentué des statistiques comme base de données et par l’adoption d’approches collaboratives. Le postmodernisme ne pourra toutefois étouffer totalement les courants dits plus classiques de sorte que la recherche en éducation devient un champ où cohabitent une multitude d’approches, de disciplines, de paradigmes, de théoriques aux objets diversifiés.
Les nouvelles orientations qui marquent la recherche en éducation depuis quelques décennies n’ont pas été sans conséquences.
D’abord, l’objet de la recherche s’est considérable élargi. Les sciences de l’éducation portent en effet leur regard sur une immense diversité d’objets et de problématiques. Ensuite, les méthodes se sont également diversifiées notamment par l’adjonction de disciplines contributives, comme l’anthropologie, la psychologie, l’histoire, la philosophie, la sociologie, etc. Enfin, cette diversité dont fait preuve le champ de la recherche en éducation s’est traduit par un éclatement où il est souvent facile de se perdre.
Penser l’éducation maintenant
Après le cognitivisme et le socioconstructivisme, une nouvelle mode émerge en éducation ces dernières années, mode issue des recherches en santé, celle d’asseoir les pratiques professionnelles sur des données probantes. Rappelons ici que les données probantes ne sont pas des vérités absolues, elles restent des hypothèses, mais des hypothèses que l’on souhaite les plus fiables possibles à un moment particulier et dans un contexte donné. Cette mode, qui n’est pas sans mérite, court bien entendu le danger inhérent à toute mode, à savoir celui d’être dévoyée, mal comprise, mal utilisée ou, pire encore, celui de se figer et de devenir dogmatique.
Un enjeu perpétuel
            Les sciences de l’éducation ont été traversées au fil des décennies par différents courants de pensée donnant lieu chacun à une tradition de recherche. Néanmoins, les sciences de l’éducation sont jeunes et, on peut le dire, toujours à la recherche d’une certaine unité, d’une cohérence interne. Ainsi, le pluriel dans traditions et innovations n’est pas anodin. Il témoigne de la diversité, voire de l’éclatement des courants de pensée en éducation. À d’autres de juger si cela constitue une tare ou un bienfait.
            Je veux pour ma part attirer votre attention sur la nécessité de la tradition en recherche. Rappelons quelques principes que l’herméneutique a eu le mérite de mettre en évidence. D’abord, Il n'y a pas de pensée en dehors d'une certaine tradition. En effet, on pense toujours avec la tradition même si c’est pour la dépasser. Ainsi, interpréter c'est nécessairement entrer en résonance avec une tradition car tout interprétation repose sur une réserve de connaissances et toute réserve de connaissances repose sur une tradition. En somme, un texte, un discours, une théorie, une recherche, ne parle jamais seul. La production symbolique parle de concert avec une tradition qui la porte. Est-ce à dire que toutes les interprétations se valent dans la mesure où elles sont alignées sur une tradition? Pas du tout !
À la différence du déconstructionnisme de Derrida, l’herméneutique gadamérienne (mais aussi celle de Ricoeur), ne croit pas que le sens ne peut être stable, qu’il ne saurait avoir de critères pour valider une interprétation, donc l’herméneutique ne s’inscrit pas dans le relativisme radical. Elle pense plutôt que toute les interprétations ne se valent pas et qu’il peut y avoir quelque chose de stable dans le sens accordé à un objet. Gadamer soutient que l’interprétation – au sens où l’entend l’herméneutique – doit être comprise en analogie avec l’interprétation dans les arts d’exécution (musique, théâtre). Nous sommes confrontés à l’objet sur la base des précompréhensions que nous avons de lui, précompréhensions qui prennent leur source dans les interprétations passées. Une expérience de vérité est donc toujours l’articulation interprétative d’une précompréhension avec une investigation plus approfondie. L’objet à comprendre nous parvient ainsi à travers une histoire continue d’interprétations. La tradition, c’est cette suite continue des différentes interprétations. C’est à travers cette tradition que la « vérité » sur l’objet se transmet. Cette transmission de la tradition est aussi ce par quoi il est possible de renouveler l’interprétation de l’objet. Ainsi, selon le courant herméneutique, il ne saurait y avoir d’innovation sans tradition et aucune tradition n’existe sans qu’il y ait en son sein une certaine innovation. Les deux termes ici sont moins en opposition qu’en rapport dialectique.
Une tradition à redécouvrir
Cela étant posé, permettez-moi pour conclure, d’attirer votre attention sur un problème dont on parle peu. Pour ce faire, retournons en arrière de quelques siècles, aux 15e et 16 siècles, époque de la Renaissance en Europe.
La Renaissance a été un moment important de l'histoire de l'Occident. Un moment de rupture par rapport au Moyen âge, rupture réalisée à la fois en tendant la main à l'antiquité – donc en s’inscrivant dans une tradition – et regardant vers le futur – donc en innovant – e mettant en place les bases de la science moderne.
Or, l'esprit de la renaissance peut se résumer en quelques éléments centraux. Si l'accès à la connaissance de l'univers se fait par la science, l’accès de l’être humain à lui-même se fait par un autre truchement. Comme l’être humain ne peut se connaître spontanément, il accède à lui-même en faisant un détour. Ce détour passe par les signes de l’humanité. Ces signes de l’humanité se trouvent déposés dans des œuvres de culture. C’est pourquoi, l’accès de l’être humain à lui-même nécessite un regard vers l'arrière. Qu'est-ce qu'on y trouve ? La tradition! Celle-ci n’est pas une vieille chose sans valeur mais ce qui me permet de me dire au présent avec lucidité. La tradition ne doit pas être sclérose de la pensée mais impulsion vers l'avant.
Il semble que les sciences modernes ont oublié cette sagesse de la Renaissance. Tournées vers l’avenir, prenant au mot le slogan de la modernité, le progrès, elles n’en ont souvent que pour l’innovation. Innovations dans les techniques de recherche ou encore, et surtout, innovations théoriques où chaque chercheur invente ses concepts ce qui entraîne un foisonnement de notions qui porte à la confusion.
Mais, plus grave encore, les sciences modernes – et ici je vise au premier chef les sciences humaines et sociales dont font partie les sciences de l’éducation – ont abdiqué devant le rôle d’éducation et d’élaboration des orientations collectives qui était celui que la Renaissance projetait pour elles. Agent essentiel de l’autoréflexivité collective, les sciences humaines et sociales devrait assumer une posture qui va bien au-delà de la poursuite dite objective de la vérité.  En fait, pour jouer entièrement ce rôle d’éducation et d’élaboration des orientations collectives dont je parle ici à la suite du regretté sociologue Michel Freitag, les SHS devront tourner le dos à la fois au scientisme classique et à l’orientation gestionnaire (dominante actuellement). Ce faisant, les SHS se reconnecteraient à la tradition des « humanités » dont elles sont issues. En assumant pleinement leur héritage, les SHS pourraient alors jouer pleinement leur rôle pédagogique et fort le pont entre la tradition et l’innovation.

Merci de votre attention.

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