L’herméneutique – à tout le moins celle proposée
par Gadamer – nous
apprend que la compréhension d’un phénomène est fonction de notre situation
présente où s’expriment nos intérêts. C’est dire que la
compréhension ne part jamais de rien, car elle se produit sur la base d’une
précompréhension, ce que
Gadamer nomme une
structure d’anticipation. Cette dernière repose sur une tradition de
pensée et cette tradition modèle les préjugés de chacun. Selon le philosophe allemand, en vertu du principe
du « travail de l’histoire », nous appartenons à une tradition
historique, et c’est à partir d’elle que nous abordons le monde. Nos
interprétations ne sont donc pas neutres, mais toujours influencées par la
tradition à laquelle nous appartenons et qui forme la substance de nos
préjugés. En fait, la tradition est à la
fois ce qui limite notre compréhension et ce qui la rend possible. Elle est la
condition de notre compréhension du monde dans le sens où nous ne comprenons
quelque chose qu’à partir d’une précompréhension, laquelle renvoie à notre
inscription dans une histoire. Or, cette histoire n’est pas neutre, elle a un
effet dans le temps qui se fait sentir et qui modèle notre manière de percevoir
et de ressentir. En ce sens, notre histoire (individuelle et collective)
conditionne d’avance ce qui sera un objet digne d’attention. Par exemple, en recherche, certains objets
d’études, certains questionnements, s’imposent comme légitimes, comme particulièrement
pertinents. Une véritable tradition de recherche se construit alors autour de
ces objets et de ces questionnements. Ainsi, pour Gadamer, avant d’être un processus
subjectif, la compréhension est essentiellement une insertion dans une
tradition. L’histoire
et la tradition ne sont toutefois pas des freins à la pensée, elles sont plutôt
des tremplins à partir desquels nous dialoguons avec le monde. La compréhension du monde est fondamentalement
dialogique. Plus précisément, la compréhension et le langage
présentent la structure dialogique de la question et de la réponse. Alors,
comprendre apparaît comme un processus de dépassement d’une compréhension
préalable afin de proposer une nouvelle interprétation d’un phénomène. Ce dépassement
vient s’inscrire lui-même dans la tradition. Se noue alors un dialogue entre la
tradition et soi, dialogue qui, conduit par la raison, mène à l’élaboration de
nouveaux savoirs. Dans un certain sens, c’est de cette façon qu’émergent
de nouveaux phénomènes à investiguer, que se construisent de nouvelles
disciplines de recherche, que se développent des théories inédites et, partant,
que se bâtissent des traditions d’écriture scientifique spécifiques. On l’aura compris, à la suite de Gadamer,
nous ne pouvons adhérer à une vision positiviste de la science, car notre
relation à la culture, à l’histoire, au social est fondamentalement celle d’une
appartenance. Nous sommes exposés à l’histoire; le passé se conserve malgré ses
transformations et nous parle à travers la tradition (qui ne doit pas être
confondue avec la nostalgie d’un monde ancien). Cette tradition doit être
passée au crible de l’analyse critique, car elle englobe aussi les idéologies
parfois aliénantes, comme le disait judicieusement Habermas. Nous pensons le
monde à partir de notre situation, notre vision est donc toujours finie, mais
l’horizon qui est le nôtre se déplace avec nous. Ce qui fut horizon du passé peut rencontrer
l’horizon du présent : ce que Gadamer appelait « fusion des horizons ». En
proposant l’idée de fusion des horizons, Gadamer réfute à la fois
l’objectivisme, qui ne se pense pas comme conscience historiquement ancrée, et
l’idéalisme de type hégélien, qui pense l’histoire comme horizon unique,
l’histoire comme avènement de la Raison. Cette fusion des horizons est possible
du fait que l’individu est conscient d’être exposé aux effets du monde et que
les productions concernant ce monde agissent dans ses actes de compréhension.
La tradition est continuellement comprise à partir de l’horizon du présent,
elle est réinterprétée par rapport à notre situation présente. Pour nommer ce
processus, Gadamer parle d’application. Bien qu’elle agisse sur nous, nous ne subissons pas simplement
la tradition, nous agissons plutôt sur elle et, ce faisant, nous agissons sur
nous (l’application au sens où l’entend Gadamer). De la sorte, si nous ne sommes
jamais de parfaits innovateurs, nous ne sommes pas non plus de simples
suiveurs. En définitive, si la compréhension est conditionnée par une
tradition historique et celle-ci vient à nous à travers une langue, la langue
n’est donc pas un outil neutre, extérieur à l’interprète, mais le vecteur par
lequel passent les traditions interprétatives (et cela se vérifie tout particulièrement dans les approches
qualitatives). Certes nous parlons une
langue, mais on peut dire aussi que celle-ci parle en nous. Dans la langue,
nous retrouvons le patrimoine de connaissances avec lequel nous pouvons
questionner et penser le monde. Le langage détermine à
la fois le processus et l’objet de la compréhension. Il détermine le processus car
comprendre c’est, pour l’essentiel, donner du sens au moyen des mots à notre
disposition. Le langage détermine aussi l’objet de la compréhension car un
objet ne peut être appréhendé qu’en ayant recours au langage. Si on applique ce
qui précède à la recherche qualitative, on comprend que l’écriture de celle-ci
est bien plus qu’une question d’outils. Écrire la recherche – et la
problématique qu’elle implique – c’est adhérer – et donc proposer – une
certaine vision de la science, voire du monde ; c’est aussi,
nécessairement, produire du sens en sachant que celui-ci se construit dans et
par le langage.
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