Bienvenue



Pour me rejoindre :

Stemar63@gmail.com

30 novembre 2023

Réseaux sociaux et médias

Si les réseaux sociaux sont très majoritairement de véritables égouts, force est de constater que les médias traditionnels sentent souvent assez mauvais.

Démagogie

Toute démocratie finit par sombrer dans la démagogie croyait Platon. Force est de constater que la situation actuelle semble lui donner raison.

17 novembre 2023

Le récit en histoire : étude exploratoire sur sa conception et son usage en enseignement chez des étudiants en formation

Texte rédigé avec mon collègue le professeur Félix Bouvier de l'Université du Québec à Trois-Rivières

 Introduction

Depuis de nombreuses années, les deux auteurs de cet article, collègues en sciences de l’éducation et amis échangent sur de nombreux sujets liés à la sociologie et à la philosophie de l’éducation, mais davantage encore sur l’histoire de l’éducation, en particulier québécoise (Allard et al., 2019), cela dans le contexte de la formation des maîtres qui est leur prisme professionnel. Évidemment, le débat sur l’enseignement de l’histoire (2006-2017) qui a animé le monde didactique, ainsi que nombre d’historiens québécois de l’histoire du Québec et du Canada (Bouvier, F. et C.-P. Courtois, 2021) a très souvent fait l’objet d’échanges entre eux.

Au fil de ces conversations, l’importance du récit en enseignement-apprentissage de l’histoire nationale a éventuellement émergé comme étant souvent l’angle mort de cet immense débat, tel que le développe par ailleurs avec beaucoup d’acuité ces dernières années le sociologue et historien Gérard Bouchard (2019; 2023), cela de façon corollaire à la présence de mythes nationaux sains lorsque l’on enseigne ou que l’on apprend cette noble discipline qu’est l’histoire nationale.

En conséquence, tant en aval qu’en amont de ces considérations, nous avons eu l’idée ces dernières années de stimuler la réflexion des futurs enseignantes et enseignants d’histoire à l’ordre secondaire sur ces sujets. Le texte qui suit rend ainsi compte du processus et des résultats de recherche sur ces thèmes et tout particulièrement sur l’importance du récit à insuffler ou non à la génération montante lorsqu’on se prépare à lui enseigner.

Mise en contexte

Que l’on étudie ou enseigne l’histoire générale ou l’histoire de sa propre nation, nous sommes confrontés à un implacable problème qui consiste à intégrer, comprendre et rendre au mieux le concept de temps. Car le temps est un phénomène à la fois simple et éminemment complexe quant à ses nombreux tenants et aboutissants (Johnson, 1979). Comme le souligne et l’analyse Paul Ricoeur, à la suite de Platon, nous dit-il, il s’agit entre autres «de l’invincible parole qui, avant toute notre philosophie et malgré toute notre phénoménologie de la conscience du temps, enseigne que nous ne produisons pas le temps, mais qu’il nous entoure, nous encercle et nous domine de sa redoutable puissance (1983, p. 30 à 32).

Le temps est éminemment fuyant, en particulier pour ce qui est d’essayer de le conceptualiser. Alors, comment lui donner une cohérence qui peut à la fois encadrer et stimuler le ou la pédagogue d’une part et les élèves ou étudiants, d’autre part? Comment rendre le temps qui s’écoule cohérent, comment éviter de se sentir happer et peut-être noyé par la nomenclature peu compréhensible d’événements dénués d’un sens qui peut nous atteindre et nous stimuler? Bref, comment produire du sens par l’étude du temps? Ricoeur répond : par l’intrigue! (1986) Une intrigue est ce qui permet, par-delà les mises en place de la méthode historique, néanmoins très souhaitable, de transformer le flot d’événements multiples en une suite cohérente de faits. Cette intrigue est la mise en récit de soi, ou de son histoire nationale, dans le temps. C’est rendre le temps intelligible, c’est identifier un départ, un développement et une possible fin au récit. Chaque étape participe dans ce contexte au déroulement de l’intrigue et devient un élément qui s’inscrit dans le développement du récit, puis contribue de manière cohérente au cheminement vers un aboutissement.

Malgré ce qu’affirment certains didacticiens (Dagenais et Laville, 2007), en histoire, il ne saurait donc y avoir présentation de la matière sans une certaine mise en récit. Il s’agit moins de remplacer l’histoire-récit par quelque chose d’autre que de savoir quelle histoire-récit est privilégiée? Comme le rappelle judicieusement Bruner (1996, 2005), l’histoire est nécessairement sélection de ce qui est estimé pertinent et approprié ou ne l’est pas, car elle implique une forme d’évaluation des événements. Ultimement, elle est proposition d’un récit, c’est-à-dire présentation d’une séquence d’événements et de leur raison d’être, ce qui peut expliquer pourquoi ce récit plutôt qu’un autre ou plutôt que le silence? Aussi, comme il le dit si bien : « Les modèles narratifs ne se bornent en effet pas à donner forme au monde; ils façonnent également les esprits qui cherchent à lui donner un sens » (2005, p. 40). Tel que l’énonce Jean Leduc (2007), qui reprend l’expression de Marrou (1954), « le travail de l’historien est "relatif à sa situation dans le monde et sa situation d’être dans le monde" et sa reconstruction du passé ne peut être qu’un honnête compromis. Compromis dans la mesure où son travail est soumis à des contraintes et est jalonné de choix. Honnête dans la mesure où il est conscient de ses limites, accepte d’être mis en question, joue cartes sur table et n’occulte pas délibérément certains pans du 
passé.» (n. p.)

En partant néanmoins du principe que le « temps est une base sûre » (Riondet, 2008, p. 10), nous avons mené une modeste recherche exploratoire avec des étudiants en formation à l’enseignement au secondaire, dans un cours de didactique de l’histoire nationale du Québec-Canada, étude et données colligées à l’hiver 2023. Une question qui se pose d’abord à partir de lectures ciblées que nous leur avons fait faire (Leduc, 2007; Ricoeur, 1985, 1986; Riondet, 2008), est de constater et comprendre ce qu’ils conçoivent du rôle du récit en tant que futurs enseignantes ou enseignants à l’ordre d’enseignement secondaire. Par exemple, est-ce que pour ces étudiants le récit national est essentiel, ou non et jusqu’où le cas échéant, pour rendre intelligible cette histoire nationale? Pour eux, est-ce que cet enseignement à venir part, à l’image de l’historien, d’une utilisation efficace d’une documentation appropriée et est-ce que la pédagogie ainsi mise en place a aussi
« besoin de toute son expérience personnelle et de son imagination pour reconstituer le passé » (Riondet, 2008, p. 10)?

Aspects théoriques qui ont guidé cette recherche

Dans notre étude, nous nous sommes essentiellement inspiré des travaux du philosophe Paul Ricoeur. C’est pourquoi, avant de parler plus spécifiquement de sa vision de l’histoire, nous jugeons ici important de présenter brièvement sa pensée générale. Pour le philosophe français - 1913-2005 - la conscience n'est ni une origine, ni un fondement. Elle est plutôt une tâche à faire. C’est pourquoi il a développé une phénoménologie de la volonté en pensant la conscience comme ce qui dit « je veux ». Selon lui, nous nous comprenons nous même d'abord comme volonté. Il ne faut toutefois pas penser cette volonté comme souveraine, comme une subjectivité qui domine le monde et les évènements. Au contraire, la volonté est pensée ici comme un enchevêtrement perpétuel de volontaire et d'involontaire. Assumer la partie involontaire de ma volonté - le monde qui résiste, l'inconscient, l’histoire qui me fait, etc. - signifie passer de la volonté que j'ai à la volonté que je suis. Ainsi, la volonté que je suis coïncide avec mon existence, avec tout mon être. À cette question de la volonté, Ricoeur adjoint une définition du comprendre. Comprendre pour lui c'est passer par la « voie longue » de la médiation, notamment celle des productions humaines. C’est pourquoi il considère que la philosophie ne peut être la science des consciences. Parce que l'appréhension directe de soi par soi est impossible : pas plus pour le commun des mortels que pour le philosophe. On ne peut en effet connaître le sujet entièrement par la seule réflexion directe parce que son activité se dépose inévitablement dans des objets, des actes et des œuvres qui constituent le monde du sujet. 

Par conséquent, la compréhension de soi - la compréhension de l'être humain - passe nécessairement par l'analyse du monde symbolique, social et culturel où la conscience peut trouver les traces de sa propre activité devenue, en quelque sorte, extérieure à elle-même. On ne part donc jamais de zéro dans notre réflexion mais, toujours, on recommence; recommencement nourri du langage, nourri des œuvres de l'humanité. L'être humain est ainsi à la fois finitude (notre vie prend fin un jour) et infinitude à travers les œuvres avec lesquelles nous dialoguons. L'infinitude de l'être humain se trouve dans le langage qui est certes un système de signes mais qui est aussi - et peut-être surtout - un discours, c'est-à-dire capacité de dire quelque chose sur le monde, tant pour soi que pour les autres. Donc, afin de me penser, je dois nécessairement passer par l'extériorité (langages, œuvres, l’histoire, autrui). Cette rencontre de l'extériorité est nécessaire et représente non seulement une exigence épistémologique mais aussi un principe éthique.

Dans ses travaux, Ricoeur a aussi mené une critique de trois importants courants en histoire : L’histoire antipositiviste axée sur l’intentionnalité des acteurs; l’historiographie française des Annales (par exemple, on pense aux travaux de Fernand Braudel); l’histoire inspirée de la philosophie analytique. Selon le philosophe français, les trois courants font la même erreur : ils oublient l’importance du récit. 

Un fait historique ne peut être réduit à un statut d’exemple d’une loi (comme le pense le positivisme). Mais, contrairement à ce que pense le courant intentionnaliste, on ne peut en rester aux seules intentions des acteurs, notamment parce que nous n’avons pas un accès direct à ces intentions. Ainsi, contre les antipositivistes, Ricoeur affirme que l’histoire n’est pas la somme des intentions des protagonistes. Contre les positivistes, en revanche, il rappelle que les explications historiques sont insérées dans des discours narratifs, ils sont déjà des « faits » interprétés. Ainsi, l’histoire ne se résume pas à des causes ni aux intentions, elle renvoie plutôt à des actions et donc, en partie, à la contingence. Les trois courants – lesquels sont tous anti-narrativistes – mettent ou bien l’accent sur l’explication (positivisme) ou sur la compréhension des intentions (antipositivisme) et, ce faisant, ils instaurent une coupure entre méthode et expérience (car l’expérience de l’histoire par les acteurs se fait sous forme de récit). Or, le choix entre méthode objectiviste et méthode subjectiviste est un faux choix selon Ricoeur. Si l’histoire est inséparable du récit (et donc de la prise en compte des intentions des acteurs), elle est tout de même une discipline à visée scientifique qui doit faire la preuve de ce qu’elle avance. Par conséquent, explications (faits objectifs) et compréhensions (intentions des acteurs) sont alors nécessaires. En tant que discipline éminemment herméneutique, l’histoire doit donc dépasser à la fois la phénoménologie et le positivisme pour interpréter adéquatement le passé. 

À sa réflexion sur l’histoire, il faut aussi adjoindre celle sur la fiction, car, comme les spécialistes le savent, celle-ci a donné lieu à de multiples réflexions dans la discipline (Loriga et Revel, 2022). Selon Ricoeur, la fiction possède deux fonctions : 1- elle est « révélante »; 2- elle est aussi « transformante ». Ainsi, il affirme : « (...) révélante, en ce sens qu'elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cœur de notre expérience praxique; transformante, en ce sens qu'une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre » (1985, p. 285). Pour Ricoeur, le récit a aussi un effet cathartique. La catharsis produite par le récit est possible en raison de l'effet de prise de distance par rapport à nos affects. Le récit a ainsi un effet « moral » parfois plus qu'esthétique sur le lecteur.

À la lumière de la pensée de Ricoeur, on comprend aisément le défi qui incombe aux enseignants d’histoire. Comment aider les élèves à comprendre le monde - et à se comprendre eux-mêmes dans ce monde - en les faisant passer par la « voie longue » de la médiation des productions humaines ? Comment guider la rencontre de « l'extériorité » que représente l’histoire, passage obligé à la compréhension de soi (individuellement et collectivement) ? Comment dépasser une vision de l’histoire anti-narrativiste en ne se limitant ni aux intentions des acteurs, ni aux seuls faits et en faisant parfois usage de la fiction sans que celle-ci ne dénature l’histoire à enseigner. Bref, comment mettre en récit l’histoire pour qu’elle soit significative? C’est donc avec ce cadre général de pensée que nous avons invité des étudiants en formation à l’enseignement secondaire à réfléchir sur la mise en récit de l’histoire en vue de son enseignement.

Méthodologie

Notre recherche est exploratoire et bien modeste, nous tenons à le préciser. La collecte des données a été effectuée à l’hiver 2023 auprès de la vingtaine d’étudiants du cours Didactique de l’histoire nationale du Québec et du Canada. Il s’agit d’étudiantes et d’étudiants en deuxième année de formation au baccalauréat en enseignement secondaire du Département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Au départ, l’un de nous deux donne un cours au quatrième cours (sur quinze) relatif aux différents volets de ce débat qui a eu cours au Québec quant à ce que doit ou devrait être l’enseignement-apprentissage de l’histoire nationale, (Bouvier, F. et C.-P. Courtois, (dir.), 2021, p. 336 à 375). Une semaine plus tôt, les étudiants ont reçu un courriel les subdivisant en équipes en vue d’une confrontation d’équipes (de leur choix, avec un nombre prescrit d’équipiers) qui aura lieu trois semaines plus tard (cours sept), moment où ils devront aussi remettre un texte d’une dizaine de pages résumant entre autres les plus importantes phases de ce débat.  

À l’occasion de ce même courriel, les étudiants sont aussi prévenus (ils l’ont aussi été verbalement dès la lecture du plan de cours à la première rencontre, en tout début de session) qu’une page (ou deux, environ) devra porter sur l’utilité potentielle du récit dans l’enseignement de l’histoire nationale au Québec. Pour ce faire, ils ont eu accès à deux textes déposés sur le portail de cours. Il s’agit d’un texte de Jean Leduc (2007) et d’un second d’Odile Riondet (2008), tous deux ayant le récit en histoire comme problématique de base, la seconde y mettant notamment de l’avant la pensée du philosophe Paul Ricoeur.

Au jour du débat, les étudiants ont évidemment toutes et tous remis le texte évoqué et une réflexion collective s’est amorcée quant à différentes perceptions relatives à l’utilité et à l’utilisation du récit dans l’enseignement de l’histoire du Québec à des adolescents de quatorze à seize ans, en troisième et quatrième secondaires. Au cours des semaines suivantes, les deux auteurs de cet article ont lu attentivement chacune des réflexions écrites. Les textes ont été annotés en suivant une approche inspirée de l’analyse par questionnement analytique (Paillé et Mucchielli, 2016, chapitre 10). Ensuite, les deux auteurs ont comparé leurs analyses de manière à bonifier celles-ci et à valider la procédure.

Présentation et discussion des éléments relevés chez les étudiants 

Rappelons que nous n’avons d’autres ambitions dans ce qui suit que de soulever des éléments qui pourraient alimenter la réflexion pour des recherches ultérieures. Sur la base des textes produits par les étudiants, il apparaît que l’histoire est reconnue comme une science. Cependant, ce dernier concept semble pour eux relativement flou, à tout le moins jamais explicitement défini. Il est toutefois expressément associé à une démarche argumentée et rigoureuse. L’enseignement de l’histoire est, de son côté, jugé essentiel pour la compréhension non seulement du passé mais aussi du monde actuel. En cela, nos étudiants s’alignent sur le discours proposé dans le programme d’histoire pour les écoles secondaires mais, plus généralement, sur la pensée de Ricoeur pour qui, comme on l’a vu plus haut, la compréhension de soi n’est jamais directe mais passe par la voie longue de l’étude des productions humaines. L’histoire et son enseignement, il faut aussi le préciser, reposent sur un socle constitué par ce que les étudiants appellent les faits.

Bien que l’histoire soit vue comme une science, elle n’est pas perçue comme une science de même nature que les sciences dites exactes. À l’instar de ce que Ricoeur affirme, les futurs enseignants considèrent qu’il s’agit d’une science où la vérité est interprétative et jamais définitive. Un fait peut en effet être interprété de multiples façons : « un texte historique n’est jamais un texte qui est complètement factuel, il est parsemé de petites opinions » (sujet 10); « le récit n’est pas seulement basé sur des faits historiques, mais également sur les interprétations et les opinions personnelles » (sujet 11). Nos répondants semblent avoir compris, à tout le moins en partie, la spécificité épistémologique de l’histoire qui en fait une discipline herméneutique (même si ce terme leur demeure pour l’essentiel inconnu).

Un autre élément intéressant ressort de nos données. Pour nos sujets, la nature interprétative de l’histoire fait en sorte que le recours à la fiction est permis voir souhaité pour l’enseignement de l’histoire. La fiction n’est pas pour eux incompatible avec la vérité si elle est bien utilisée (la bonne utilisation restant toutefois à définir). Un aspect leur paraît toutefois évident à savoir que l’usage de la fiction doit impérativement se faire en vue de l’apprentissage et non seulement pour divertir les élèves. La fiction possède donc pour eux une fonction pédagogique : « je trouve que c’est tout à fait normal qu’on crée des personnages mythiques dans notre histoire » (sujet 1). La tension possible entre faits, vérité et fiction n’est toutefois jamais abordée directement par les étudiants. Dans une certaine mesure, on peut dire que pour nos sujets, le choix entre méthode objectiviste et méthode subjectiviste est un faux problème, comme le suggère d’ailleurs Ricoeur. En tant que discipline herméneutique, l’histoire se situe en quelque sorte sur une ligne de crête entre la phénoménologie (subjectivisme, compréhension de l’intention des acteurs) et une approche positive des faits. Il y a là, selon nous, quelque chose que mériterait d’être investigué.

En ce qui concerne les contenus à enseigner, l’enseignement de l’histoire nationale du Québec semble avoir une fonction non seulement d’acquisition de connaissances mais aussi de construction de la citoyenneté : « l’utilisation du récit dans l’enseignement au secondaire permet d’atteindre une des visées du programme qui est l’éducation à la citoyenneté » (sujet 5). En cela, une fois de plus, les futurs enseignants qui ont participé à notre petite étude semblent adhérer aux finalités du programme d’histoire et à une conception de cette discipline en tant qu’élément constitutif de l’identité. L’histoire et son enseignement ont ainsi une fonction non seulement culturelle et sociale mais aussi, pour le dire directement, politique : « Le récit peut être utilisé pour aider les élèves à comprendre la question nationale du Québec et à développer leur identité nationale » (sujet 11).

Toujours en ce qui concerne les contenus, en accord avec la pensée de Ricoeur, nos sujets conçoivent que l’enseignant a un rôle capital dans le choix des matériaux, dans leur organisation et dans leur présentation. Pour eux, il est même inévitable en histoire que les préférences personnelles de celui qui enseigne ressortent d’une manière ou d’une autre : « un historien ou encore un enseignant n’est jamais parfaitement neutre lorsqu’il fait le récit du passé » (sujet 9). Cependant, ces préférences ne doivent en aucun cas conduire à l’endoctrinement des élèves. Ici, nos futurs enseignants conseillent la vigilance. Pour eux, l’enseignant doit connaître ses « filtres » afin de les dépasser. Surtout, il doit être en mesure de présenter objectivement plusieurs points de vue sur une même question. En fait, la mise en récit de l’histoire en vue de son enseignement doit permettre que l’élève se fasse sa propre idée sur ce qui lui est présenté : « un enseignant doit permettre à ses élèves de construire leur connaissance d’un épisode historique à partir de positions variées ainsi que de sources variées » (sujet 9). Donc, cette mise en récit ne peut être un discours fermé, imposant des vérités indépassables : « le récit permet d’éveiller les consciences des jeunes » (sujet 12). Le récit et son usage doivent donc être soumis à une éthique professionnelle.

Précisons que, dans la conception que se font nos sujets de l’enseignement de l’histoire, il ne saurait être question de se passer du récit et ce pour deux raisons.  Premièrement, le récit sert à motiver les élèves et la motivation est ici conçue essentiellement comme une implication émotionnelle de ceux-ci. Deuxièmement, le récit a aussi pour fonction de rendre la matière compréhensible : « l’histoire devrait être racontée comme un roman, pour porter nos « spectateurs » dans une période antérieures » (sujet 8). Comme le sujet 2 l’affirme : « Le récit, c’est la trame narrative qui donne une certaine thèse au cours de l’histoire ». Donc, le récit motive, suscite l’attention et l’intérêt, rend compréhensible, soutient la construction du sens. Rappelons que pour Ricoeur l’expérience de l’histoire par les acteurs se fait nécessairement sous la forme du récit.

En ce qui concerne l’enseignement du thème ou du concept de nation en lui-même : « le récit est un outil essentiel à la compréhension de la question nationale au Québec car il permet à l’élève d’établir un lien entre le passé et le présent, de mieux comprendre la signification profonde des événements historiques qui ont façonné la nation québécoise, ainsi que la manière dont les choix et les décisions du passé continuent de façonner la société québécoise actuelle » (sujet 13). On le constate, le récit est conçu en quelque sorte comme un élément consubstantiel de l’enseignement de l’histoire.

Or, l’enseignement de l’histoire, sa mise en récit, comportent également une fonction éthique pour les élèves – rappelons que pour Ricoeur le récit comporte un effet « moral » – car cela permet, aux dires de nos sujets, de connaître et de comprendre les erreurs du passé pour ne pas les reproduire : « le récit peut promouvoir la compréhension et la tolérance interculturelle » (sujet 11). Le sujet 3 soutient : « la portion inévitablement subjective de l’histoire, comme la narration qu’on en fait, peut servir, surtout en enseignement, à captiver l’attention des élèves, les impliquer émotionnellement et culturellement à un sujet qui leur est éloigné et les pousser à s’engager dans la société d’aujourd’hui en les inspirant des erreurs passées à ne pas reproduire et des réussites sur lesquelles prendre exemple ». La mise en récit favoriserait donc la motivation, susciterait l’attention et l’intérêt des élèves, rendrait le contenu plus compréhensible (et donc plus aisé à apprendre), soutiendrait la construction du sens et participerait au développement éthique des jeunes. Le moins que l’on puisse dire c’est que les futurs enseignants accordent plusieurs vertus au récit. Des recherches plus poussées devraient être réalisées pour vérifier dans quelle mesure le récit possède bien toutes ces vertus et, si oui, à quelles conditions didactiques et pédagogiques.

Sur la question nationale du Québec, toujours aux dires de nos sujets, l’enseignant doit viser le développement par les élèves d’un esprit critique, une critique qui s’appuie sur des faits mais aussi sur des choix « politiques » raisonnés : « Grâce au récit, les étudiants peuvent savoir ce qui s’est réellement passé. Alors, ils seront nettement mieux habilités pour décider de ce qu’ils pensent à propos de leur nation. Le récit permet de guider les élèves pour qu’ils décident eux-mêmes de ce qui est, selon eux, bon ou mauvais pour la pérennité de leur nation » (sujet 12) ou encore « il est important d’utiliser le récit lors de l’enseignement de la question nationale aux élèves du secondaire puisque connaître l’histoire permet de comprendre nos enjeux de société et d’avoir une meilleure compréhension de ce qui a forgé le peuple québécois actuel » (sujet 5). Le sujet 13 souligne pour sa part : « le récit doit être vulgarisé de la manière la plus objective et la plus impartiale possible afin de permettre aux élèves de développer leur sens critique à partir des faits historiques ». 

 

Conclusion

 

Nous nous sommes ici inspirés d’un philosophe, Paul Ricoeur, à bon droit, car la question du récit et de son importance est souvent, ou bien peu étudiée par les historiens, ou bien carrément honnie par de nombreux didacticiens de la discipline. Pourtant, la réflexion philosophique sur le récit et la fiction proposée par de Ricoeur nous semble une avenue féconde pour penser l’enseignement de l’histoire.

Au sortir de l’exposé de cette recherche aux proportions bien modestes menée avec une vingtaine d’étudiants, il est fort intéressant de constater qu’à l’instar de Paul Ricoeur, ces étudiants en formation initiale sont d’une relative unanimité. Cette unanimité porte sur l’importance pédagogique et didactique à accorder à l’utilisation dosée et la plus honnête possible du récit (quant à l’historiographie reconnue, peut-on avancer) et quant à l’usage de certains fictions ou mythes (Bouchard, 2019; 2023) en enseignement de l’histoire du Québec-Canada auprès les étudiants de l’école secondaire.

Le récit et la fiction dans l’enseignement de l’histoire sont des outils importants nous disent nos répondants. Leur utilisation doit toutefois se faire avec circonspection et pour ce faire l’enseignant gardera constamment en tête des visées pédagogiques, visées axées sur le développement d’une pensée autonome, libre et critique. 

En somme, cette petite étude ouvre, nous semble-t-il, des perspectives pour des recherches ultérieures notamment sur la place du récit et de la fiction dans l’enseignement de l’histoire au secondaire et sur la formation à leur usage didactique. 


Références :

 

Allard, M., P. Aubin, F. Bouvier et R. Desrosiers. (2019). Une histoire de la formation des maîtres au Québec, Septentrion, Québec, 225 p.

 

Bouchard, G. (2019). Les Nations savent-elles encore rêver? Les mythes nationaux à l’ère de la mondialisation, Montréal, Boréal.

 

Bouchard, G. (2023). Pour l’histoire nationale. Valeurs, nation, mythes fondateurs, Montréal, Boréal.

 

Bouvier, F. et C.-P. Courtois (dir.), (2021). L’Histoire nationale du Québec, entre bon-ententisme et nationalisme, de 1832 à nos jours, Septentrion, Québec.

 

Bruner, J. (1996). L’éducation, entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie culturelle, Retz, Paris.

 

Bruner, J. (2005). Pourquoi nous racontons-nous des histoires. Pocket, Paris.

 

Dagenais, M. et C. Laville (2007). « Le naufrage du projet de programme d’histoire nationale. Retour sur une occasion manquée accompagnée de considérations sur l’éducation historique », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 4, no 60, printemps, p. 517-550.

 

Gouvernement du Québec (2007). Histoire et éducation à la citoyenneté au deuxième cycle du secondaire, ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Québec, 105 p.

 

Gouvernement du Québec (2017). Histoire du Québec et du Canada, troisième et quatrième secondaire, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement Supérieur, Québec, 68 p.

 

Johnson, M. (1979). L’histoire apprivoisée, Boréal, Montréal.

 

Leduc, Jean (2007). Histoire et vérité. Texte d’une intervention en formation des professeurs d’histoire et de philosophie (IUFM de Toulouse, France), février.

 

Loriga, S. et Revel, J. (2022). Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistiqueParis : EHESS Gallimard Seuil. Collection Hautes études.

 

Marrou, H.-I. (1954). De la connaissance historique, du Seuil.

 

Paillé, P., Mucchielli, A. (2016). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris : Armand Colin. 4e édition.

 

Ricoeur, P. (1983). Temps et récit, 1 – Le temps raconté, du Seuil, Paris.

 

Ricoeur, P. (1985). Temps et récit, 3 – Le temps raconté, du Seuil, Paris.

 

Ricoeur, P. (1986). Du contexte à l’action, du Seuil, Paris.

 

Riondet, O. (2008). « Paul Ricoeur : le texte, le récit et l’histoire », BBF, T. 53, no 2, Paris.

14 novembre 2023

Le sens oublié

 À force de courir dans tous les sens, on oublie le sens de ce que l"on fait.

13 novembre 2023

Les chroniqueurs

 La tyrannie des chroniqueurs dans les médias nuit à la qualité de l'information.

Tumulte

Nous vivons dans un tumulte incessant. Ce qui nous manque cruellement c'est le silence, afin de pouvoir penser longuement et en profondeur.

Les médias

Si les médias sont importants pour la démocratie, ils sont essentiels lorsqu'ils sont sérieux. Or, les médias sérieux le sont de moins en moins car ils cèdent à la bêtise ambiante.

09 novembre 2023

Deux types de thématisation en recherche qualitative

 En recherche qualitative, l'analyse thématique est très utilisée. 

On peut en distinguer deux grands types :

  • la thématisation en continu (démarche complètement inductive);
  • la thématisation séquenciée (démarche en partie hypothético-déductive).

02 novembre 2023

Visions tronquées

L'humain semble avoir renoncé à se connaître comme un tout au profit de visions partielles et partiales de lui-même.

Impardonnable réduction

 Nous avons réduit la science à la technologie et au management.