Comme
l’herméneutique gadamérienne nous l’apprend, toute compréhension repose sur une
précompréhension ou, si l’on veut, sur une structure d'anticipation qui renvoie
à la tradition dans laquelle vit l'interprète. Cette précompréhension modèle
les préjugés (conçus ici non pas négativement mais comme dimensions inévitables
de notre processus de compréhension du monde) dont nous sommes tous porteurs.
Dans la pensée critique, cette compréhension préalable doit être
systématiquement comprise réflexivement car l’explicitation d'une compréhension
préalable est nécessaire au processus d’interprétation d’un phénomène. La
pensée critique exige et permet tout à la fois à la mise en rapport d’une
précompréhension avec une compréhension plus approfondie. Développer
la pensée critique c’est comprendre que la tradition n'est pas une chose que
nous pouvons mettre de côté (Simard, 2002). C’est réaliser que nous appartenons d'abord
à une tradition historique et c'est à partir de celle-ci que nous abordons les
choses. Par conséquent, nos interprétations ne sont jamais neutres mais
toujours « conditionnées » par la tradition dans laquelle nous vivons. La
tradition est à la fois ce qui limite notre compréhension et ce qui la rend
possible, à la fois ce qui la contraint et ce qui l'ouvre (Grondin, 2006).
La pensée critique est fondamentalement herméneutique. Si
la compréhension est conditionnée par une tradition historique, celle-ci vient
à nous à travers le langage (Gadamer, 1996a; Simard, 2004). Le
langage n'est donc pas un outil neutre, extérieur à l'interprète, mais le
véhicule même des traditions interprétatives. Là encore une formation à la
pensée critique permet de vérifier que nous appartenons au langage de la même
manière que nous appartenons à l'histoire. Le langage – les discours sur un
phénomène – doit être questionné. Dit autrement, qui parle ? Sur quoi prend-t-il la parole ? D’où
parle-t-il ? Quand, comment et pourquoi l’a-t-il fait ? En
ce sens, expérimenter la pensée critique, c’est comprendre que le « travail de l'histoire » à
travers le langage n'est pas entièrement transparent; il dépasse notre
subjectivité, la limite et la rend possible. La pensée
critique doit aussi mettre de l’avant une dimension positive à savoir des
propositions d’action, des alternatives. La compréhension comporte alors une
dimension productive qui se situe entre la création spontanée et la pure et
simple reproduction (Simard, 2002 et 2004). Si la compréhension
s'enracine d'abord dans une tradition interprétative qui la limite et la rend
possible, elle n'est toutefois pas une simple reprise de la tradition (Gadamer, 1996a et 1996b).
Comme
on a pu le comprendre à partir de ce que nous avons déjà dit plus haut, la
compréhension s'enracine dans le présent, dans les intérêts, les questions et
les préoccupations de l'interprète. En ce sens, la compréhension ne peut reproduire
exactement la tradition; elle vouée par nature à produire du changement. Il y a
toujours, ne serait-ce que de manière minimale, variation de la pensée (Grondin, 2003). Toute
compréhension comporte donc une production, à la fois une transformation de soi
et de la tradition. Si
la compréhension s'enracine aussi dans le présent, dans les questions, les
intérêts, les préoccupations et les attentes de sens de l'interprète, en
d'autres termes si l'interprète est constitutif de la vérité herméneutique,
c'est que la compréhension comporte un aspect d'application à soi, une
compréhension de soi (Gadamer, 1996a). Comprendre c'est traduire dans ses propres
termes, en fonction de sa situation. Cette application relève d'une recherche
de sens (Apel, 1994). Nous
ne disposons jamais d’une compréhension achevée du monde (Grondin, 2003 et 2006).
C’est que notre compréhension est toujours provisoire, sujette à révision (Simard, 2002). Comprendre
est un projet sans fin. Cette ouverture de la compréhension possède la
structure logique de la question. Par le questionnement, on s’ouvre à de
nouveaux sens. La compréhension obéit à la dialectique de la question et de la
réponse.
Références
Apel, K.-O. (1994). Éthique
de la discussion. Paris : Cerf.
Gadamer, H.-G. (1996a). Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique.
Paris : Seuil.
Gadamer, H.-G. (1996b). Le problème de la conscience historique. Paris : Seuil.
Grondin, J. (2003). Le tournant herméneutique de la phénoménologie. Paris : PUF.
Grondin, J. (2006). L’herméneutique. Paris : PUF.
Simard, D. (2002). Contributions de
l’herméneutique à la clarification d’une approche culturelle de l’enseignement.
Revue des sciences de l’éducation, 28(1), 63-82.
Simard, D. (2004). Éducation et herméneutique. Contribution à une pédagogie de la culture.
Québec : PUL.
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