08 septembre 2011
Désirer, apprendre, enseigner
En s’inspirant de Nietzsche et de Deleuze, Perraton (1987) propose une distinction entre l’apprentissage et l’enseignement, ou le désir d’apprendre et le désir d’enseigner, et l’apprendre et l’enseigner comme désir. Elle déplore du même coup que l’apprendre et l’enseigner comme désir demeurent généralement lettre morte dans le discours éducatif. Régulièrement, selon Perraton, et nous partageons son avis sur ce point, sont confondus en éducation l’apprendre et l’enseigner comme désir et le désir d’apprendre et d’enseigner comme besoin et comme manque, entendu comme « la panoplie des moyens efficaces en vue d’atteindre un but fixé » (Perraton, 1987, p. 119). Mais, toujours selon Perraton, l’apprendre et l’enseigner comme désir et les techniques d’apprentissage et d’enseignement ne sont pas la même chose, leur nature est différente; ils ne doivent donc pas être traités de la même manière.
L’apprendre comme désir, ou l’enseigner comme désir, ce n’est pas « une motivation portée sur l’objet » (Perraton, p. 120). L’apprendre comme désir n’est pas ici synonyme du désir d’apprendre, suivant l’acception la plus largement répandue dans le monde de l’éducation. Le désir d’apprendre, c’est un désir qui se porte sur un objet, et, justement, « sitôt que le désir se porte sur un objet, il manque » (Perraton, p. 120). En ce sens, le désir d’apprendre est l’expression d’un manque. On retrouve ici l’un des trois contresens sur le désir tels que définis par Deleuze, c’est-à-dire le désir mis en rapport avec le manque ou la loi, les deux autres étant la mise en rapport du désir avec une réalité naturelle ou spontanée, ou avec le plaisir (Deleuze et Parnet, 1977, p. 125). Perraton nous rappelle que ce n’est pas de ce type de désir dont Nietzsche et Deleuze nous entretiennent. « Orienté vers un objet, le désir est plutôt un appétit, un besoin, et comme tout besoin, il sera en manque tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas comblé » (Perraton, p. 120).
Évidemment, les techniques d’apprentissage sont bien entendues nécessaires en enseignement; il ne s’agit pas ici de rejeter ce qu’une bonne part de ce travail consiste précisément à mettre en évidence, de négliger toute la place et l’importance des techniques pour enseigner et pour apprendre, l’intérêt réel d’une base de connaissances pour enseigner. Ce que nous voulons simplement souligner, c’est que l’apprendre et l’enseigner placés à la seule enseigne du désir d’apprendre et d’enseigner — qui s’incarnent à travers les techniques d’apprentissage et d’enseignement — ne rendent pas compte de l’apprendre et de l’enseigner comme désir, c’est-à-dire d’une autre dimension essentielle de l’éducation.
Soulignons à nouveau que cet apprendre comme désir ne doit pas être confondu avec la motivation à apprendre qui n’est, au fond, qu’un élan vers un objet. « Il s’agit ici d’autre chose que des états d’âme de l’un ou l’autre des sujets concernés » (Perraton, p. 120). L’apprendre comme désir et l’enseigner comme désir, c’est, en quelque sorte, une rencontre qui n’a donc « rien à voir avec un intérieur ou quelque chose qui serait comme naturel chez toute personne pleine de bonne volonté » (Perraton, p. 121). Et plus loin le même auteur ajoute: « Le désir dont il est question ici ne peut même pas être attribué à quelque nature que ce soit. Ce désir est de l’ordre de l’événement, comme une deuxième puissance de l’apprentissage » (p. 121).
En fait, et pour aller plus loin, l’apprendre et l’enseigner comme désir sont des attributs de l’apprentissage et de l’enseignement. Si l’on suit la pensée de Perraton, qui rappelons-le s’inspire de Deleuze, apprendre et enseigner « ne sont pas des actions menées par des personnes, des sujets » (p. 122). Apprendre et enseigner, l’apprendre et l’enseigner comme désir, ne sont possibles que par des devenirs, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent advenir que si « l’attrait d’un Dehors nous arrache à ce qu’on est, au sujet que nous sommes, à cette forme par laquelle nous sommes représentés » (Perraton, p. 122). L’auteur ajoute : « Apprendre (et nous pourrions dire aussi enseigner) est un infinitif, parce que ce n’est pas un être, mais une manière d’être; c’est un incorporel » (p. 122). Ce qui la conduit à poser la prescription suivante en éducation: « Qu’enseigner produise du mouvement d’apprendre, la classe devenant un lieu de « rencontres » privilégié, où se jouent de multiples et différents « apprendre comme désir » et « d’enseigner comme désir » » (Perraton, p. 123).
En somme, l’apprendre comme désir est une ouverture au sens, à tous les sens, c’est la circulation du sens et du désir, non son arrêt sur un objet. L’apprendre comme désir, c’est aussi la rencontre et non le manque. L’apprendre comme désir, ce n’est pas le désir d’apprendre qu’exprimerait un « Je », mais le fruit d’une rencontre au hasard, une ligne de fuite, un jeu de sens. « L’aventure d’apprendre, le mouvement d’apprendre est un événement non-personnel, sur le terrain du « sens », aux dépens du bon sens et du sens commun, c’est-à-dire avant que n’aient été attribuées toute forme ou fonction déterminantes forts utiles pour se reconnaître mais aucunement intéressantes pour connaître comme désir » (Perraton, p. 126). L’auteur précise encore :
« « apprendre comme désir » ne se planifie pas, ne peut pas se fixer comme but, même si, une fois le hasard ayant propulsé le mouvement d’apprendre à s’engager dans une direction, même si à ce moment, la planification et l’organisation s’avèrent propices et fructueuses. C’est qu’à cette étape, il ne s’agit plus du mouvement d’apprendre, (comme deuxième puissance de la pensée), mais de l’effectuation de l’événement qui a soulevé la pensée dans un mouvement d’apprendre. L’effectuation de l’événement d’apprendre, lui, se planifie et se travaille, mais le mouvement réel, celui de la fulguration de l’événement ne se prévoit pas » (Perraton, p. 126).
Résumons-nous. Sur la base de la thèse de Perraton, elle-même largement inspirée par la pensée deleuzienne, nous avons distingué le désir d’apprendre et d’enseigner, qui procède de la logique du manque, de l’apprendre et de l’enseigner comme désir, qui procèdent de l’événement, de devenirs qui nous arrachent à nous-mêmes. Tout en reconnaissant l’importance et la place qu’occupe le désir d’apprendre et d’enseigner en éducation, nous tenions à mettre en lumière comme une autre dimension fondamentale, première dirions-nous, et qui nous permet de considérer, avant même le désir d’apprendre, avant même l’effectuation du mouvement d’apprendre, avant même la planification, l’organisation et le déploiement des techniques diverses d’enseignement et d’apprentissage, de considérer disions-nous, la fulguration de l’événement qui provoque le mouvement même d’apprendre, d’ouvrir la pensée pédagogique à la possibilité d’un ailleurs et d’un dehors qui la déborde de partout et qui la précède toujours avant même qu’elle ne déploie son attirail.
Suivant l’acception la plus courante, et en ce qui concerne l’enseignant et l’enseignement, le désir d’enseigner portera sur de multiples aspects, savoirs, savoir-faire ou savoir-être. Le désir de l’enseignant est dirigé vers les savoirs et vers les interactions, vers la matière et vers l’élève. Mais toujours, il s’agira de faire naître le désir chez l’élève, de rendre désirables les savoirs et les comportements. Faire naître le désir de l’élève exige la maîtrise d’outils pédagogiques nombreux et complexes dont la recherche en enseignement et le savoir d’action pédagogique rendent compte pour une certaine part. En ce sens, et il est pertinent de le rappeler, l’enseignant a le devoir éthique de connaître les résultats de la recherche en enseignement. Ce devoir se comprend dans l’optique d’un souci d’améliorer son enseignement, de mieux maîtriser ses ruses, de nourrir sa sagesse pratique (phronèsis), bref, de mieux posséder sa culture professionnelle. Faire naître le désir chez l’élève ou rendre désirable, ce peut être, par exemple, travailler sur les comportements inacceptables en classe ou dans les lieux variés de l’espace scolaire, travailler à rendre désirable tel ou tel autre comportement parce qu’il permet, par exemple, de surseoir à la violence et que le dialogue est préférable à la violence, ou encore de travailler au respect du travail de l’autre, au respect de sa parole également pour que la classe puisse exister, se maintenir et devenir un lieu d’apprentissage du vivre commun, de la vie démocratique. Ce peut être aussi le rapport de l’élève aux savoirs, à la place, à la valeur et à la pertinence de ces savoirs dans sa formation, à la construction progressive d’un savoir ou d’une discipline, à ses transformations et à sa place dans la culture. Ce peut être encore par rapport à l’école, à la place et à la pertinence de l’école dans la vie de l’élève. Pourquoi l’école, dans quel but et en quoi peut-elle être intéressante et signifiante dans ma vie, ici et maintenant ? Ce peut être par rapport à tout événement inattendu ou inhabituel dans l’école ou qui surviennent en dehors de l’école mais qui viennent en perturber le cours. Quel est le sens de cet événement pour moi ? Quelle en est l’importance et que dois-je en retenir ? Bref, nous pourrions multiplier les illustrations de ce travail sur le sens et le désir en contexte réel d’enseignement, sur les ruses multiples de l’enseignant pour susciter le désir en rendant l’objet de ce désir signifiant.
RÉFÉRENCES :
Deleuze, G., Parnet, C. (1977). Dialogues. Paris. Flammarion.
Perraton, N. (1987). Prenons soin du sens d'apprendre et les apprentissages prendront soin d'eux-mêmes. Rimouski. Université du Québec à Rimouski (UQAR).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire