Brève synthèse de la pensée du sociologue Michel Freitag (1935-2009) sur la place de l'informatique dans nos sociétés.
Dans
l’informatique, la conscience ne peut être qu’opératoire.
Au
projet d’une connaissance positive de la réalité – projet issu des Lumières –
se substitue un projet de maîtrise directe des effets produits artificiellement
par l’utilisateur – effets calculables et prévisibles – dans un environnement
spécifique.
Ainsi,
le monde n’est plus une totalité de ce qui est, il devient plutôt l’ensemble de
tout ce qui peut être fait par l’utilisateur i.e. tout ce qui peut être
contrôlé et
transformé dans un environnement donné.
Ce
monde est totalement centré sur la «puissance» d’agir de l’utilisateur; il en
est le résultat.
Or,
justement, cette puissance d’agir nous échappe dans la mesure où elle
s’objective et résulte de la production d’outils qui nous échappent.
S’efface
alors la différence entre réel et possible, entre l’imaginaire et l’objet en
soi.
Dans
l’informatique : «s’abolit la distinction entre connaître
et faire, entre la nature et la culture, entre l’objet et le sujet» (Freitag,
2002, p. 390).
L'informatisation entraîne donc des conséquences pour notre capacité à juger ...
Rappelons qu'un jugement est toujours en quelque sorte
synthétique par nature.
Dans tout jugement, la part processuelle
ne peut donc être détachée – sans dénaturer le jugement – de l’acte de juger
lui-même.
Or, l’informatique réduit le jugement une
«processualité
contrôlée» en soumettant tout à des algorithmes.
Dans ce cas, tout jugement synthétique
devient difficile voire impossible.
Ce qui s’affaiblit alors – ou même
disparaît – c’est l’engagement existentiel du sujet dans l’acte même de juger.
Sa conscience sensible, symbolique,
culturelle se trouve alors reportée en dehors de cette «processualité
contrôlée».
Ainsi,
l’ensemble des activités de communication – activités réduites à de
l’information par le contrôle informatique – n’est pas plus mesuré que de
manière opérationnelle.
«Ce
qui s’objective et s’extériorise dans l’informatique, c’est donc virtuellement
la totalité de l’ordre symbolique, qui comprend les dimensions de la
connaissance (le vrai et le faux), de la normativité (le juste et l’injuste, le
bien et le mal) et de l’expressivité (l’identité et la beauté)» (Freitag,
2002, p. 392).
Dans
nos sociétés, l’informatique ainsi est devenu le langage universel dans lequel
tout est décomposable analytiquement en paramètres opérationnels…ce qui veut
dire aussi que tout est recomposable de façon purement stratégique.
C’est
dire que l’informatisation participe de la réduction analytique de toute la
dimension représentative et synthétique essentielle au symbolique.
Contrairement
aux médiations culturelles issues du langage «naturel», l’informatique n’est
pas produite à travers une expérience du monde mise en commun mais par un
arbitraire technologique tourné vers l’efficacité et l’efficience.
Toute
finalité idéale doit désormais être traduite en objectif mesurable.
Tous
les principes généraux - parfois incommensurables - doivent se traduire en
procédures opérationnelles.
En
somme, il ne s’agit plus d’un «arraisonnement« du monde - comme Heidegger le
disait de la technique (de son temps) - mais bien d’un procès de
«transsubstantiation» des anciens langages et de la réalité que l’informatique
voulait justement représenter.
L’informatisation
participe donc de la désymbolisation
du social.
Elle
réalise une véritable «conversion» de notre mode d’être au monde.
RÉFÉRENCES:
•Freitag,
Michel (1995). Le naufrage de l’université. Et autres
essais d’épistémologie politique. Québec : Nuit blanche.
•Freitag,
Michel (2002). L’oubli de la société. Pour une théorie
critique de la postmodernité. Québec : Les Presses de l’Université
Laval. Avec la collaboration de Yves Bonny.
•Freitag,
Michel (2008). L’impasse de la globalisation. Une
histoire sociologique et philosophique du capitalisme.
Montréal : Écosociété.
Propos recueillis par Patrick Ernst.
•Freitag,
Michel (2011). L’abîme de la liberté. Critique du
libéralisme.
Montréal: Liber.
•Freitag,
Michel (2011). La connaissance sociologique.
Dialectique et société. Volume 1. Montréal : Liber. Première parution en 1986.
•Freitag,
Michel (2011). Introduction à une théorie générale du
symbolique.
Dialectique et société. Volume 2. Montréal : Liber. Première parution en 1986.
•Freitag,
Michel (2013). Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de
reproduction formels de la société. Dialectique et société. Volume 3.
Montréal : Liber. Première parution en 1986.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire